Deuxième Chapitre :
Héritage familial et capital acquis

Nul vivant n'est un,
Toujours il est pluriel.
Goethe, Gott und Welt.
Certaines vies s'inventent par hasard
et se poursuivent par ruptures.
Roger-Pol Droit.

Les premières années de Mgr Mignot nous sont principalement connues grâce à des souvenirs 160 écrits au soir de sa vie et qu'il projetait de réunir sous le titre Cogitavi dies antiquos : Je réfléchis aux jours d'autrefois (Ps 77, 6) ainsi que grâce à des notes anciennes retranscrites à partir de juin 1915 dans son Journal dont les feuillets ont été rassemblés dans de grands registres qui portent différents titres : Molitg 161 , Varia, Mélanges.

On sait que l'autobiographie procède d'une reconstruction plus ou moins consciente dans laquelle la part du souvenir et celle du travail de l'oubli se combinent subtilement en sorte que la fidélité de la mémoire est toujours relative au projet qui préside à l'anamnèse. Comme le rappelle Arlette Farge : "La mémoire… est un théâtre personnel et se fabrique à travers des reconstitutions intimes ou mythiques qui peuvent gêner l'historien" 162 . C'est que contrairement à ce dernier qui cherche aux événements des causes assurées, la mémoire se souvient plutôt de l'ambiance du moment que de la date exacte. Ce qu'elle fait connaître c'est le retentissement de l'événement plus que l'événement lui-même. La cohérence du discours qu'elle engendre ne naît pas d'une construction rationnelle, mais de l'affleurement à la conscience des menus événements où se mélangent sentiments intimes, accidents singuliers et cours de l'histoire.

Or, précisément, Mgr Mignot est amené à convoquer ses souvenirs sous la contrainte d'un événement extérieur - la guerre - en sorte qu'un perpétuel va et vient s'établit entre le récit de son histoire et sa réflexion sur les événements de l'Histoire.

Le vieil homme commence en effet à écrire ses souvenirs le 17 septembre 1914. La déclaration de guerre l'avait surpris à Laon où il venait d'arriver pour ses vacances durant lesquelles il s'installait dans une petite maison qu'il avait acheté à proximité de l'Hôtel-Dieu dont il avait été jadis l'aumônier. Sans même pouvoir aller à Brancourt, son village natal, ni revoir ses amis - à l'exception de l'abbé Chédaille, son vieux compagnon -, il avait dû immédiatement rebrousser chemin et rentrer - non sans mal - à Albi. Le voici désormais sans nouvelles de sa famille, de ses amis : "Rien, rien ! Je suis plus éloigné de mon pays que si j'étais à New York, à Pékin, à Yokohama" 163 . La guerre qui ravage les régions auxquelles le rattachent ses souvenirs d'enfance, le bouleverse à un double titre. D'une part il prend conscience que malgré les années, il est resté charnellement attaché à son pays : "Je croyais brisés à jamais les liens qui m'attachaient à ma terre natale, et voila qu'ils n'étaient que distendus et non rompus" écrit-il à une de ses dirigées 164 . Et il est d'autre part confronté une ultime fois à un terrible "pourquoi". Comment discerner la volonté de Dieu dans cette "horrible boucherie" dans cette "épouvantable guerre, dont celles de Napoléon n'approchent pas !" 165 ? Faut-il malgré tout garder espoir et penser que c'est "un monde nouveau... dont l'enfantement prochain se prépare au milieu de tant de douleur" 166 ?

La date anniversaire de sa naissance, le 20 septembre, déclenche le processus d'écriture autobiographique :

‘C'est aujourd'hui que j'achève mes 73 ans 167 ... Le temps passe comme une ombre. La vie est un songe. Y a-t-il plus de deux jours que je jouais avec mes camarades sur la place de Brancourt, autour de l'Église, dans les bois qui n'étaient pas encore défrichés à cette époque ? Tout se tient dans les années écoulées, c'est un tableau sans perspective où tout paraît être sur le même plan. [...] Je revois ces premières années comme si elles étaient d'hier" 168 .’

