2.4 De la mémoire à l'histoire ou l'enjeu d'un tabou.

L'abbé Bremond n'est pas le seul à mettre en doute cette explication canonique de l'attitude de Mgr Mignot. L'abbé Amann par exemple marque très nettement sa réticence dans le compte rendu qu'il fait du livre de l'abbé Rivière : "Dirai-je que je n'aime pas beaucoup le mot de 'dupe' que prononce à cette occasion M. Rivière ? Pas davantage celui de 'victime'" 146 . Mais ces voix restent isolées. Il faut attendre le début des années 60 et la thèse d'E. Poulat pour que le rôle de Mgr Mignot cesse d'être un enjeu de mémoire pour devenir un objet d'histoire et qu'il soit possible de comprendre les réticences de ceux que ne se satisfaisait pas l'alternative dupe ou complice.

Dans la partie de sa thèse intitulée "Les principes et la critique" 147 E. Poulat confronte la réaction de trois ecclésiastiques à la publication de l'Évangile et l'Église ainsi que leurs discussions sur l'interprétation qu'il convient d'en avoir. D'un côté l'abbé Frémont, de l'autre Mgr Mignot et son vicaire général l'abbé Birot. Bien que proches ils sont divisés sur les conséquences théologiques du livre de Loisy. L'enjeu de leurs débats porte sur la question de "savoir comment discerner les exigences de la vérité et interpréter aujourd'hui l'immuable doctrine" 148 . Faut-il s'appuyer sur les principes (Frémont) ou faire droit à la critique (Birot et plus encore Mignot) ?

E. Poulat accepte comme point de départ de sa réflexion sur l'attitude de Mgr Mignot l'alternative induite par le débat des années 30 : "Ou bien Mgr Mignot a pleinement compris le livre condamné, et en ce cas il a sinon partagé, du moins couvert les hérésies ; ou bien son orthodoxie ne peut être suspectée, et il reste qu'il s'est laissé abuser. Dupe ou complice on ne voit pas de milieu" 149 .

Dès lors, bien qu'il estime que la question ainsi posée "risque bien d'être insoluble", l'essentiel des pages qu'il consacre à l'archevêque d'Albi vise à savoir si celui-ci a pu ne pas comprendre le petit livre rouge. Analysant les ouvrages publiés 150 de l'archevêque, éclairés en contre point par sa correspondance avec le baron von Hügel, la seule complètement disponible au moment où il travaillait, E. Poulat conclut que Mgr Mignot "était sans doute le mieux placé pour comprendre le petit livre, dont on retrouve chez lui toutes les grandes thèses comme les morceaux dispersés d'un obus éclaté" 151 . Mais s'il a compris le petit livre, il faut sortir de l'alternative "dupe ou complice". Pour ce faire E. Poulat inverse la problématique et pose comme étant le vrai problème ce que les défenseurs de la mémoire de Mgr Mignot présentaient comme la solution. Pour eux, le fait que Mgr Mignot soit demeuré dans la stricte orthodoxie est la preuve évidente qu'il s'était laissé duper. Or ce qu'il faut expliquer c'est sa capacité à faire coexister son attachement à l'orthodoxie et sa proximité avec les thèses de Loisy. C'est bien là en effet le problème majeur de ceux qui refusaient d'accepter la thèse de l'abbé Rivière ou de Lacger. Mais ceux-ci - quand ils ne l'occultaient pas - ne pouvaient l'aborder que de façon privée ou sous le couvert de l'anonymat.

Ce sujet a vraisemblablement été au centre d'une discussion entre l'abbé de Lacger et le cardinal de Cabrières lorsque celui-ci est venu à Albi prononcer l'oraison funèbre de l'archevêque. L'évêque de Montpellier écrit en effet quelques jours plus tard au premier :

‘J'ai beaucoup pensé à notre conversation, et j'y reviens pour vous dire que, en réalité, et d'après le vieil axiome : Ecclesia non judicat de internis. Mais c'est à nous, à nous juger nous-même et à ne pas vouloir qu'il y ait contradiction interne entre ce que nous nous donnons la liberté de croire et ce que nous devons croire en réalité. Ex : le Pape parlant ex cathedra est infaillible. Nous devons professer cette doctrine. Pouvons-nous intérieurement ne pas l'accepter nous bornant à ne rien dire ou écrire contre ? Je crois que non. Nous devons être nos propres "inquisiteurs" contre les opinions que nous savons être réprouvées par l'Église 152 .’

