1.1.1 Autour d'un prénom

L'enfant né le 20 septembre n'est baptisé que le 4 octobre suivant. C'est un délai un peu long et encore inhabituel pour l'époque. Dans une note sur le baptême datant de 1868, l'abbé Mignot rappelle que "des théologiens modernes vont jusqu'à dire que des parents se rendent coupables de péché mortel lorsqu'ils différent le baptême jusqu'au quinzième jour après la naissance" 188 . Et, même s'il le fait sur le ton de l'humour, Mgr Mignot éprouvera encore en 1915 le besoin de justifier ce long délai auprès de l'une de ses dirigées : "Je suis confus d'être resté longtemps 'enfant de colère, esclave du démon'. Pour des raisons de fête, de parrain, de famille, je n'ai été baptisé que le 4 octobre. Voilez-vous la face !" 189

État civil et extrait de baptême ne concordent pas sur l'ordre des prénoms. Eudoxe Edouard Irénée pour le premier, Edouard Irénée Eudoxe pour le second. Le prêtre signe "Eudoxe Mignot" puis, après la consécration épiscopale, il adopte le prénom double "Eudoxe Irénée". Ces variations sur trois prénoms ne sont pas qu'anecdotiques et l'on ne peut s'en désintéresser complètement. D'abord parce que le choix du prénom d'Eudoxe a intrigué les contemporains et qu'ils ont cru devoir en rechercher et en donner une explication. Ensuite parce que l'usage que Mgr Mignot fait de ses prénoms peut se lire comme la manifestation de sa lecture providentielle des héritages qu'il a dû assumer.

Pour Edouard et Irénée, aucun mystère : Edouard est le prénom du parrain, et Irénée est l'un de ceux portés par son père. Que ce dernier prénom se soit peu à peu chargé d'une signification religieuse et ait pu être interprété comme un signe providentiel de sa vocation, la manière dont l'archevêque évoque la retraite qui a précédé son ordination l'indique bien. L'abbé Mignot a été ordonné à Arras par Mgr Parisis 190 . La veille, le vieil évêque avait tenu à rencontrer les ordinands et à leur dire quelques mots : "Je l'écoutais, raconte Mgr Mignot, comme dans sa jeunesse, saint Irénée devait écouter les représentants de la tradition, les Papias, les Ignace, les Polycarpe, qui avaient vu les derniers survivants de l'âge apostolique. Nous étions fiers d'être aussi les derniers fils spirituels de ce grand lutteur" 191 .

Reste celui d'Eudoxe. Il a longtemps excité la curiosité. La seule chose de certaine est qu'il fut choisi par son père. A partir de là les explications divergent. Le chanoine de Lacger 192 prétend que ce choix est dû à un hasard de calendrier : saint Eudoxe est inscrit au martyrologe du 20 septembre. Or si le martyrologe romain connaît bien deux Eudoxe, il en fixe la mémoire, pour l'un, au 14 septembre et pour l'autre, au 20 novembre.

L'abbé Berriot donne une explication plus complexe. D'après lui ce nom d'Eudoxe aurait été choisi par le père de l'enfant, car il avait lu Réponse aux Lettres provinciales ou les Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe 193 . Ce livre, épave de "la spoliation des bibliothèques monastiques (qui) avait dispersé partout n'importe quel ouvrage", était arrivé par hasard en possession de l'instituteur. Que l'abbé Berriot ait inventé ce joli récit étiologique ou qu'il le tienne en tout ou partie de l'abbé Mignot, que ce dernier, à son tour, l'ait reçu ou élaboré, importe peu finalement. Dans l'un et l'autre cas, le prénom qu'il porte enfant - son prénom - auquel il adjoint plus tard celui qui lui vient de son père - et qui est celui d'un grand docteur de l'Église - est un signe de la Providence. Mgr Mignot y a lu ou l'abbé Berriot a pu penser qu'on pouvait légitimement y lire une partie de sa vocation intellectuelle.

Dans les Entretiens en effet, Eudoxe tient le rôle de l'honnête homme qui entend examiner sans partis pris ni préjugés les affirmations de Pascal de qui il se sent proche. Il ne s'en laisse pas compter et exige des preuves claires pour se ranger du côté des jésuites. "Vous vous rendez à la vérité, lui dit l'un des protagonistes du dialogue, mais c'est après qu'elle vous a forcé par son évidence. Je ne vous ai pas trouvé trop disposé à me croire sur ma parole. Mais au fond vous avez raison, et c'est ainsi qu'il se faut conduire dans la recherche de la vérité" 194 . L'adoption pour sa signature d'évêque du double prénom Eudoxe Irénée et l'adoption comme devise de la formule "In Veritate et in Pace" qui en est une traduction directe, procèdent d'un choix délibéré résultant de la double identification au modèle intellectuel du personnage des Entretiens et au modèle épiscopal du docteur de l'Eglise 195 . A la fin de sa vie, l'archevêque d'Albi mesurera l'ambition, l'inachèvement et sans doute aussi la vanité de ce programme. Répondant à une de ses dirigées qui l'interroge sur le sens de sa devise il écrit :

‘Je vais vous dire simplement que, si je n'avais pas de respect humain […] je changerai de devise et mettrais à la place : In fide et in pace. La paix de l'âme et de l'intelligence par la foi ! […] Si le silence des espaces infinis effrayait Pascal, le silence de l'Absolu m'épouvante. […] Nous ne savons de Dieu que ce qu'il a voulu nous apprendre lui-même ; d'où la nécessité de retomber dans le domaine de la foi : d'où l'In fide et in pace ; in pace per fidem 196 . ’

Notes
188.

Dissertation sur le développement de la doctrine chrétienne, f° 24, ADA, 1 D 5-04.

189.

Lettre à Mlle De Coninck, ADA, 1 D 5-15.

190.

Mgr Pierre-Louis PARISIS (1795-1866) était évêque depuis 1834. Nommé d'abord à Langres, il avait été transféré à Arras en 1851. Prélat ultramontain, autoritaire et rigoriste c'était un polémiste redoutable.

191.

1 er Reg., f° 56.

192.

Mgr Mignot, p. 2.

193.

Le titre exact en est : Réponse aux lettres provinciales de L. de Montalte, ou entretiens de Cléandre et d'Eudoxe, Cologne, P. Marteau, 1696, 406 p. L'auteur en est le Père G. Daniel, jésuite. Le livre fut réimprimé dans le tome 2 des Documents historiques, critiques, apologétiques concernant la Compagnie de Jésus, Paris, 1830.

194.

Réponse..., Op. cit., p. 143.

195.

A cette interprétation il faudrait peut-être ajouter une interprétation mettant en jeu la place symbolique de la famille paternelle étrangement absente des souvenirs de Mgr Mignot. Le prénom "éliminé" venait du côté Delacourt.

196.

Lettre à Mlle de Coninck, 31 octobre 1915, ADA, 1 D 5-15.