1.1.7 Le petit séminaire

Son père voudrait que le jeune homme fasse des études sérieuses et il penche pour le collège de Saint-Quentin. C'est qu'il ambitionne pour lui une ascension sociale que ses capacités permettent légitimement d'envisager. Il le verrait volontiers médecin, notaire ou officier. Mais le curé qui estime sans doute qu'Eudoxe a toutes les qualités pour entrer dans la carrière ecclésiastique, plaide pour le petit séminaire tout en faisant habilement valoir que l'on y fait d'aussi bonnes études qu'au collège et que cela n'engage à rien puisque l'expérience montre que tous les jeunes gens qui le fréquentent, ne deviennent pour autant pas tous prêtres.

Il est vrai que si les petits séminaires fournissent à l'époque plus de 80% du recrutement des grands séminaires, la situation est un peu différente lorsqu'ils sont installés en ville. Ils concurrencent alors directement le collège auprès des familles de notables. Dans ce type d'établissement "les futurs prêtres cumulent l'avantage d'avoir fait leurs études avec les futurs notables des bourgs ruraux, propriétaires et cadres de l'élite urbaine, tout en représentant pour les milieux modeste dont ils sont issus une promotion enviée" 271 . M. Gabelle reçoit l'appui des tantes du jeune homme tandis que sa mère reste plutôt réservée, ne sachant en réalité que penser ni que dire. Il semble donc que c'est davantage à l'insistance du curé qu'à une volonté bien arrêtée de ses parents que le jeune Eudoxe doit de rentrer, en octobre 1856, au petit séminaire Saint-Léger de Soissons, dans la classe de quatrième.

"Quels étaient mes sentiments personnels à l'époque ? Le souvenir en est assez confus mais je sais que j'allai à Soissons sans enthousiasme" 272 . L'adaptation à ce nouveau cadre de vie est en effet difficile. Il n'y a rien là d'étonnant. D'abord la séparation d'avec la famille est vivement ressentie : la première lettre qu'il reçoit de son père le fait fondre en larmes ; ensuite la monotonie et l'ennui de la vie de pensionnaire pèsent à cet adolescent dont nous avons vu qu'il disposait d'une relative autonomie ; enfin il découvre plus fort que lui. La plupart des élèves de sa classe arrivaient du petit séminaire de Notre-Dame de Liesse et étaient plus avancés que lui. Il doit travailler dur pour les rattraper.

Cependant Mgr Mignot ne garde pas un mauvais souvenir des quatre années passées à Saint-Léger. D'une part il y noue des amitiés qui se révéleront fidèles, comme celle du futur abbé Chédaille, d'autre part il y rencontre des professeurs dévoués, certains très compétents comme M. Jacquin son professeur de troisième à qui il attribue le fait d'avoir acquis le sens du génie de la langue latine ; tous d'excellents prêtres.

Bien qu'étant un petit séminariste en tout point régulier, il ne songe guère à une vocation sacerdotale. Certes, il a "une grande vénération" pour les prêtres qui l'entourent et qu'il estime très intelligents : "Je croyais qu'ils savaient tout et je ne me lassais pas de les écouter, ce qui m'était préférable, car ils en savaient toujours plus que moi" 273 . Mais il affirme qu'il n'éprouvait aucun attrait spécial pour la vie ecclésiastique. Avec l'un de ses condisciples il multiplie les projets d'avenir fondés sur des carrières laïques : "D'autres horizons s'offraient à mon imagination indécise : culture, industrie, médecine, droit, armée" 274 . Ils débattent des mérites respectifs de la philosophie antique et du christianisme 275 . Son ami qui veut être médecin - et le deviendra - voudrait le voir faire le même choix et épouser la jeune fille 276 dont la famille caresse en secret ce projet. "Je subissais sinon l'illusion des sens, tout au moins l'illusion du cœur et de l'attachement humain" 277 , dit-il avec le recul, mais sur le moment il trouve suspect que M. Gabelle à qui il fait part de ce projet, s'emploie à l'en détourner : "je répétais tout bas le mot de la comédie de Molière : "Vous, M. Josse, vous êtes orfèvre ! 278 "

Les études au petit séminaire n'ont donc pas enfermé immédiatement Eudoxe Mignot dans une voie toute tracée. C'est en tout cas le sentiment qu'il en a rétrospectivement : "Je ne suis pas entré directement dans les rangs du sacerdoce comme les âmes prédestinées qui y entrent tout droit comme Jésus entra à douze ans dans le Temple" 279 . Il n'hésite d'ailleurs pas à envisager de quitter le petit séminaire pour ne pas avoir à rédiger un devoir "sur les côtés ridicules du maître d'école" donné par un de ses professeurs. Un tel sujet en dit long sur l'hostilité et le mépris affichés par un clerc à l'endroit d'une profession pourtant sous surveillance étroite depuis 1851 et la réaction du jeune homme manifeste sa capacité d'indignation - bien explicable en l'occurrence - face à ce qu'il considère comme la manifestation d'un parti pris injuste. L'incident que le supérieur, ayant lu la lettre dans laquelle le jeune homme demandait à son père de venir le chercher, règle avec intelligence en le dispensant du travail, a laissé des traces. Certes, avec le recul du temps Mgr Mignot relativise sa réaction : "C'était de ma part le résultat de l'inexpérience, car quelle profession n'a pas ses grotesques ?" 280 Il n'en demeure pas moins que cet incident l'a sans doute marqué plus profondément qu'il ne le dit. En témoigne une incise dans une lettre à Mgr Lacroix en 1914 dans laquelle il discute des manuels mis entre les mains des enfants. Il reconnaît qu'il y a bien des choses de vraies dans certains manuels et que Mgr Lacroix comme lui savent à quoi s'en tenir. Mais l'enfant lui risque d'être scandalisé "comme il le serait si on débinait devant lui la conduite de son père ou de sa mère : ce sont des blessures qui ne se cicatrisent pas" 281 .

