1.1.2 Les parents

Le père d'Eudoxe était un horsain. Né à Brissay-Choigny à une quinzaine de kilomètres au sud de Saint-Quentin où son propre père était linier, François Mignot s'était installé à Brancourt pour y exercer le métier d'instituteur. Veuf, il s'y était remarié. Est-ce l'éloignement, pourtant modeste ? est-ce la différence d'aisance entre les familles 197 ? toujours est-il que la famille paternelle n'est pas une seule fois évoquée dans les Souvenirs 198 . Il faut donc croire qu'elle n'a joué aucun rôle auprès du jeune Mignot. Son parrain lui-même est du côté Delacourt, c'est un cousin germain de sa mère.

De son père Mgr Mignot trace le portrait d'un de ces instituteurs d'antan dont la vie n'avait pas grand chose à voir avec celle des instituteurs de la République. "Plein de foi, de zèle pour la gloire de Dieu, ne connaissant que le chemin de l'école et de l'église" 199 , fidèle auxiliaire du curé et entièrement dévoué à sa tâche, austère dans son comportement à un point tel que Mgr Mignot a gardé en mémoire, tant cela l'a étonné, l'unique fois où, un lundi de fête, cédant à la demande d'un membre de la famille, son père est allé au café jouer aux cartes. Cette figure de père inflexible sur le devoir et qui ne manque pas de punir son fils avec la même sévérité qu'il avait pour les autres écoliers 200 , se présente comme le modèle jamais atteint. Immédiatement après ce portrait, évoquant sa scolarité, l'archevêque se définit précisément comme n'ayant pas été "appliqué à ce qui était le devoir proprement dit" 201 et il se fait le reproche d'avoir gardé ce "défaut" trop longtemps. Mais s'il n'ose pas s'identifier totalement à ce modèle idéalisé resté hors de portée, il en a hérité ou adopté certains comportements : un flegme apparent, une certaine timidité et cet abord réservé qui a déconcerté plus d'une fois ses proches. "Je tiens de mon père, dit-il un jour à l'abbé Berriot, je suis si froid".

L'influence de son père est sans doute plus importante que les deux modestes paragraphes des Souvenirs ne pourraient le laisser supposer. Au-delà des traits de caractère c'est toute une conception de l'éducation dont il s'estime largement redevable à l'égard de son père.

Ayant à définir l'éducation, il indique qu'à un premier niveau il s'agit "d'une influence exercée par l'instituteur sur l'âme du disciple, influence qui la rend plus apte à recevoir les idées d'autrui et par suite à modifier ses vues et ses propres tendances". Mais qu'à un second niveau il faut y voir "le meilleur moyen de développer la nature intime de l'enfant par des influences et des communications appropriées à cette nature, comme une sorte de nourriture intérieure aussi nécessaire au développement moral de l'individu que la nourriture corporelle l'est à son développement physique" 202 . L'éducation comporte une part nécessaire de dirigisme, mais sa finalité est d'aider l'enfant à développer toutes ses potentialités. Tout laisse penser que Mgr Mignot crédite son père d'avoir été pour lui ce pédagogue averti. Cherchant une métaphore pour évoquer la manière d'agir de Dieu il écrit en 1916 : "De même qu'un maître intelligent proportionne et gradue ses leçons tout en laissant à l'écolier une sage initiative, Dieu n'ôte pas de notre chemin toutes les pierres qui peuvent nous blesser, il ne numérote pas tous les sentiers où nous pouvons passer" 203 .

En tout état de cause, une confidence faite à Loisy au moment où celui-ci perd son père révèle toute la place qu'occupait le sien dans sa vie : "Je prends une part bien vive à votre filiale douleur et j'y compatis d'autant mieux que pareille épreuve m'est arrivée, il y a de longues années déjà et que je ne m'habitue pas encore à trouver ma maison à moitié vide" 204 .