Des trois fonctions de la mémoire familiale identifiée par Anne Muxel 169 celle de reviviscence, qui permet de retrouver "l'immédiateté du passé sans la médiation introduite par la durée" 170 envahit sa conscience dans une tentative désespérée pour abolir la coupure instaurée par le temps afin de rendre supportable celle imposée de l'espace : "Le vieillard - qu'on a de peine à se dire et à se croire vieillard - donne la main à l'enfant" 171 .

La mémoire n'a-t-elle pas l'étonnant pouvoir de rendre présent le temps perdu :

‘Ne suffit-il pas du moindre incident, écrit-il dans son Journal, pour ressusciter tout un monde de souvenirs qui sommeillait on ne sait où à l'état inconscient et qu'on pouvait croire effacer. On se retrouve par hasard dans un sentier tracé à travers champs et tout aussitôt la mémoire se peuple de fantômes. Il y a soixante et plus je passai par là, je vis telle scène, telle personnage fauchant son blé ou séchant ses foins. Je revois mes parents ou amis à l'ouvrage. Tous sont morts depuis longtemps et jamais depuis cette lointaine époque ces souvenirs ne s'étaient présentés à mon esprit. Cependant je revois ces morts, je les entends, je reconnais le timbre de leur voix, je vois distinctement leurs traits et je les reproduirais de mémoire si je savais dessiner 172 . ’

Ce sentiment de permanence au delà de l'écoulement du temps témoigne d'une très fine attention aux états de la conscience et permet à l'archevêque d'affronter l'angoissante question de sa fidélité à son engagement de jeunesse tant est fort le sentiment de n'avoir pas réalisé le but de sa vie : "J'ai tout effleuré sans avoir rien approfondi : je n'ai été constant que dans mon inconstance" 173 .

Toutefois, si l'émotion est au point de départ, ce n'est pas elle qui organise le récit. Aussitôt la mémoire réflexive qui procède à l'inventaire des dettes et des manques s'impose au narrateur. C'est qu'il s'agit en effet de retrouver la cohérence d'une trajectoire et, par delà les changements, un certain nombre d'éléments de permanence 174 . C'est en fait à un examen de conscience que se livre ce prêtre et il est significatif que les premières personnes citées sont les curés successifs de Brancourt, depuis celui qui l'a baptisé jusqu'à celui qui lui a donné ses premiers rudiments de latin et de grec. Il s'agit pour lui de faire l'histoire de sa formation morale et intellectuelle et d'essayer de prendre la mesure de sa réponse aux mirabilia Dei à son égard comme s'il voulait conjurer le jugement de la postérité : "Ceux qui ne m'auront pas connu seront les plus hardis dans leurs jugements ; je passerai pour un penseur téméraire, suspect, dangereux, capable de faire perdre la foi" 175 . Ce retour sur le passé lui semble d'autant plus important qu'il a l'intime conviction d'y trouver l'explication ultime de ce qu'il est : "Notre vie intellectuelle et morale est tellement pétrie, façonnée par nos premières années qu'il semble que nous ne vivions pas d'autres choses […] Voilà pourquoi nous gardons si fidèlement le souvenir de ceux qui ont exercé une influence sur nos âmes" 176 .

Il s'appuie pour cela, du moins en partie, sur des notes prises bien longtemps auparavant et qu'il intègre à son récit. Il évoque par exemple à un moment donné "le dogme de l'infaillibilité défini il y a douze ans" 177 ce qui permet de dater le texte du début des années 1880, contemporain des événements qu'il relate. De même il évoque la remarque que lui aurait fait un bollandiste à qui il exposait ses idées : "Elles ne seront vraies dans le public que dans vingt ans" et il ajoute en note : "Bien plus de vingt ans se sont passés depuis cette époque" 178 . Ailleurs, évoquant les progrès du protestantisme libéral, il rajoute en note : "Inutile de faire remarquer que ces réflexions ont été écrites il y a bien longtemps" 179 .

