1.1.3 La parentèle

Autour de ce noyau père-mère-fils assez caractéristique du rêve d'éducation à domicile de "bien des familles... qui redoutent le contact vulgaire et pervers" 212 , un premier cercle, constitué par la famille maternelle, joue un rôle important dans la formation du jeune Mignot.

Les grands-parents insèrent l'enfant dans une mémoire qui donne au temps une réalité palpable. Ils sont d'abord les témoins d'une autre manière de vivre la foi.

De sa grand-mère Delacourt, Mgr Mignot prétend qu'elle avait "une foi réelle, mais relative". C'est d'elle qu'il dit 213 avoir appris les vers fameux de Voltaire qu'elle aimait rappeler souvent :

‘Pour ma part plus j'y pense et moins je puis songer
Que cette horloge marche et n'a point d'horloger.’

Mais elle ne sentait pas la nécessité d'une pratique régulière. Et Mgr Mignot en voit l'explication dans le fait que, née durant la Révolution (en 1790), elle avait été "élevée à une époque où le culte était tout juste toléré ou nouvellement rétabli, dans un milieu imprégné d'idées fausses" 214 .

Elle veillait cependant à ce que ses filles assistassent à la messe et aux différents exercices de piété alors pratiqués, avant que ne se développent ces nouveautés que sont les "exercices quotidiens du mois de Marie et la dévotion au Sacré-Cœur dont on entendait alors à peine parler" et qui ne semblent pas avoir été acceptées facilement dans sa famille comme en témoigne le fait qu'il prétende avoir eu quand il était jeune des tendances puritaines sinon jansénisantes : "J'étais porté à regarder les processions et même les pèlerinages comme des superstitions légèrement encombrantes" 215 .

C'est son grand-père, Louis Delacourt, qui l'amène à la messe, le gardant près de lui avant qu'il ne soit enfant de chœur. Cet homme "brusque, peu aimable" avait hérité de son père qui "savait par cœur tout le graduel et l'antiphonaire" le goût du chant ecclésiastique. Il le transmet à son petit-fils qui se rappelle avoir chanté pour la première fois l'épître à cinq ans et avoir appris "dans son gros livre d'office du diocèse de Noyon auquel nous appartenions avant la Révolution, les proses et les hymnes que l'on abandonna en 1852 pour prendre le chant romain... Ce fut regrettable" 216 . L'intérêt de l'anecdote est dans la remarque finale. Certes, on peut l'interpréter comme l'un des cas où affleure la nostalgie dont nous avons parlé. Mais le regret qui affecte l'époque où existait une certaine diversité liturgique, d'un signe positif exprime l'agacement devant une évolution qui est perçue comme la négation d'une expérience profondément vécue : pour ne pas suivre le bréviaire romain on ne se sentait pas moins catholique pour autant et on l'était réellement. Ce que confirme d'ailleurs les rapports des missionnaires de Soissons qui classent le doyenné de Bohain parmi les quelques doyennés de l'Aisne où l'on compte les rares paroisses vraiment fidèles du département 217 .

Il est donc important de ne pas oublier que c'est dans un catholicisme d'avant le développement des dévotions nouvelles et d'avant l'adoption systématique de la liturgie romaine que le jeune Mignot a été élevé. Il témoigne de ce gallicanisme qui ressentait l'uniformisation de la piété et de la liturgie comme un abandon regrettable, voire dommageable pour l'Église, de vénérables coutumes locales. Le chanoine Aubert y voit le signe de la résistance "d'hommes attachés aux usages du passé où le particularisme avait dominé, plutôt que tournés vers l'avenir" 218 . Cette remarque historiquement datée est fondée sur un schéma interprétatif quelque peu téléologique. Le triomphe de la position ultramontaine à la fin du XIXe siècle permet de ranger a posteriori ceux qui s'y étaient opposés dans le camp des passéistes attardés. Or on voit bien que pour Mgr Mignot, dont les impressions d'enfant n'ont pu qu'être renforcées par le semi-gallicanisme qu'il a connu plus tard à Saint-Sulpice, l'attachement aux anciens usages ecclésiastiques de l'Église de France et l'agacement qu'il manifeste à l'égard de l'adoption des pratiques italiennes doivent s'interpréter tout autrement. L'attachement aux usages du passé n'est pas chez lui la manifestation d'une quelconque résistance au changement, mais celle de la conviction profonde que le souci de l'unité ne doit ni nécessairement ni fatalement conduire à l'uniformité.

