1.1.6 Le voisinage

Quelle qu'ait été la vigilance, pourtant très attentive, que ses parents exerçaient sur ses fréquentations, elle ne pouvait tout contrôler. "Bien des enfants appartenant à des familles chrétiennes, écrit-il le 1er janvier 1917, vivant sous l'aile de leur mère et dans un milieu protecteur, ne fréquentant pas des camarades suspects, ne courant jamais dans les champs où poussent des plantes vénéneuses… sont préservés de toute atteinte du mal. Il n'en fut pas ainsi de moi. Assurément, poursuit-il, je ne fis pas de grands péchés, mais c'était déjà l'émancipation de l'esprit" 253 . Au premier rang de cette manifestation d'indépendance il place les "conversations blâmables" avec des compagnons qui appartiennent au petit nombre des familles protestantes qui habitent Brancourt.

La présence de cette petite communauté protestante ne semble pas soulever de problèmes de coexistence mais sa vie était discrètement surveillée par le curé qui envoie le jeune Mignot écouter les prêches du pasteur de passage pour certaines occasions, en particulier pour les enterrements. Ce pasteur n'était d'ailleurs pas n'importe qui puisqu'il s'agissait de Louis Vernes (1815-1906) alors jeune pasteur à Nauroy où naquit son fils Maurice.

C'est chez l'un de ses amis protestants qu'Eudoxe voit pour la première fois une Bible et qu'il en lit une partie. Ce qui l'a frappé, tant cela lui est apparu "déplacé, inconvenant, trop familier" et qu'à distance il prend la peine de noter comme symptomatique de ses dispositions d'alors, c'est que "l'on osât tutoyer le Bon Dieu" 254 . De même, la manière dont les protestants se distinguaient jusque dans le cimetière lui déplaisait. Leurs tombes étaient en effet reconnaissables au fait qu'elles n'étaient pas surmontées d'une croix comme les tombes catholiques mais par "une sorte de rectangle en bois, attaché comme un drapeau sur sa hampe et sur laquelle on gravait une inscription généralement tirée de saint Paul : "J'ai combattu le bon combat". Cet étalage de bonne conscience lui paraissait le comble de l'orgueil. Et l'humilité dans la mort restera pour l'archevêque le seul moyen de lutter contre l'évolution profane de l'espace des cimetières qu'il réprouve. Dans une instruction pastorale de 1902 il écrit :

‘Etes-vous entrés depuis longtemps dans nos vieux cimetières chrétiens ? Vous rappelez-vous l'aspect grave et calme de ce lieu de repos, la simplicité des tombes antiques, uniformément couvertes d'une simple dalle au ras du sol, surmontées d'une croix ? […] Il se dégageait de cet ensemble un sentiment profond du néant de la terre et du mystère de la mort. […] Au contraire, dans nos cimetières modernes, dès le seuil, un éblouissement confus et disparate saisit le regard et égare la pensée ; le luxe, l'ostentation se sont emparés des tombeaux : ils s'élèvent comme un dernier effort d'orgueil. Une profusion de fleurs et de couronnes les envahit et les couvre ; il semble qu'on s'est acharné, à force d'artifices… à tromper par une illusion des sens la douloureuse angoisse de l'âme ! 255

Nous avons déjà évoqué les visites chez les tisseurs. L'un d'eux, Jean-Louis Villain est un ami de la maison. Le jeune Mignot se rend donc fréquemment chez lui. Or sans être hostile à la religion, cet homme a des idées avancées par rapport à celles qui ont cours dans une famille abonnée au Constitutionnel. "Fort intelligent et instruit pour un ouvrier tisseur, il serait aujourd'hui radical-socialiste" 256 dit de lui Mgr Mignot. Chez lui, l'adolescent lit des livres qu'il ne trouve pas à la maison : l'Émile de Rousseau, les Ruines de Volney 257 . Chez un autre ami où il se rend souvent "sous prétexte de faire de la musique", il lit une partie de l'Histoire de l'Inquisition de Llorente 258 . Mgr Mignot écrit qu'il ne comprit pas grand chose aux deux premiers livres et que le troisième lui "laissa contre le clergé espagnol une impression fâcheuse" et lui attira "des reproches mérités" de la part du curé à qui il confessa cette lecture. Mais ces lectures "sauvages" sont intéressantes à un double point de vue. D'une part elles témoignent de la diffusion d'ouvrages savants jusque chez les ouvriers-paysans de cette France de l'openfield qui sait lire et écrire depuis longtemps 259 ; d'autre part et surtout elles montrent que le jeune Mignot partage le sort de tous les jeunes paysans affamés de savoir qui sont condamnés "au fouillis des lectures de hasard" 260 , caractéristique des manières de lire autodidactes.