Cette évocation du passé s'inscrit cependant dans une sorte d'indifférence : "Les choses n'ont presque plus d'intérêt pour moi et j'aime autant voir mes livres fermés qu'ouverts ; les questions qui me passionnaient autrefois, me laissent froid" 180 . Cela n'empêche pas Mgr Mignot de manifester ici ou là une certaine nostalgie en prenant la mesure qui le sépare du temps de son enfance qu'il a tendance à idéaliser 181 . Ainsi à propos des opinions politiques, il se demande si "à cette date déjà lointaine, l'esprit général n'était pas meilleur qu'il ne l'est aujourd'hui" et à propos de la piété "si les temps anciens n'étaient pas meilleurs" 182 . Mais ces regrets nous permettent de mesurer un certain nombre d'évolutions, dans le domaine religieux principalement, et de mieux situer l'observateur attentif qu'est Mgr Mignot.

Deux autres sources permettent, dans une certaine mesure, de contrôler le récit de Mgr Mignot. D'une part les Notes et Souvenirs rédigés à la demande de l'abbé de Lacger par l'abbé Berriot 183 . Celui-ci, d'une dizaine d'années plus jeune que Mgr Mignot, avait fait sa connaissance en 1865 au petit séminaire de Notre-Dame de Liesse où le jeune prêtre fut son professeur et son confesseur. Il lui resta très attaché et de son côté Mgr Mignot semble avoir eu une grande confiance dans son ancien élève. Il s'agit certes d'une relation qui entend montrer que la vie du prélat est toute entière dominée par "un grand esprit de paix", mais l'abbé Berriot fait preuve de bon sens et d'esprit critique, refusant dans son récit d'enjoliver le personnage par une apologie simpliste. A Mgr Lacroix qui lui demande comment le jeune Mignot avait pris dès l'enfance le goût de la Bible il répond : "C'est là une pieuse légende à laquelle je ne crois pas. L'Écriture sainte l'a intéressé à l'école comme elle nous a intéressé tous. Mgr Mignot n'a pas besoin d'échasses 184 !"

D'autre part,à partir de l'entrée à Saint-Sulpice nous disposons des cahiers de cours de l'abbé Mignot. Ceux-ci présentent généralement deux colonnes par page : l'une réservée aux notes de cours (en latin), l'autre aux commentaires et remarques du séminariste (en français). L'usage de ces annotations pose naturellement un problème, celui de la date à laquelle elles ont été rédigées. Dans la mesure où l'abbé Mignot a conservé ces cahiers, il n'est pas impossible qu'il les ait relus et annotés après son séminaire. Cela me semble peu vraisemblable pour les cahiers à deux colonnes dans la mesure où cette mise en page vise justement à permettre les annotations immédiates, généralement développées. En revanche il convient d'être plus prudent sur les brèves remarques marginales qui datent plus vraisemblablement - surtout quand elles concernent des questions sur lesquelles il retravaille - de l'époque où le jeune prêtre relit ses cours après sa sortie du séminaire. Ces notes sont capitales pour saisir les questions que se posait l'abbé Mignot telles qu'il se les posait dans les années 1860 et non telles qu'il les reformule dans les années 1910.

Notes
160.

En partie publiés dans le Bulletin des anciens élèves de Saint-Sulpice par l'abbé de Lacger : n° 82 et 83 (août et novembre 1920) , n° 84 (février 1921) et n° 129 (mai 1932). Nous les citons d'après les registres autographes conservés à Albi.

161.

Du nom de la station thermales des Pyrénées-Orientales où il commença à retranscrire ces notes durant sa convalescence. A ce propos, disons tout de suite qu'il n'existe pas à proprement parler de Journal de Mgr Mignot mais des fragments conservés sous différentes formes (agenda, cahiers d'écoliers, grandes feuilles reliées a posteriori) avec d'importantes discontinuités chronologiques. Par commodité nous citerons cependant sous le nom "Journal" ces différentes sources.