Nous venons d'évoquer la tradition gallicane. C'est elle qu'on retrouve dans les sentiments de réserve que le grand-père, pour d'autres raisons que sa fille, éprouve à l'égard des curés. Il est un témoin de cet "anticléricalisme de l'intérieur" qui n'a cependant rien à voir avec une quelconque indifférence religieuse. Il fait partie de ce premier type d'anticléricalisme dégagé par René Rémond, qui "songe si peu à contester les valeurs éthiques consacrées que c'est au nom de la morale qu'il porte condamnation des clercs" 219 . Le grand-père Delacourt reprochait en effet aux prêtres la distance qui existait entre leurs discours et leurs pratiques. Il répétait souvent à son petit-fils : "Ils sont assis sur la chaire de Moïse ; faites ce qu'ils disent et ne faites pas ce qu'ils font". Cette phrase dont Mgr Mignot se souvient "de l'impression qu'elles produisirent sur (ses) huit ans" 220 et dont le sens l'intriguait, amenait l'enfant à se demander "si les prêtres étaient des hypocrites comme les pharisiens". Mgr Mignot ignore les raisons exactes de ces réserves envers le clergé. Il évoque "les scandales" dont son grand-père aurait été témoin durant la Révolution. Quoi qu'il en soit Mgr Mignot comprend cette phrase que son grand-père "avait tort de prononcer devant un enfant", sinon comme une affirmation de liberté individuelle, du moins, comme une revendication certaine d'indépendance vis-à-vis du clergé, en quoi il voit la manifestation évidente des "tendances protestantes" de son grand-père. Et c'est à l'influence de cette tendance qu'il attribue le "tour d'esprit rationaliste dont (il) ne (peut) se défaire" 221 .

Le grand-père assure également la transmission du souvenir des grands événements historiques du demi-siècle particulièrement agité qui vient de s'écouler, tels qu'ils sont conservés dans la mémoire familiale. Outre les refrains de la Révolution que cet amateur de chants apprend à son petit-fils, deux récits occupent les veillées que le jeune Mignot passe auprès du conteur qu'il écoute avec "un intérêt passionné", pendant qu'une de ses tantes prépare "des gaufres exquises arrosées de bière ou de cidre" : celui de la grande turbulence qu'a été la Révolution et celui des diverses invasions que le pays a subies.

De la première, la famille garde le souvenir d'avoir fait partie du camp des modérés qui subissait "les dénonciations, les menaces, la peur qu'inspirait une toute petite minorité d'audacieux" 222 . Plus encore d'avoir eu le courage de le manifester. Le bisaïeul s'est en effet risqué à déclarer un jour au cabaret, "qu'il y en a avait assez de toutes les exécutions capitales que l'on faisait au nom de la liberté et de la fraternité". Il fut immédiatement rappelé à l'ordre par un des villageois présents "dont j'ai oublié le nom" précise Mgr Mignot, ce qui veut dire qu'il l'a su et donc qu'on n'avait pas oublié dans la famille le quidam qui avait demandé à l'arrière-grand-père "de se taire sous peine d'être signalé comme mauvais citoyen au comité de Saint-Quentin dont la justice était expéditive".

Il y avait eu toutefois dans la famille une tête brûlée dont on ne parlait qu'avec réticence et dont on ne fréquentait pas la descendance bien qu'elle s'employât à réparer l'impiété de l'ancêtre. Celui-ci, Jacques dit Jacques Carrier, avait fait partie des exaltés qui, durant la Terreur, avaient saccagé l'église de Brancourt. Il était d'ailleurs mort accidentellement, écrasé sous un éboulis de craie en chargeant sa voiture dans la marnière, en quoi tout le village avait vu le juste châtiment de Dieu.

