2.1.1 Les derniers feux de l'ontologisme

Quand Eudoxe Mignot entre à Issy, l'enseignement de la philosophie traverse une période de turbulences 294 . Pendant les vacances de l'été précédent, l'un des deux professeurs de philosophie, M. Laroche, a été déplacé, victime de sa popularité mais surtout des attaques dont l'ontologisme était l'objet et qui devaient aboutir à sa condamnation par le Saint-Office en septembre 1861.

L'ontologisme 295 qui, par Malebranche se rattache à saint Augustin et au néo-platonisme, entend poser le problème de la connaissance naturelle de Dieu et celui de la révélation en opposition au principe autoritaire du traditionalisme qui estime que les connaissances d'ordre religieux ne sont pas accessibles à la raison individuelle et que la Révélation est l'unique source de connaissance. Pour l'ontologisme au contraire la connaissance humaine repose sur l'intuition immédiate de l'être de Dieu, car raison de l'homme et Verbe de Dieu sont la même et unique raison.

En France l'exposé le plus complet de cette pensée avait été donné par Mgr Hugonin (1823-1898) 296 , disciple de l'abbé Baudry. De son côté, M. Branchereau, (1819-1913) sulpicien, avait rédigé un manuel, Praelectiones philosophiae, publié en 1849, qui présentait "une synthèse classique et moderne, ouverte aux nouvelles sciences" 297 . Ce manuel fut immédiatement adopté dans les séminaires dirigés par les sulpiciens 298 , et il resta en usage à Saint-Sulpice jusqu'en 1862 299 . Deux cahiers de notes sur la théodicée témoignent que Mgr Mignot a travaillé sur ce manuel.

Deux professeurs se partagent donc l'enseignement de la philosophie : M. Renaudet qui reste fidèle à l'ontologisme et M. Plaine "dont la doctrine était plus scolastique". Le jeune séminariste a du mal à se situer. Il doit faire face à la fois à la nouveauté que représente pour lui l'enseignement de la philosophie et au débat intellectuel dont il ne saisit pas tous les enjeux : "La chose qui me déconcerta ce fut l'étude de la philosophie ontologiste de M. Branchereau : c'était un monde d'idées si nouveau. Je le fus d'autant plus que M. Plaine, le collègue de M. Renaudet avait des idées forts différentes" 300 . Dans ce débat, il prend plutôt partie pour l'ontologisme comme en témoigne cette remarque au sujet de l'être de Dieu :

‘Ceux qui disent que saint Thomas condamne les ontologistes ne l'ont pas lu, car Saint Thomas entend par essence de Dieu sa vie ad intra et c'est cette vie ad intra qu'il affirme ne pouvoir être connue par les seules forces naturelles. Or les ontologistes en demeurent d'accord 301 . ’

Mais il gardera le sentiment de ne pas avoir acquis une culture philosophique suffisamment solide. "En philosophie je me suis contenté des idées générales" 302 , reconnaîtra-t-il volontiers plus tard.

C'est sans doute aussi que la philosophie lui semble inutile dans la mesure où elle n'apporte aucun élément de certitude aux grandes questions que se pose l'humanité. Ainsi par exemple sur ce que sont la pensée et le souvenir :

‘Chaque jour nous pensons, nous nous souvenons et nous ne savons pas dire ce qu'est la pensée ou le souvenir. Qu'en savons-nous que n'aient médité Aristote et Platon ? [...] Comme nous ils s'en demandaient le Pourquoi et le Comment sans y pouvoir répondre. Y répondons-nous mieux vingt siècles plus tard ? Raison orgueilleuse voilà donc tout ton progrès ? Voilà ton œuvre et tu oses après cela te vanter de la philosophie, science stérile qui ne t'a rien appris et dont tu devrais plutôt rougir 303 .’

Philosophie, science stérile face à la révélation bien sûr. Son curé de Brancourt l'a recommandé à l'abbé Lequeux, ancien supérieur du séminaire de Soissons qui avait été appelé à Paris en 1849 par Mgr Sibour en qualité de vicaire général chargé de l'enseignement supérieur et de professeur de droit canon à l'école des Carmes. Sa réputation de savant impressionne beaucoup le jeune séminariste qui lui rend visite de temps à autre "dans sa vieille maison, rue Chanoinesse". Entre autres conseils, l'ancien vicaire général écarté de son poste après la mise à l'Index de son manuel de droit canon 304 , insiste sur la lecture des philosophes grecs et tout particulièrement de Platon. L'abbé Mignot s'exécute mais sans parvenir à y trouver grand intérêt :