162.

A. Farge, Des lieux pour l'histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 90.

163.

Premier Registre, f° 26, ADA, 1 D 5-23. (Désormais 1 er Reg.)

164.

Lettre du 10 septembre 1917 à Mlle De Coninck, ADA, 1 D 5-15.

165.

Lettre à l'abbé Naudet, 28 août 1914, BLE, 1973, p. 112.

166.

1er Reg., f° 15.

167.

Mgr Mignot entre en fait dans sa soixante-treizième année. L'erreur s'explique peut-être par le fait que Mgr Mignot se donne l'âge qu'il a au moment où il recopie (octobre 1915) des notes qui datent de l'année précédente.

168.

1er Reg., f° 27.

169.

Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, Paris, Nathan, coll. "Essai & Recherches", 1995, 230 p.

170.

Anne Muxel, Op. cit., p.25

171.

1er Reg., f° 27.

172.

Molitg, juin 1915, f° 134, ADA., 1D 5 21. Mgr Mignot note que ce qui est vrai des sensations physiques l'est aussi des impressions intellectuelles : "Ainsi, en ce qui me concerne, j'avais oublié le texte des Élévations, et voilà qu'en ouvrant le livre, je reconnais chaque phrase, chaque idée de l'auteur… A mesure que j'avance dans ma lecture s'ouvre en même temps dans mon esprit le compartiment des choses oubliées, et où se trouvent comme imprimés sur un rouleau de phonographe les mots à la cadence majestueuse, les pensées profondes, les aperçus saisissants de l'écrivain. Comme tout cela est étrange et fait rêver !", id.

173.

1er Reg., f° 152 quater.

174.

"Mémoire de raison plutôt que mémoire du cœur, on se souvient pour récapituler, pour rassembler l'ensemble des signes de sa vie passée, signifiants et signifiés, pour les trier, les départager, opérer des choix, faire des arbitrages et trouver dans le passé une façon de comprendre et d'interpréter sa vie présente", Anne Muxel, Op. cit., p. 30.

175.

1er Reg., f° 145.

176.

Étude sur l'histoire et la religion d'Israël, 1905, f° 136, ADA, 1 D 5-04.

177.

1 er Reg., f° 264.

178.

1 er Reg., f° 296.

179.

1 er Reg., f° 159.

180.

1 er Reg., f° 162. Il poursuit : "Le cœur est en moi la seule chose qui ne vieillisse pas, il n'oublie rien du passé…, rien des bienfaits reçus, rien des sympathies dont il a été l'objet, rien des témoignages d'affection qui lui ont été prodigués et qui l'ont aidé à supporter les injustices qu'il pardonne mais qu'il ne parvient pas à oublier".

181.

"Qui de nous ne s'imagine avoir été heureux à l'aurore de la vie et ne faisons nous pas de notre enfance une sorte de paradis dont nous voudrions n'être pas sorti !", Ecclesia discens, "Progrès de la connaissance de l'antiquité de l'homme", ADA 1 D 5 11-02.

182.

1 er Reg., f° 30, 33.

183.

ADA, 1 D 5-15. Toutes les citations impliquant l'abbé Berriot sont extraites de ce document non paginé.

184.

BN, Fonds Lacroix, Naf 24 404, f°539. Et à la question de savoir si son application au travail et ses succès faisait présager sa futur carrière, l'abbé Berriot répond par l'histoire d'un vieux curé qui ne cessait de répéter qu'il avait fait ses études à Saint-Sulpice "ou's qu'on fait les évêques et les saints" et à qui un confrère excédé finit par répliquer : "Comme vous n'avez plus maintenant la chance de devenir évêque, il ne vous reste plus que la ressource de travailler à devenir un saint". "Cela pour dire, conclut l'abbé Berriot, que M. Mignot est rentré dans le diocèse avec la réputation d'avoir fait sa théologie à Saint-Sulpice, un point c'est tout".