En tout état de cause, la Révolution reste dans le souvenir familial un traumatisme dont on en redoute l'éventuel retour. Quand le jeune homme apprend à sa grand-mère qu'il allait rentrer au séminaire, elle essaye de l'en détourner en évoquant la déchristianisation terroriste : "Tu n'as pas peur ? Tu ne sais donc pas ce qui est arrivé autrefois ? Les prêtres ont été emprisonnés, exilés, guillotinés" 223 . Politiquement la famille reste du côté du parti de l'ordre comme le confirme le journal qu'on y lit : "Les journaux étaient rares et ils coûtaient cher. Aussi se réunissait-on à plusieurs pour recevoir un journal de Paris : c'était pour nous le Constitutionnel" 224 . Ce journal, de tendance conservatrice, mais libérale, propriété du Dr Véron depuis 1844, avait pris parti pour le Prince Louis-Napoléon Bonaparte en 1849 et il était devenu un des organes officieux de l'Empire. Favorable à l'Église dont il vantait volontiers l'œuvre bienfaisante au point de vue moral et social, sa tradition voltairienne le mit en accord avec la réaction anticléricale du régime impérial à partir du milieu des années 1850 et il défendit alors l'idée d'une limitation de l'influence du clergé. En 1858, il s'engagea par exemple au côté du gouvernement pour la défense de la liberté de culte et du droit inaliénable des familles, dans l'affaire Mortara 225 . Le choix de ce journal confirme donc le fait que le jeune Mignot grandit dans une famille qui n'adhère pas à une défense inconditionnelle de l'Église et qui reste vraisemblablement assez réservée face au développement de l'ultramontanisme.

Si, au temps de sa jeunesse, les passions révolutionnaires sont apaisées, les clivages sociaux et politiques du village n'en sont pas moins perçus comme des ferments potentiels de révolte. Mgr Mignot pense que le calme politique de Brancourt n'était qu'apparent. Les descendants "des plus enragés révolutionnaires" étaient certes de braves gens, mais "quelques-uns uns auraient été capables de recommencer les horreurs de la Révolution en chantant la Carmagnole !" 226

Les événements militaires sont l'autre traumatisme vivant dans la mémoire de la famille. Certes, ils ne laissent pas derrière eux que des traces de destructions : un autrichien arrivé avec les armées des coalisés lors de la campagne de 1815, a épousé une fille du village et a fait souche à Brancourt. Mais l'épouvante est chaque fois nouvelle. Les cachettes et les refuges sont bien connus dans les souterrains des carrières ou dans les bois qui "n'étaient pas encore défrichés du côté de Beaurevoir, Bohain et Busigny jusqu'à Guise et les Ardennes". Jeune vicaire à Saint-Quentin l'abbé Mignot connaîtra à son tour l'épreuve et l'humiliation de l'invasion en 1870. Elles enracinent en lui le patriotisme des frontières que les récits de son grand-père avaient fait naître. En 1907 il dit de Mgr Enard :

‘Il aimait la France comme un enfant aime sa mère. De cet amour il avait fait l'apprentissage depuis longtemps, car lui, dans sa Lorraine, et moi, dans ma Picardie, nous avions commencé à l'aimer dans les larmes 227 .’