‘J'avoue à ma confusion que je n'y trouvais pas ce que j'attendais. Cela tenait probablement à mon incompétence, mais surtout à ce que ne vivant alors que de saint Paul et des écrits de M. Olier, Platon me paraissait singulièrement en retard et ne m'apprenait rien 305 . ’

Cet aveu n'est étonnant qu'en apparence. Le jeune séminariste préoccupé d'atteindre la perfection chrétienne par la pratique des conseils évangéliques et l'imitation de la vie du Christ se fait l'écho d'une conception héritée de la scolastique qui ne voit dans la philosophie antique qu'une pure spéculation alors que le christianisme, message de salut n'est pas "une simple connaissance abstraite de la vérité, mais une méthode efficace de salut", car c'est "une doctrine qui apporte en même temps tous les moyens de sa propre mise en pratique" 306 . Le miracle grec qu'admire Renan le laisse sinon indifférent du moins dubitatif :

Le miracle grec ! Que nous a-t-il laissé ? Il a abouti au morcellement infini de la philosophie, désagrégé le bon sens, ruiné la certitude, conduit logiquement au scepticisme… Le Parthénon est beau mais il est vide. La raison grecque, exquise dans les choses de l'art, dans les questions de mesure, a abouti au fatalisme, à toutes ces erreurs qu'ont retrouve aujourd'hui et dont la raison, sans les lumières de la foi, ne sait se délivrer 307 .

En fait, il ne parviendra jamais à s'intéresser vraiment 308 à la philosophie : "Je me suis amusé à relire les Dialogues de Platon où je n'ai rien trouvé de vraiment intéressant. Si parfois le désir vous venait de faire connaissance avec ce grand personnage, résistez à la tentation. Cette lecture vous ennuierait profondément et sans profit, écrit-il en 1916 à Mlle De Coninck" 309 .

Mgr Mignot n'évoque pas les autres cours qu'il a suivis à Issy, en particulier ceux que donnait M. Pinault 310 en sciences. Or certains d'entre eux furent pour lui une révélation et un ébranlement au moins aussi important que le sera la découverte de la critique biblique. Dans un texte de 1871 le jeune prêtre écrit en effet :

‘Je me souviens de l'étrange impression que produisit en moi l'étude de l'astronomie, de ces mondes indéfinis dont Moïse semble faire fort peu de cas [...]. J'appris alors que notre terre [...] est une des plus petites planètes du système solaire (et que si elle) venait par le plus effroyable bouleversement à disparaître, il y a des milliers de monde qui ne s'en douteraient pas et qui suivraient leur cours sans rien savoir d'un événement si formidable pour nous 311 . ’

Cette prise de conscience trouve alors naturellement son expression religieuse dans la question du psaume : "Qu'est-ce que l'homme Seigneur que tu en gardes mémoire ?" (Ps 8, 5). Si la question reste en suspend, elle occupera toujours une place importante dans la réflexion du prêtre et elle alimente son intérêt pour la science dont il découvre les résultats au travers des livres de d'un des plus célèbres vulgarisateurs de l'époque Louis-Guillaume Figuier 312 . C'est ainsi qu'il lit, sans doute l'année même de sa parution, La terre avant le Déluge 313 qui inaugure une série d'ouvrages sur les résultats de la science contemporaine. Les gravures qui l'illustrent frappent l'imagination du séminariste. Bien que les unes présentent des fossiles ou leurs empreintes et que les autres entendent donner une image de l'état de la terre aux différents âges géologiques, le jeune abbé les lit de la même manière, au premier degré : les unes et les autres sont une représentation de la réalité. "Je m'arrêtais, écrira-t-il plus tard, avec une sorte de respect religieux devant les fantastiques tableaux des paysages antédiluviens. Je vois encore les gouttes d'eau fossiles (?) 314 , les traces de pas d'animaux incroyables, les mégalosaures, les plésiosaures, les formation granitiques etc." 315 .