Que Mgr Mignot ait eu peut-être quelque difficulté à concilier orthodoxie objective et orthodoxie subjective, le doute ne datait pas d'hier. L'abbé Philippot, prêtre du diocèse de Soissons qui avait trouvé dans la lecture de Sabatier la justification de la nécessité d'une réforme évangélique du catholicisme, avait été excommunié en 1897 après avoir lu en chaire une confession de foi appelant à un catholicisme rajeuni. Dans cette profession de foi il avait expliqué à ses paroissiens que ceux qui restaient orthodoxes se divisaient en réalité en deux classes : "les naïfs qui s'imaginent de Dieu a donné un blanc-seing à l'Église et qu'il a signé d'avance tout ce que le pape pourra enseigner ; les malins, qui savent à quoi s'en tenir, qui souscrivent publiquement à toutes les formules dogmatiques, mais qui, en secret, les entendent autrement que l'Église" 153 . Et il laissait entendre que, compte tenu de la manière dont il s'était exprimé à propos du livre de Sabatier, Mgr Mignot appartenait au second groupe. Non plus dupe ou complice, mais naïf ou avisé.

C'est à sortir de cette double contradiction que s'emploie l'abbé Bremond sous le couvert du pseudonyme Sylvain Leblanc, dans Un clerc qui n'a pas trahi. En grande partie destiné à donner une lecture positive des Mémoires de Loisy et à répondre au livre de l'abbé Rivière, Bremond est amené à s'interroger sur la notion d'orthodoxie. Pour lui, ce qui caractérise l'attitude de ceux que l'on a accusé d'être modernistes ce n'est pas de s'être révoltés "contre les tabous de l'orthodoxie", mais de s'être conduits "comme si l'orthodoxie n'était pas tabou" 154 .

Distinction essentielle, mais dont Bremond a conscience qu'elle introduit une difficulté majeure. D'une part en effet la notion d'orthodoxie est admise comme "un postulat théologique" par les modernistes et même s'ils refusent "au moins in petto", certaines décisions du magistère ecclésiastique, ils s'interdisent "de mettre en question le droit que l'Église s'attribue et exerce d'imposer à l'intelligence des fidèles une vérité quelconque" 155 , mais d'autre part ils ont tenté de résoudre les contradictions qu'ils percevaient entre la foi traditionnelle, à laquelle ils restaient attachés, et les interrogations nouvelles qu'adressaient au catholicisme leurs contemporains en introduisant une distinction - qui n'avait qu'un lointain rapport avec la théorie de la thèse et de l'hypothèse développée naguère par Mgr Dupanloup - "entre l'essentiel et l'accessoire de la doctrine traditionnelle". Or cette distinction est en soi contraire à une orthodoxie rigoureuse. Si Loisy en est venu "très logiquement, à critiquer la notion même d'orthodoxie et à la trouver, non seulement insoutenable,, mais encore vide de sens" 156 , la question reste entière de savoir comment les modernistes qui sont restés dans l'Église "ont pu s'y prendre pour abandonner et condamner du jour au lendemain, sur un ordre de Pie X, les conclusions que leur avait imposées leur propre travail critique" 157 .

Bremond suggère une solution dans la définition qu'il donne du modernisme. Pour lui la conciliation entre la science et la foi est une question "endémique parmi les vrais chrétiens,, mais à l'état inconscient". La tentative moderniste n'a été "que l'acceptation délibérée de cette situation fausse". De tout temps il y a eu compromis. "La nouveauté présente est qu'on le reconnaît, qu'on le maxime, qu'on tâche de le justifier rationnellement comme compromis, et qu'on rêve de faire accepter cette justification par l'Église" 158 .