La mère de Mgr Mignot avait quatre frères et trois sœurs. A l'exclusion de l'aîné mort à 20 ans, l'enfant a bien connus ses oncles et ses tantes, surtout ces dernières qui vivaient encore chez les grands-parents. Des trois, sa marraine Joséphine donne un deuxième exemple - après la grand-mère - de négligence de la pratique religieuse. Mariée à un fermier, uniquement préoccupée de la bonne marche de la ferme, elle ne sortait pratiquement jamais de chez elle. On ne la voyait "par extraordinaire" qu'une fois par an. En revanche les deux autres tantes, Lucine et Renée apparaissent à Mgr Mignot comme de saintes filles qu'il regardait comme "d'autres mamans". C'est qu'il était l'aîné des neveux et à ce titre particulièrement gâté par elles. Mgr Mignot estime retrouver dans son comportement des traces de leur influence. De Renée, la préférée qui mettait son point d'honneur à ce que son neveu soit le mieux habillé des enfants de chœur, il retient qu'il est possible de "décocher un trait qui sans faire de graves blessures, pénètre avant dans les chairs" 228 ; de Lucine, la grondeuse, qu'il convient de faire preuve de souplesse entre l'énoncé des conseils évangéliques et leur application. Le jeune séminariste en vacances à Brancourt lui lit un jour le sermon qu'il venait d'écrire sur l'aumône. "Cela est bon à dire en chaire, mais on ne peut être obligé à faire tout ce que tu dis là dedans", opine sa tante. "Comme tous les jeunes gens sans expérience, j'avais un peu forcé la note et c'est elle qui avait raison" conclut le prélat.

De ses trois oncles, c'est surtout le cadet, Léon, que le jeune Mignot fréquente régulièrement. Les aînés avaient quitté le village, l'un, Jules, pour Saint-Quentin où il tenait une maison de blanc ; l'autre, Charles pour St Denis de l'Ile Bourbon où il était représentant de commerce. Renouvelant à la génération suivante l'audace politique de l'oncle Jacques, il "avait donné dans les idées avancées de 1848" et ses amis étaient fort mal vus dans cette famille conservatrice. Le dernier, Léon, avait fait l'école normale et était donc instituteur. Son prestige était presque égal à celui du père. Pendant les vacances qu'il passait au pays natal, Léon emmenait son neveu découvrir la campagne. "C'est avec lui que j'eus les relations les plus suivies" dit Mgr Mignot. Or cet oncle, bien que chrétien pratiquant, n'en était pas moins "curieux et raisonneur" et "il lui fallait lutter contre des doutes qui avaient pénétré dans son esprit" 229 .

Notes
212.

Histoire de la vie privée, t. 3, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 1987, p. 165.

213.

Dans une conversation avec l'abbé Alfaric évoqué par lui dans De la foi à la raison, p. 234.

214.

1er Reg., f° 35.

215.

4 ème Reg., f° 178.

216.

4 ème Reg., f° 38.

217.

Pour des années postérieures (1864-1886) il est vrai. Voir G. Le Bras, "Notes de statistique et d'histoire religieuses, R.H.E.F., t. XXIV, 1938, p. 321 et t. XXVI, 1940, p.70.

218.

R. Aubert, Le Pontificat de Pie X, p. 266.

219.

René Rémond, L'anticléricalisme en France, Éditions Complexe, Paris, 1992, p. 27.

220.

Molitg, juin 1915, ADA, 1D 5 21, f° 61.

221.

Notes de retraite à Lérins, 5-10 octobre 1896, ADA, 1 D 5-24.

222.

1er Reg., f° 39.

223.

1er Reg., f° 36.

224.

1er Reg., f° 29.

225.

Edgard Mortara, enfant d'une famille juive de Bologne avait été baptisé, durant une grave maladie, par une servante chrétienne qui le croyait en danger de mort. L'enfant ayant survécu, le Saint-Office le fit enlever à sa famille naturelle pour lui assurer une éducation chrétienne. L'affaire fit grand bruit. Mgr Mignot s'en souviendra cinquante cinq ans plus tard quand l'abbé Lemire fut l'objet d'une attaque des intransigeants qui lui reprochaient son intervention lors de la discussion du projet de loi sur la défense de l'école publique : "Pauvre Lemire, on lui reproche sa parole que l'enfant n'appartient pas exclusivement au père ; mais c'est la théorie de Pie IX dans l'affaire Mortara !", lettre à l'abbé Naudet d'avril 1913, BLE, 1975, p. 106.

226.

1 er Reg., f° 40.

227.

"Allocution aux obsèques de Mgr Enard", in L'Église et la critique, p. 309.

228.

1 er Reg., f° 41.

229.

1 er Reg., f° 37.