2.3.2 Le Maître d'une génération ?

En même temps que cet article, l'abbé de Lacger rédigeait une notice pour le Dictionnaire de théologie catholique 134 et une biographie qui parut dans la collection "Les Maîtres d'une génération" 135 .

L'article du D.T.C. entend mettre un point final au débat sur l'éventuel hétérodoxie de Mgr Mignot qu'il renvoie aux "injurieux soupçons des intégristes". Il insiste donc sur le fait que sa préoccupation dominante était apologétique et qu'en disciple de Newman il a voulu principalement "réaliser l'accord de la raison et de la foi, telles qu'elles se manifestent aujourd'hui". C'est à ce titre qu'il s'est intéressé à la question biblique pour réfuter la thèse selon laquelle la non historicité de certaines parties de l'Ancien Testament voire du Nouveau remettait en cause la vérité de la révélation. Pour lui, comme pour saint Augustin "nous ne croyons pas à l'Église parce que nous croyons à la Bible, mais nous croyons à la Bible parce que nous croyons à l'Église". Dans le domaine de l'exégèse, il rejoignait "le P. Lagrange, le P. Genocchi 136 , le P. Fleming 137 , tous trois membres distingués de la Commission biblique".

La biographie écrite dans le cadre de la collection "Les Maîtres d'une génération" semble avoir été une commande de l'éditeur 138 . C'est du moins la version que l'abbé de Lacger a présentée à certains de ses correspondants 139 . Comme pour l'article de réponse à Loisy, il s'entoure de conseils. Les réponses du P. Lagrange et celle de Mgr Baudrillart sont conservées. Le premier concède que "Mgr Mignot ferait assurément une grande figure dans une collection sur "les Maîtres d'une génération, car il a fait un très grand bien comme évêque, comme docteur". Mais il estime que l'archevêque "avait un esprit extrêmement superficiel, et qu'il a seulement compris, mais cela nettement et obstinément, qu'il fallait laisser libres les personnes compétentes. Loisy était par excellence le savant compétent, il fallait le laisser tout dire, profiter de ce qu'il dirait de bon, discuter en paix" 140 . Ce jugement où perce un certain dépit s'explique sans doute par le fait que le P. Lagrange a été froissé par l'apparente désinvolture avec laquelle il avait été traité par le prélat lors de leur unique rencontre en novembre 1902. Mgr Mignot alors préoccupé par la question des Congrégations attendait Mgr Lacroix et il avait envoyé le dominicain visiter sa cathédrale sous la conduite du chanoine Birot. Le P. Lagrange n'était pas venu à Albi pour visiter Sainte-Cécile fusse en compagnie du vicaire général. Il n'a guère apprécié d'avoir fait le voyage sans pouvoir aborder avec Mgr Mignot les questions qui lui tenaient à cœur et qu'il allait exposer dans ses conférences de Toulouse sur la méthode historico-critique 141 .

Le second en revanche se montre particulièrement sévère :

‘A mon humble avis, Mgr Mignot ne peut-être rangé parmi "les Maîtres d'une génération". Maître, il a eu la velléité de l'être et il ne le fut jamais. [...] Très rarement j'ai vu Mgr Mignot et il m'a chaque fois déçu : son esprit ne me paraissait ni juste, ni précis ; des aspirations, mais confuses. [...] Si vous dites toute la vérité ce ne sera pas très flatteur pour ce respectable évêque et, si vous ne la dites pas, vous induirez en erreur des gens qui verront un guide en qui vraiment ne saurait l'être 142 . ’

L'abbé de Lacger passe outre et le livre qu'il publie n'est dans le fond qu'une simple reprise étoffée de la brochure de 1918. Il est cependant intéressant, car il est introduit par une préface de l'abbé Birot, l'un des hommes les plus proches intellectuellement de Mgr Mignot, qui y développe le thème du précurseur incompris.

