1.1.4 L'école et le presbytère

Quand Mgr Mignot évoque son enfance, quelle que soit la nature du texte, quelle que soit l'année, ce sont les mêmes mots, les mêmes anecdotes qui reviennent sous sa plume. Cette permanence révèle que Mgr Mignot garde une conscience aiguë et vivante de ce qu'il doit à l'éducation qu'il a reçue de ses parents :

‘Rappelons-nous nos premières impressions d'enfance, leur force, leur ténacité. Si nous avons l'incomparable bonheur d'être chrétien ne le devons-nous pas à notre éducation première ? à l'exemple et aux leçons d'un père grave, digne et vertueux ? à une mère pieuse, qui, après avoir guidé nos pas tout le jour, nous suivait jusqu'à notre coucher... et nous faisait réciter tout bas une dernière invocation 230 .’

De l'école, Mgr Mignot garde, au-delà des anecdotes 231 , le souvenir d'un enseignement exigeant. "Si nous effleurions moins de choses, nous savions au moins autant qu'aujourd'hui ce qu'on nous enseignait", écrit-il dans son mandement de carême en 1914 232 et dans ses Souvenirs : "Bon nombre d'élèves étaient très forts et supérieurs à ceux des élèves de nos écoles actuelles où les méthodes sont peut-être meilleures, mais où l'on veut apprendre trop de choses" 233 . Il faut cependant tenir compte du contexte polémique dans lequel ces remarques sont faites, car ailleurs il souligne les lacunes de cet enseignement et déplore par exemple que "dans l'enseignement de l'histoire de France, tel qu'on la donnait dans (son) enfance et (sa) jeunesse... l'histoire fût renfermée tout entière dans l'histoire des batailles" 234 .

L'enseignement religieux reçu au catéchisme n'est pas directement évoqué. La seule anecdote qui s'y rapporte laisse entrevoir la place centrale qu'y occupe la question du salut liée à celle de l'obligation dominicale. "Avec la cruauté et l'ignorance qui caractérisent les enfants je me souviens qu'à l'âge de huit ou dix ans je disais parfois à des camarades : 'Ton père a fait un péché mortel en ne venant pas à la messe ; s'il mourait, il irait en enfer'". Et Mgr Mignot commente : "Cette férocité intellectuelle je la puisais au catéchisme" 235 . Ceci n'est pas étonnant. On sait en effet d'une part que "l'un des ressorts essentiels de la prédication du salut demeure la peur de l'enfer plus que l'amour de Dieu" 236 et d'autre part que la lutte pour le respect du repos dominical, battu en brèche par les exigences de l'industrialisation, a été constante au cours du XIXe siècle, recevant même une caution divine lors des apparitions de la Vierge à La Salette en 1846 et à Saint-Beauzeville-de-la-Sylve en 1873 237 .

Le jeune Mignot est cependant un familier du presbytère puisque, outre pour le catéchisme, il doit s'y rendre quotidiennement pour ses leçons de latin et de grec et, qu'après sa première communion, le curé, M. Gabelle, fier de son élève, l'invite parfois à donner son point de vue dans les disputes théologiques qui ont lieu quand il reçoit des confrères. Celle que Mgr Mignot évoque, celle dont il se souvient parce qu'elle a trait à l'un des sujets qui l'ont toujours préoccupé concerne la liberté humaine dans ses rapports avec la toute puissance de Dieu.

D'après son récit s'opposent classiquement les thomistes, défenseurs de la toute puissance de Dieu et les molinistes, défenseurs de la liberté humaine. Le curé demande à son élève ce qu'il en pense. "Au lieu de me taire modestement, écrit Mgr Mignot, je répondis : 'Moi, M. le curé, je suis pour la liberté humaine. La prescience absolue la détruit. Quant à la science de Dieu je ne m'en occupe pas. Dieu, étant tout-puissant, s'en tirera toujours, tandis que moi, avec la prescience, je ne m'en tirerai pas'" 238 . Cette réponse correspond sans doute davantage à ce que pense le narrateur au moment où il écrit qu'à ce qu'il pensait à douze ans, mais la scène est intéressante à deux niveaux. A un niveau général elle montre qu'au milieu du XIXe siècle la frontière entre le monde des enfants et celui des adultes était franchie précocement. Dans le domaine religieux c'est la communion solennelle qui marque le passage. Au niveau particulier de Mgr Mignot et de son histoire intellectuelle, cette scène manifeste l'importance qu'il attache à la continuité de son approche des problèmes. Dans la spontanéité présumée de sa réponse d'enfant qui prend le parti de la liberté de l'homme, il présente en fait l'approche anthropologique et pragmatique des problèmes religieux qu'il a progressivement faite sienne.