C'est que chez lui il a vite épuisé l'intérêt des lectures autorisées : les contes des Mille et Une nuits, les aventures de Gulliver, de Robinson Crusoé, 261 quelques romans de Fénimore Cooper 262 , la Case de l'oncle Tom et plus tard l'Histoire ancienne de Rollin. La lecture de ces auteurs l'a cependant enchanté et il la juge bien préférable aux contes de sorcières et aux histoires de maléfices, car cette littérature laisse "une impression fâcheuse et durable sur les jeunes cerveaux, à ce point que des sceptiques sont souvent très superstitieux". En revanche

‘un enfant qui lit Gulliver sait fort bien que c'est un récit imaginaire. Sans croire à l'histoire de Robinson qui le charme, il s'instruit en voyant quelle habileté, quelle sagesse, quel esprit d'invention son héros imaginaire sort de sa misérable situation. Il sait aussi bien que La Fontaine que le renard ne parle pas, ni le corbeau non plus, que le récit n'a de réalité que dans la leçon bonne ou mauvaise qu'il contient 263 . ’

Cette dernière remarque conduit à faire une place particulière au "vieil enfant qu'était La Fontaine" 264 . Au témoignage de Mgr Lacroix, confirmé par le fait que le fabuliste est l'un des rares écrivains dont on trouve des citations explicites et fréquentes dans les textes de Mgr Mignot, c'était l'auteur de prédilection de l'archevêque 265 . Peut-être peut-on voir dans ce goût prononcé pour la fable, genre littéraire qui vise à dégager un enseignement moral d'une situation imaginaire, une préparation lointaine à l'idée d'admettre que la vérité peut être présentée par d'autres formes que le récit discursif et qu'une œuvre littéraire n'est pas d'abord une réalité textuelle mais un acte de communication qui obéit à des conventions socialement réglées. La Fontaine n'est peut-être donc pas totalement étranger à la manière dont Mgr Mignot aborde le débat sur l'inerrance de la Bible : "Un récit peut être historiquement faux et symboliquement vrai" 266 écrit-il en 1916.

Dans le cercle élargi des relations, ce n'est pas seulement aux risques des lectures non contrôlées que le jeune Mignot est confronté, c'est aussi au trouble provoqué par les questions des fortes têtes. Ainsi Jean-Louis Villain, l'ouvrier tisseur, l'enferme un jour dans un paradoxe dont il ne peut sortir :

‘- "Comment appelle-t-on le crime des juifs ?
- Le déicide.
- Est-ce un grand crime ?
- Oui, c'est le plus grand crime.
- Si Notre Seigneur n'était pas mort, le péché eût-il été remis ?
- Non.
- Les bourreaux étaient donc nécessaires pour le rachat.
- Oui.
- Les bourreaux ont-ils commis un déicide ?
- Oui, assurément.
- Notre Seigneur n'a donc pu nous racheter qu'au moyen de péchés mortels et le salut n'a pu venir que par un crime ?
- Ils avaient une fausse conscience.
- La fausse conscience excuse-t-elle toujours ?
- Non, mais quelquefois.
- Si les juifs et les bourreaux ne furent pas coupables, il n'y eût donc qu'un déicide apparent ?
- Peut-être.
- Alors pourquoi Dieu a-t-il puni comme déicide un peuple qui ne l'était pas réellement ? Notre Seigneur lui-même n'a-t-il pas dit qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient ?
- Je ne sais pas 267 .’

Cette scène a suffisamment frappé l'enfant - Mgr Mignot pense qu'il avait dix ou onze ans - pour que rétrospectivement il estime que c'est ce jour là que lui vint le désir d'écrire une apologie de la religion. Il se mit au travail immédiatement puisqu'il se dit curieux "de retrouver au fond du grenier, si elles existent encore les pauvres petites pages de mes premiers essais d'apologétique dont les éléments cela va de soi ne pouvaient être empruntés qu'aux explications données au catéchisme par M. le curé" 268 . Il harcelait d'ailleurs son père de questions du même genre, lequel, à bout d'arguments, le renvoyait au curé.