L'abbé Birot explique que s'il a fallu attendre si longtemps une biographie de Mgr Mignot, c'est qu'au lendemain de sa mort il "faisait figure de vaincu". Toutes les causes pour lesquelles il avait pris partie, avaient été, sur le moment, "résolues dans un sens contraire à celui qu'il indiquait". C'est qu'il fallait "lui donner le temps d'avoir raison. Quinze ans ont passé sur sa tombe, et déjà quel changement ! [...] L'état présent des choses montre clairement que les idées et les événements ont évolué dans le sens de ses directives". En sorte que l'ensemble de ses écrits constitue l'enseignement "le mieux adapté à ce difficile tournant de la pensée catholique qui forme la transition entre le traditionalisme un peu languissant du XIXe et le renouveau brillant et hardi dû à la prise de contact des sciences sacrées et des sciences contemporaines" 143 .

Si Mgr Mignot a été ce précurseur incompris, si le temps seul permet de séparer le bon grain de l'ivraie, on comprend facilement qu'il ait pu lui-même se méprendre sur "l'interprétation des premiers écrits et des tendances de M. Loisy" à une époque où "rien n'avait encore trahi les pensées secrètes de l'auteur". Outre qu'il ne fut pas le seul, la faute en revient à l'exégète qui a laissé ses amis dans l'équivoque sans apercevoir la gravité de son attitude à l'égard de ceux "qui le soutenaient et se portaient garants d'une orthodoxie qui n'existait plus". L'abbé Birot ne reprend donc pas à son compte l'opinion de Bremond et adopte pour cette préface la thèse de la duperie. Il maintient néanmoins qu'il pouvait y avoir une lecture orthodoxe de L'Évangile et l'Église, celle de Mgr Mignot et la sienne propre 144 . Il serait en effet totalement absurde de "croire que l'archevêque d'Albi ait en rien participé aux erreurs de fond du modernisme", car "une simple incidente, une déclaration de deux lignes" 145 de la part de Loisy aurait suffi à rassurer les esprits et à dissiper toute équivoque. Il lui aurait suffi de proclamer "la foi qu'il avait comme chrétien et comme prêtre". Il était parfaitement possible d 'admettre les conclusions du petit livre rouge si l'on voulait bien n'y voir qu'une discussion purement historique dans laquelle l'auteur, par parti pris méthodologique, s'était refusé à introduire une affirmation théologique.

Notes
134.

T. X, col. 1743-1751.

135.

L. de Lacger, Mgr Mignot, Paris, Bloud et Gay, coll. "Les Maîtres d'une génération", 1933, XVI-154 p.

136.

Giovanni GENOCCHI (1860-1926), religieux italien de la Congrégation du Sacré-Cœur d'Issoudun, il occupa différents postes diplomatiques en Orient et fut missionnaire en Nouvelle-Guinée avant d'être provincial de sa congrégation en Italie en même temps que professeur d'exégèse à l'Apollinaire. Accusé de modernisme, il abandonna son enseignement pour se consacrer à nouveau à la mission.

137.

David FLEMING (1851-1915), franciscain irlandais ordonné prêtre en 1875, premier provincial de l'ordre en Grande Bretagne, consulteur du Saint-Office en 1897.

138.

Cette collection avait déjà accueilli entre autres les biographies de Fonsegrive par Paul Archambault, celle de Léon Ollé-Laprune par Maurice Blondel annonçait celle de Duchesne, de Imbart de la Tour, de Lemire etc. Elle voulait rendre hommage "à des hommes récemment disparus et qui ont occupé une place importante dans le catholicisme contemporain".

139.

"Je n'oserais vous conseiller d'accepter un tel sujet" lui écrit en effet Mgr Baubrillart. (Lettre du 16 août 1932).

140.

Lettre du 11 août 1932.

141.

Sur ces conférences, voir B. Montagnes, Le Père Lagrange, Paris, Cerf, 1995, pp. 96-102.

142.

Lettre du 16 août 1932.

143.

L. de Lacger, Op. cité, pp. X-XI.

144.

Voir à ce propos sa correspondance avec l'abbé Frémont in Poulat, Histoire…, pp. 416-447 et infra p. 338.

145.

L. de Lacger, Op. cit., p. XIV.