Bien que l'auteur prenne la précaution d'indiquer à la fin de son introduction que l'étude de la géologie "nous montre, pour ainsi dire en action, la puissance créatrice de Dieu" et que grâce à elle "nous voyons l'œuvre sublime de la création se perfectionner sans cesse entre les mains de son divin auteur" 316 , l'abbé Mignot est surtout frappé par la distance qui existe entre le récit de la Bible et celui de la science et par le fait que ce dernier l'entraîne "bien loin de Moïse". Pour au moins deux raisons. D'une part - même s'il n'y a pas de chronologie précise dans le livre de Figuier - la science, à l'évidence, ne peut se contenter des six jours de la création. D'autre part elle évacue le Paradis. L'homme apparaît "après la période glaciaire… dans les riches plaines de l'Asie, aux bords riants de l'Euphrate". La gravure qui donne à voir cet instant de la création évoque un paysage bucolique, à la tombée du jour. Sur les rives d'une étendue d'eau ombragées d'arbres séculaires, on voit, en bas à droite, devant ce qui semble être l'entrée d'une grotte, un homme debout de face vêtu d'un pagne de feuillages à coté d'une femme nue, assise de profil, qui accueille un enfant déjà grand, à genoux devant elle et lui présentant un bouquet de fleurs. A l'entour, chèvres, moutons, vaches broutent. Plus loin un cheval, un cerf, des oiseaux, d'autres animaux difficilement identifiables complètent le bestiaire en évoquant le monde sauvage. Bref nous ne sommes pas dans le jardin de l'Eden mais sur la terre. L'âge de l'enfant à lui seul l'indique clairement. Ces deux questions, la seconde surtout, occuperont longtemps l'abbé Mignot.

Notes
294.

Sur cette crise voir : Mgr Baudrillart, Vie de Mgr d'Hulst, t. 1, pp. 103-104.

295.

Le terme est employé pour la première fois par V. Gioberti dans les Considérations sur les doctrines religieuses de V. Cousin, 1844.

296.

Ontologie ou étude des lois de la pensée, 2 vol., 1856 et 1857.

297.

L. Foucher, La philosophie catholique en France au XIX e siècle, Paris, Vrin, 1955, p. 178. Une partie de ce cours était rédigé en français en particulier l'anthropologie qui faisait sa place aux recherches expérimentales contemporaines et l'histoire de la philosophie qui donnait des philosophes allemands une présentation "très remarquable" (L. Foucher).

298.

"Le seul accès de colère que Saint-Sulpice ait éprouvé, depuis qu'il n'y a plus de jansénisme, fut contre M. de Lamennais, le jour où cet exalté vint dire qu'il faut débuter, non par la raison, mais par la foi", Renan, Souvenirs..., p. 162.

299.

Malgré la réponse négative que M. Carrière avait obtenu de Rome à la question de savoir si la condamnation du Saint-Office visait le manuel de Branchereau. Sur cette affaire voir : Boisard, La Compagnie de Saint-Sulpice, trois siècles d'histoire, t. II, p. 372.

300.

1er Reg., f° 59.

301.

Notes marginales sur le Traité de la grâce de M. Renaudet, f° 9, 1864, ADA, 1 D 5-02.

302.

1er Reg., f° 45.

303.

De actibus humanis, ADA, 1 D 5-02.

304.

Publié entre 1839 et 1841 le Manuele compendium juris canonicis était devenu le manuel de droit canon à Saint-Sulpice et dans de nombreux séminaires. Ce livre dénoncé comme défendant des positions gallicanes, fut mis à l'Index en 1851. Sur cette affaire voir, A. Gough, Paris et Rome, pp.185-196.

305.

2e Reg., f° 62.

306.

E. Gilson, L'Esprit de la philosophie médiévale, cité par P. Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1995, p. 388.

307.

Études sur les Évangiles, ADA, 1 D 5 11-01 (oct. 1897- mars 1898), f° 4.

308.

Qu'on puisse s'intéresser à la philosophie lui paraîtra toujours une peu étonnant : "Il est philosophe" dira-t-il avec un peu de condescendance de M. Birot.

309.

Lettre du 4 décembre 1916, ADA, 1 D 5 07.

310.

Ancien élève d'Ampère, ancien professeur à l'Université et authentique savant M. Pinault "semblait cumuler en sa personne toutes les façons dont un corps peut être contrefait. Sa laideur extrême n'excluait pas de ses traits une singulière vigueur... Dans son cours, son vieux manteau et les manches de sa soutane servaient à essuyer les instruments et en général à tous les usages du torchon... Avec cela, éloquent, passionné, étrange, parfois ironique, spirituel, incisif...", Renan, Souvenirs..., p. 137.

311.

Méditations philosophiques, "La Création", f° 2-3, ADA, 1 D 5-04.

312.

Louis-Guillaume FIGUIER (1819-1894), médecin, professeur à l'École de pharmacie de Paris, éditeur à partir de 1857 de l'Année scientifique.

313.

Paris, Hachette, 1863, XVI-425 p. Ce livre connaîtra un grand succès et sera neuf fois réédité dans les vingt ans qui suivent.

314.

La figure 18, p. 17 est en effet intitulée : Empreintes de gouttes de pluie fossiles d'après M.J. Deane, Iconography from the sandstone of Connecticut river, Boston, 1861. Le point d'interrogation est de l'abbé Mignot.

315.

Quatrième méditation philosophique, 1871, ADA 1 D 5-04..

316.

La terre…, p. XV.