L'image qui se dégage de la première éducation de Mgr Mignot, telle qu'il la reconstruit, est sans aucun doute celle d'une éducation chrétienne attentive mais tout à fait conforme aux habitudes du temps. Il fait sa première communion à douze ans et demi et ne se confesse qu'une fois par mois "ce qui paraissait suffisant à cette époque". D'autre part, l'archevêque souligne comme à plaisir les attitudes non conformistes de presque tous les membres de sa famille. Or il est intimement persuadé que l'enfance est la matrice des socialisations fondamentales :

‘Qui de nous, à cinquante ou soixante ans de distance, ne se rappelle avec une intensité saisissante les impressions de son enfance, […] les premières leçons qu'il a reçues, les félicitations ou les reproches de ses maîtres, les premières prières qu'il a balbutiées, les premiers baisers à son petit crucifix, les cantiques naïfs qu'il a chantés et dont les airs se modulent encore dans sa mémoire au bout de soixante ans ; le banc qu'il occupait dans sa vieille église, le tabernacle où on lui disait que résidait Notre-Seigneur en attendant qu'il en sortit pour entrer dans son cœur quand il serait grand ! 269

L'étroitesse des rapports entre l'instituteur et le curé qui passe tous les jours quelques instants à la maison - le presbytère jouxte l'école -, l'apprentissage du latin et du grec dont nul n'ignorait qu'il était une préparation lointaine à d'éventuelles études ecclésiastiques, la participation active à la vie paroissiale sont autant d'éléments qui distinguent l'enfant puis l'adolescent de ses camarades. Mais s'il y puise un sentiment de supériorité - n'est-il pas celui à qui le curé a confié la tâche d'être "le catéchiste des grands de quatorze ans qui ne savaient absolument rien en fait de religion" 270 alors que lui s'intéressait "par-dessus tout" à l'étude et à la défense de la religion – il n'en a pas pour autant songé précocement au sacerdoce. C'est pourquoi, quand il atteint ses quatorze ans, la question de la poursuite de ses études suscite un débat au sein de la famille.

Notes
253.

Varia, ADA, 1 D 5 21.

254.

1er Reg., f° 31.

255.

Instruction pastorale sur le culte des morts, 7 novembre 1902, pp. 25-26.

256.

1 er Reg.., f° 30

257.

Le comte Constantin François de VOLNEY (1757-1820) est généralement présenté comme le moraliste et le sociologue des Idéologues. Son ouvrage le plus célèbres : Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires (1791), eut un énorme retentissement. Méditant sur les ruines de Palmyre il entrevoit les destinées de l'humanité comme l'avènement de la religion naturelle après la multiplicité des systèmes religieux. Voir A. Canivez, Idéologues, Encyclopaedia Universalis, 1984, t. 9, p. 764 et M. Despland, DMRFC , t. 9, pp. 669-670.

258.

Juan Antonio LLORENTE (1756-1823), prêtre espagnol, avocat au Conseil suprême de Castille, destitué pour avoir essayé d'introduire des réformes dans la procédure de l'inquisition. Il se rallia aux Français et reçut en dépôt les archives de l'inquisition dont il entreprit d'écrire l'histoire, ce qui lui valut l'interdit.

259.

Cf. F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire, l'alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Ed. de Minuit, 1977.

260.

Histoire de la vie privée, Op. cit. p. 494.

261.

"Robinson Crusoë charmait mes dix ou douze ans, comme les contes interminables de la bonne sultane Shérazade. Mais à dix ans je ne comprenais pas l'amère philosophie de Gulliver, ni la discussion religieuse de Robinson avec Vendredi, discussion qui ne se trouve pas dans les éditions à l'usage des enfants", lettre à Mlle De Coninck, 28 avril 1917, ADA, 1 D 5 15.

262.

Sans doute les plus célèbres : Le Dernier des Mohicans, La Prairie, Le Tueur de daims.

263.

1 er Reg., f° 37.

264.

Lettre sur les études littéraires et scientifiques, in LEE, p. 24.

265.

Ainsi dans son Journal c'est une citation de La Fontaine qui ouvre une méditation sur la mort et le jugement dernier : "'Mon ami, écrivait La Fontaine à son ami le chanoine Maucroix, mourir n'est rien, mais après il faut paraître devant Dieu !' Sans être un La Fontaine, nous arrivons tous au même terme avec la même prespective devant les yeux : celle du jugement", 31 août 1917.

266.

4 e Reg., f° 21.

267.

1 er Reg., f° 42.

268.

Tristis anima mea, ADA, 1 D 5 24.

269.

Mandement 1911, "Dieu unique but de ma vie", p. 15-16.

270.

1er Reg., f° 55.