Autant il est bref sur son père, autant les souvenirs se pressent quand il parle de sa mère. C'est que, comme nous l'avons dit, Mgr Mignot se penche sur l'histoire de sa réponse au don de la foi : "C'est à ma mère surtout que je dois ma constitution chrétienne" 205 écrit-il quand il commence l'évocation de celle-ci. Marie-Madeleine Delacourt deuxième enfant d'une famille nombreuse de tisseurs et de marchands relativement aisés de Brancourt, était également veuve d'un premier mariage. Si au XIXe siècle l'emprise des mères sur les fils est en principe limitée, le fait que la petite enfance soit leur affaire joue en sens inverse un rôle déterminant. En sorte qu'il est assez naturel que les trois traits retenus par Mgr Mignot pour caractériser sa mère : une foi profonde ; une piété "bien entendue" par quoi il faut entendre qu'elle ne s'écartait pas des normes en usage et que par exemple "suivant l'usage de ce temps, elle ne communiait guère qu'aux principales fêtes de l'année" ; enfin une bonté remarquable, correspondent assez bien aux trois pôles autour desquelles s'est élaboré son modèle de croyant et que ses contemporains ont retrouvé en lui.

Sa mère veille à sa première instruction religieuse. Dès qu'il sait parler, elle lui apprend à prier. "Chaque soir, quand j'étais couché, elle me faisait réciter la simple et petite prière : "Mon Dieu je vous donne mon cœur, prenez-le s'il vous plaît afin qu'aucune créature ne puisse le prendre ni le posséder que vous seul". Ou bien elle m'endormait au chant de quelque cantique, par exemple : 'O Marie, O reine de cieux, sur vos enfants jetez les yeux...'" 206 .

Mgr Mignot estime qu'il puise dans cette foi simple et confiante acquise dès l'enfance sa capacité à faire face aux difficultés intellectuelles qu'il a rencontrées. En avril 1910, il dira à l'abbé Alfaric venu lui annoncer qu'il a perdu la foi et qu'il quitte l'Église : "J'ai été élevé par une mère très pieuse qui m'a formé à son image. La piété prime, pour moi, l'intelligence" 207 . Faut-il pour autant accorder à sa mère un rôle déterminant dans sa vocation sacerdotale ? et faire de Mme Mignot un exemple "de ces mères chrétiennes, responsables de la vocation de leur fils" 208 ? Je n'en suis pas entièrement convaincu.

D'abord parce qu'on ne trouve pas trace dans les souvenirs de Mgr Mignot de ce lieu commun de la littérature ecclésiastique. Contrairement à la plupart des prêtres qui écrivent leurs souvenirs et qui accordent à leur mère un rôle capital dans l'éveil de leur vocation, Mgr Mignot estime que l'éducation religieuse qu'il a reçue de sa mère n'a rien d'extraordinaire. C'est pour lui un modèle de ce que devrait être toute éducation religieuse : "Qui de nous ne se rappelle avec une intensité saisissante les impressions de son enfance... les premières prières qu'il a balbutiées, les premiers baisers à son petit crucifix, les cantiques naïfs... dont les airs se modulent encore au bout de soixante ans" 209 . C'est l'expérience fondatrice qu'évoquent de leur côté les convertis de Frédéric Gugelot : "L'homme qui, dans son enfance, sut prier, ne l'oubliera jamais. […] Vienne la grande douleur, la profonde détresse […] comme il se rappellera tout de suite l'heure si lointaine où, agenouillé dans son berceau, il sentait, près de sa joue, la chaleur du visage de sa mère qui lui enseignait le Pater et l'Ave" 210 écrit François Coppée, l'exact contemporain de Mgr Mignot.