Être à soi-même son propre inquisiteur comme le souhaite Mgr de Cabrières ou accepter une justification rationnelle du compromis comme le suggère Bremond ? Deux réponses à une même question, celle du degré d'autonomie de la conscience croyante par rapport à l'autorité de la doctrine officielle de l'Église. Laquelle était réellement celle que, pour son propre compte, avait adopté Mgr Mignot ?

C'est la difficile et insoluble question qu'il a posée à ses contemporains. Certes, ces clercs n'ignorent pas qu'entre la religion des simples fidèles et celle des intellectuels, qu'entre celle de ceux-ci et celle des théologiens existent plus que des nuances, mais de là à admettre ce que cela signifie, à savoir l'existence d'une distance acceptée entre l'orthodoxie proclamée et la croyance vécue, il y a un pas qu'ils ne peuvent franchir, surtout en ce qui concerne un évêque.

C'est pourquoi au début des années 30 on juge de tous côtés qu'une biographie de Mgr Mignot est impossible à écrire. Tous ceux qui s'expriment à ce sujet invoquent une seule et même raison : la vérité est impossible à dire, mais il ne s'agit pas de la même vérité.

Pour les uns - Mgr Baudrillart et dans une certaine mesure le P. Lagrange - la vérité c'est que Mgr Mignot n'a pas eu l'envergure intellectuelle qu'on s'est plu à lui attribuer et qu'il n'a donc pas mesuré le danger que représentaient les thèses de Loisy. Dire la vérité serait bien désobligeant pour la mémoire d'un évêque qui a voulu jouer un rôle au-dessus de ses possibilités.

Pour les autres - l'abbé Birot, l'abbé Bremond - la vérité est d'une certaine façon plus terrible et le silence plus nécessaire encore. Car pour eux, la vérité est que Mgr Mignot a eu raison contre Rome. Le premier justifie ainsi le fait qu'il ait renoncé à écrire une biographie de l'archevêque :

‘Je n'ai pas entrepris ce travail pour mon compte, parce que je suis las. Et surtout, parce que je ne crois pas possible de dire la vérité. Mgr Mignot n'est intéressant que par les points qui le différencient des autres prélats et par ceux sur lesquels il ne se trouvait point d'accord avec Rome. On ne peut montrer la... clairvoyance de sa pensée qu'en lui donnant raison. Et on ne peut lui donner raison qu'en expliquant en quoi les autres eurent tort, et comment sont camouflées et artificielles toutes les opinions d'État-Major officiellement reçues [...] Il a toujours échoué, tout en soutenant le meilleur parti 159 .’

En 1920 l'abbé Birot ne peut que se réfugier dans le silence. Nous avons vu qu'en 1930, il résout la difficulté en introduisant la notion de précurseur. Cette explication téléologique qui vise surtout les questions de politique ecclésiastique vaut ce qu'elle vaut. Elle ne nous est pas d'un grand secours pour comprendre la spécificité de l'attitude de Mgr Mignot par rapport à la question de la limite réciproque de l'autorité dans l'Église et de la liberté de la conscience face à celle-ci.

Notes
146.

"Chronique d'histoire de la théologie contemporaine", Revue des sciences religieuses, octobre 1930, p. 684.

147.

E. Poulat, Histoire,..., pp. 448-484 et pp. 502-508.

148.

Id., p. 446.

149.

Id., pp. 451-452.

150.

Lettres sur les Études ecclésiastiques et L'Église et la critique.

151.

Id., p. 482.

152.

Lettre du 23 mai 1918, ADA, 1D 5-13.

153.

Cité in A. Bourrier, Ceux qui s'en vont, 1895-1904, Paris, Librairie Fischbacher, p. 28.

154.

Un clerc..., pp. 16-17.

155.

Id., p. 82.

156.

Id., p. 41.

157.

Id., p. 86.

158.

Id., p. 17.

159.

Lettre à l'abbé Naudet, janvier 1920 in "La correspondance de Mgr Mignot et de l'abbé Birot avec l'abbé Paul Naudet", BLE, 1973, p. 211.