A la rentrée 1858, les Lazaristes prennent en charge le petit séminaire. Le supérieur M. Dupuy, ancien professeur de morale au grand séminaire devient le confesseur d'Eudoxe. C'est cet homme "qui lisait mieux que moi dans mon âme" 282 confiera Mgr Mignot, qui va jouer un rôle déterminant dans sa décision de devenir prêtre : "Arrivant tout jeune élève à Saint-Léger, je l'ai trouvé comme un ange gardien pour guider mon inexpérience, ouvrir devant ma pensée le monde invisible de Dieu" 283 .

Si on l'en croit, c'est tout à fait à l'improviste que M. Dupuy le met un jour en demeure de ne pas se dérober à l'appel de l'Évangile :

‘Il me dit : "Avez-vous lu l'Évangile ? Mais oui, pourquoi ?" Il continua : "Avez-vous lu l'histoire du jeune homme que Jésus aima ? - Oui, répondis-je tout impressionné et redoutant ce qu'il allait conclure. - Eh bien, vous êtes ce jeune homme. Notre Seigneur vous appelle à lui. Ne faites pas comme le jeune homme qui s'en alla tout triste et n'eut pas le courage de faire le sacrifice que Notre Seigneur lui demandait.
Ces paroles furent pour moi un coup de foudre et aussi une lumière ! [...] Les voix de la terre m'appelaient d'un côté, les voix du ciel de l'autre. Celles de la terre étaient plus douces que celles du ciel bien qu'elles ne fussent tout de même pas des voix de sirènes. N'avais-je pas gardé depuis l'enfance tous les commandements de Dieu ? Étais-je tenu à faire davantage ?
Je luttais, priais, promettais et retirais mes promesses, mais ma foi, mon respect pour les droits de Dieu, mon amour pour Notre Seigneur l'emportèrent 284 .’

Si Mgr Mignot utilise la structure et le vocabulaire propres à tout récit de vocation pour décrire ses réactions à l'injonction de son confesseur, on ne peut cependant pas douter que celle-ci mit le jeune homme devant une alternative à laquelle il n'avait pas songé sérieusement jusque là et que la décision a vraiment été difficile à prendre. Cette décision d'ailleurs étonna beaucoup sa famille et son entourage et nous avons vu que sa grand-mère tenta même de l'en dissuader. Mgr Lacroix parle d'une "crise de découragement" qui n'aurait été surmontée qu'avec l'aide de M. Dupuy pour qui Mgr Mignot garda de ce fait "une reconnaissance attendrie" jusqu'à la fin de sa vie 285 .

De cette hésitation il garde un souvenir positif :

Notes
271.

Histoire des catholiques en France, sous le dir. de Fr. Lebrun, pp. 336-337.

272.

Tristis est anima mea, mars 1914, ADA, 1D 5 23.

273.

Molitg, f° 1, ADA, 1 D 5 21.

274.

Allocution à ses prêtres pour son Jubilé sacerdotal, Semaine religieuse d'Albi, 2 oct. 1915, p.487.

275.

"Je me souviens que vers 1858, un de mes condisciples me disait après avoir lu les Pensées de Marc Aurèle et le Manuel d'Epictète : "Les sages me suffisent, je n'ai plus besoin de l'Évangile". Je lui disais qu'il y a loin entre écrire de belles maximes et les pratiquer", Mélanges, 1916, ADA, 1 D 5 05.

276.

Mgr Mignot donne même des initiales : M. H.

277.

1er Reg., f° 58.

278.

"Vous êtes orfèvre, monsieur Josse, et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise", L'Amour Médecin, Acte 1, scène 1. Cette réplique de Sganarelle est devenu proverbe pour railler les conseils intéressés.

279.

Allocution pour son Jubilé sacerdotal, Semaine religieuse d'Albi, 2 oct. 1915, p.487.

280.

1er Reg, f° 57. Il explique : "N'y avait-il pas dans nos environs un instituteur natif de Brancourt que mon père à force de travail avait fait rentrer à l'École normale...(qui) était la suffisance faite homme, bouffi de vanité et de sottise. [...] Si j'avais connu à l'époque cette hypertrophie de sot orgueil j'aurais fait volontiers la dissertation demandée !".

281.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 2 mars 1914, f° 226.

282.

Allocution à ses prêtres pour son Jubilé sacerdotal, Semaine religieuse d'Albi, 2 oct. 1915, p.487.

283.

Instruction pour la saint Charles au grand séminaire de Soissons, 4 novembre 1887, ADA, 1 D 5 04.

284.

1er Reg., f° 58-59.

285.

Biographie manuscrite, ADA, 1D 5-26, p. 29. En effet Mgr Mignot est resté en relation avec l'abbé Dupuy. Il le consulte dans les moments difficiles. C'est à lui qu'il fait appel pour prêcher les premières retraites ecclésiastiques qu'il organise à Fréjus en 1891.

286.

Études sur les évangiles, 1880, f° 58, ADA, 1 D 5-04.

287.

Mandement de Carême, Dieu unique but de la vie, 1911, p.11.

288.

Allocution à ses prêtres pour son Jubilé sacerdotal, Semaine religieuse d'Albi, 2 oct. 1915, p.487.