2.2.2 Désaccords sur la stratégie.

Du côté de la documentation donc la récolte est assez maigre. Avec celle dont il dispose que faire ? C'est qu'en réalité plusieurs questions se posent. Y a-t-il d'abord matière à polémique dans les Mémoires ? Et quand bien même cela serait, faut-il pour autant répondre à Loisy ? Et dans ce cas, quelle ligne de défense faut-il adopter pour être réellement efficace ?

La réponse à la première question dépend évidemment de la lecture qui est faite des Mémoires de Loisy et donc de l'interprétation qu'on en a. L'abbé H. Bremond estime dans une conversation avec l'abbé Birot que "Loisy n'a rien dit qui ne soit profondément respectueux de Mgr Mignot et tout à son honneur, laissant bien voir, par des textes, la pensée véritable de l'archevêque qui se distingue de la sienne" 104 . De son côté l'abbé Rivière écrit qu'il n'a "encore rien trouvé de <vraiment> compromettant <en soi> pour Mgr Mignot" 105 . Tout autre est l'opinion du P. Lagrange qui estime que Loisy a "immolé à son moi Mgr Duchesne et Mgr Mignot, cet ami incomparable..." 106 .

Mais, paradoxalement, ces différentes lectures conduisent - dans un premier temps du moins - à répondre par la négative à la question de savoir s'il faut répondre à Loisy. Cette réponse identique s'appuie sur des raisons différentes. Trois considérations sont avancées.

Pour les uns, dont le P. Lagrange, Loisy s'est conduit d'une façon si misérable qu'il ne mérite pas un mot de réponse. "L'estime que je tâchais de conserver pour la tenue humaine de Loisy, écrit le P. Lagrange, sombre dans le dégoût de cette dissimulation, de cette vilainie [...]. Si l'opinion publique juge comme moi, il n'y a qu'à laisser ce pauvre homme se disqualifier..." 107 , et il ajoute qu'en ce qui le concerne "Il (lui) en coûterait beaucoup d'opposer à ces trois mastodontes, un juste volume" 108 .

D'autres pensent que le moment n'est pas opportun. C'est le cas en particulier du chanoine Augustin Fabre dont nous avons vu combien il avait été sollicité par l'abbé de Lacger. Après avoir laissé entrevoir qu'il apporterait "un peu plus tard (sa) contribution" 109 , l'abbé Fabre se dérobe. Il s'excuse de n'avoir encore entrepris aucune recherche dans les manuscrits de Mgr Mignot à cause de son état de santé 110 et finit par annoncer qu'il ne communiquera aucun document. C'est que décidément un constat et un scrupule l'arrêtent. Le constat c'est que le nom de Mgr Mignot reste tabou dans les milieux ecclésiastiques : "J'attendais les signes des temps et de la Providence. Je dois vous dire, comme à M. Rivière que je ne les crois pas du tout favorables à la sortie de mes papiers. Ni le milieu de l'Institut catholique ni celui de l'épiscopat ne sont encourageants, loin de là" 111 . Le scrupule naît de ce qu'il n'est pas certain que l'archevêque aurait approuvé une telle publication : "Je ne puis oublier les réserves qui me sont imposées par la volonté du très cher Prélat et que je ne voudrais pas qu'il put se plaindre d'un abus de confiance" 112 .

Enfin un troisième groupe est réticent parce qu'une réponse maladroite risquerait d'irriter Loisy 113 . Or il n'est pas certain qu'il ait livré tous les documents en sa possession. Il a peut-être conservé des papiers bien plus compromettants encore que ceux qu'il a déjà divulgués. Même si cette hypothèse est peu vraisemblable 114 , c'est un risque qu'il ne faut pas négliger. C'est pourquoi il importe de tenir compte du conseil de l'abbé Bremond qui "juge que si nous publions quelque chose [...], il ne faut rien dire qui ne soit absolument objectif et puisse blesser Loisy. Il est assez aigri et susceptible sans cela" 115 . C'est pourquoi l'unanimité règne pour conseiller la prudence.

Tous ses correspondants demandent à l'abbé de Lacger de prendre son temps. D'abord parce que rien ne presse "car peu de gens liront ces mastodontes" écrit B. de Solages. Ensuite parce que la difficulté de la tâche n'est pas mince. L'abbé Rivière appelle son attention sur la situation "rendue plus délicate en raison des imbéciles et des pharisiens". Enfin parce que la moindre des choses est de prendre connaissance du texte de Loisy. "De toute façon, il faudra que vous potassiez ces trois volumes" lui conseille l'abbé Rivière. Même avis de la part de B. de Solages : "Il est indispensable que vous les lisiez avant de rédiger votre réponse" 116 . L'abbé Birot enfin, dans le compte rendu de sa conversation avec H. Bremond, écrit : "Bref, Bremond juge que si nous publions quelque chose à ce sujet, il ne faudrait pas le faire sans avoir lu les Mémoires, pour ne pas faire un coup fourré" 117 .

Notes
104.

Lettre de Birot à de Lacger, juin 1931, ADA, 1D 5-13.

105.

Lettre à de Lacger, 28 mai 1931, ADA, 1D 5-13. C'est Rivière qui souligne "compromettant". Les mots entre crochets ont été rajoutés.

106.

Lettre à B. de Solages, citée par ce dernier dans une lettre à l'abbé Birot, 27 mai 1931, ADA, 1 D 5-13

107.

Opinion voisine chez J. Rivière qui estime que ce genre de publication fait "surtout du tort à leurs auteurs".

108.

Id. On sait que le P. Lagrange finit par surmonter ses réticences car écrit-il "la cause profonde du modernisme subsiste encore : un certain mécontentement de l'insuffisance des travaux catholiques, qui n'abordent pas certaines difficultés", lettre citée par B. Montagnes, Le Père Lagrange, Paris, Cerf, 1995, p. 197. Sa réponse aux Mémoires de Loisy : M. Loisy et le modernisme (1932) ne fait aucune allusion à Mgr Mignot. Dans sa lettre à l'abbé de Lacger d'août 1932 il explique qu'il pouvait passer sous silence Mgr Mignot car, contrairement à Duchesne, il "n'a rien fait pour l'éclosion du système loisyste que de le favoriser", ADA, 1D 5-13.

109.

Lettre à de Lacger, 24 juin 1931, ADA, 1D 5-13.

110.

Lettre à de Lacger, 21 août 1931, ADA, 1D 5-13.

111.

Lettre à de Lacger, 26 déc. 1931, ADA, 1D 5-24.

112.

Ibid.

113.

"M. Loisy est toujours là qui vous lira sans nul doute et risque d'intervenir avec son équité coutumière. Vous ne sauriez donc faire trop attention à l'exactitude des faits et à la nuance des expressions." Lettre de l'abbé Rivière à l'abbé de Lacger le 12 juin 1931.

114.

A de Lacger qui lui fait part de ses craintes, l'abbé Rivière répond : "Je doute, au demeurant, étant donné l'usage qu'il (Loisy) a fait de ses "documents" qu'il en ait d'autres entre les mains. Ces volumes me paraissent être son suprême plaidoyer et comme son testament." (Lettre du 26 juin 1931).

115.

Lettre de Birot à de Lacger, juin 1931, ADA, 1D 5-13.

116.

Lettre à de Lacger, 22 juin 1931, ADA, 1D 5-13.

117.

Lettre à de Lacger, juin 1931, ADA, 1D 5-13.