Ce qui envahit surtout la mémoire de Mgr Mignot c'est son attitude devant le travail. Il relève, comme à plaisir, tous les faits qui démontrent que l'intelligence qui lui a valu d'être remarqué par le curé, M. Gabelle, et le faire ainsi accéder à l'apprentissage du latin puis du grec a été gâchée sinon par la paresse du moins par une tendance au moindre effort. Entre autres anecdotes, celle-ci sur ses premiers pas en grec :

‘Après les fables d'Ésope M. Gabelle me donna à traduire les Actes des Apôtres. En déchiffrant la première phrase je m'aperçus que c'était le commencement de l'épître de l'Ascension. Mon paroissien me vint en aide et je réussis ma traduction, cela va sans dire. Oui, mais après ? Je me souvins alors qu'il y avait dans la petite bibliothèque paternelle un Nouveau Testament : c'était le salut et je pourrai désormais traduire les Actes sans solution de continuité et sans contre sens ! Hélas, pour mon bonheur, le triomphe de ma paresse dura peu et la ruse fut vite éventée : je traduisais trop bien ! 239

Il voit dans cette attitude d'enfant un trait caractéristique de son comportement intellectuel, touchant à tout sans rien approfondir malgré les remontrances de M. Gabelle qui ne cessait de lui répéter : "Les racines de la science sont amères, mais les fruits en sont doux" 240 . "J'aurais pu savoir le latin comme les humanistes de la Renaissance et je ne le sais qu'à peu près ; ainsi du grec et plus tard de l'hébreu... Toute ma vie j'ai eu à méditer sur les "occasions perdues" : Magni passus sed extra viam : de grandes enjambées mais hors du chemin" 241 . C'est que, comme il le remarque dans un de ses premiers textes publiés : "Les enfants les mieux doués sont souvent les plus paresseux, car ils comptent sur leur facilités et leur puissance d'apprendre vite" 242 .

Cette anecdote est aussi intéressante dans la mesure où elle montre qu'en ce milieu du XIXe siècle, le Nouveau Testament est d'abord connu par les lectures qui en sont faites dans le cadre liturgique. Le jeune Mignot reconnaît une épître et il utilise son missel. Ce n'est que dans un second temps qu'il songe au texte même du Nouveau Testament.

Notes
230.

Mandement de carême 1891 sur L'affaiblissement de l'esprit chrétien, p.8.

231.

Ainsi celle de l'écolier maladroit qui "se met de l'encre sur les doigts, en laisse tomber sur le papier quelques gouttes qu'il essaye de faire disparaître en les léchant quitte à salir davantage ses pages d'écriture...", 4ème Reg., f° 231.

232.

Semaine religieuse d'Albi, 14 février 1914, p. 88. Il poursuit : "La classe commençait par une courte prière et finissait de même... Lecture, écriture, orthographe, grammaire, problèmes d'arithmétique parfois poussés fort loin, notions de géométrie et d'arpentage, géographie, grandes lignes de l'histoire : voila ce que nous apprenions. Joignez-y la récitation chaque semaine d'un ou deux chapitres de catéchisme, et le samedi, une lecture latine dans le Psautier".

233.

1er Reg., p. 28.

234.

2ème Registre, f° 39. Désormais 2e Reg.

235.

1er Reg., f° 269.

236.

Cl. Langlois, in Histoire des catholiques en France, p. 348.

237.

Idem, p. 352.

238.

1er Reg., f° 63.

239.

1er Reg., f° 44.

240.

1er Reg., f° 55.

241.

1er Reg., f° 45.

242.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, 16 février 1884, p. 96.