Ensuite parce que cette pieuse femme qui se faisait une haute idée de la mission des prêtres et attendait que leur conduite dans la vie quotidienne reflète leur caractère sacré "n'aimait pas beaucoup les curés (qu')elle trouvait trop bruyants dans leurs réunions, trop dissipés, trop joueurs de cartes, un peu bavards, un peu mondains, un peu fumeurs, un peu sans gêne..." 211 . Elle refusera d'ailleurs de s'installer chez son fils devenu curé pour ne pas avoir à supporter ses confrères dont le comportement ne manquerait pas de la choquer. Le soin que jeune ecclésiastique, l'abbé Mignot mettra à se distinguer de ses collègues n'est sans doute pas étranger à cette exigence que vieil archevêque il juge rétrospectivement bien excessive.

Cependant deux traits méritent d'être soulignés qui manifestent la proximité des manières de réagir de la mère et du fils. Mgr Mignot indique que sa mère se scandalisait des situations qui semblaient manifester qu'on utilisait dans l'Église "deux poids et deux mesures". Il cite en exemple la situation du roi d'Italie qui bien qu'excommunié, disposait d'un aumônier et d'un chapelain. "Elle n'était pas seule, conclut-il, à ne pas comprendre la combinazione !" Manière discrète de dire qu'il ne la comprenait pas non plus. Et Mgr Mignot déplorera toujours ce qui lui apparaîtra comme la manifestation d'une inégalité de traitement. D'autre part la foi profonde dont Mgr Mignot crédite sa mère n'allait pas sans interrogations. Il le découvre quand, jeune prêtre, les questions de sa mère le mettent parfois dans l'embarras : "Mais si on enseigne ceci, pourquoi fait-on cela ?" - "Maman les choses s'expliquent comme cela" - "Tiens, mais pourtant..." et l'abbé Mignot de conclure à l'adresse de l'abbé Berriot qui rapporte le fait : "Pensez donc, ces bonnes gens qui se mettent aussi à faire de la critique !" Cette remarque est intéressante à un double titre. Elle révèle que l'abbé Mignot a conscience de la distance culturelle qui désormais le sépare de ses parents et qu'il trouve dans les questions de sa mère une sorte d'autorisation pour ne pas éluder ses propres interrogations.

Notes
197.

Qui se fera encore sentir dans le testament de Mgr Mignot qui lègue davantage à ses cousins Delacourt qu'à ses cousins Mignot.

198.

L'abbé Berriot indique seulement que le nom de Mignot "était ancien dans la région". Il cite comme portant ce nom la fondatrice d'une école de Frères à Soissons au milieu du XVIIIe siècle et un bénédictin archidiacre à Laon au début du XIXe siècle, sans prétendre pour autant qu'il s'agit de parents éloignés de l'archevêque.

199.

1er Reg., f° 28.

200.

Mgr Mignot évoque comment il tenta - en vain - d'échapper à une punition fastidieuse : conjuguer le verbe créer à tous les temps. Dans la crainte des erreurs possibles, il s'était contenté de la troisième personne du singulier et avait essayé de faire admettre à son père que ce verbe était intransitif puisque seul Dieu pouvait en être le sujet...

201.

Ibid., f° 28. Le mot est souligné par Mgr Mignot.

202.

"Du progrès en Jésus-Christ", APC, 7 janvier 1907, p. 357.

203.

4ème Registre, f° 231, ADA, 1 D 5-21.

204.

Lettre du 29 mai 1895, BN, Fonds Loisy, Naf 16 695, f° 71-72.

205.

1er Reg., f° 33.

206.

1er Reg., f° 33.

207.

P. Alfaric, De la foi à la raison, p. 234.

208.

J. O. Boudon, L'épiscopat français à l'époque concordataire, 1802-1905, Paris, Cerf, 1996, p. 65.

209.

Mandement de carême, Dieu unique but de la vie, 1911, pp. 15-16. Il écrivait dans son mandement de 1891 : "Si l'enfant n'apprend pas sur les genoux de sa mère à faire le signe de la Croix, à prononcer avec amour l'adorable nom de Jésus, à baiser pieusement le Crucifix..."

210.

François Coppée, La Bonne Souffrance, cité par F. Gugelot, La conversion des intellectuels au catholicisme en France, 1885-1935, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 117.

211.

1er Reg., f° 34.