2.1.2 "Le rien de toutes choses".

Pour l'heure l'enseignement de M. Pinault qui "ne dissimulait pas son mépris pour les sciences qu'il enseignait" 317 , met vraisemblablement l'abbé Mignot dans l'embarras et lui pose un cas de conscience. D'un côté sa curiosité naturelle ne peut que l'entraîner à vouloir se tenir au courant des progrès des recherches scientifiques qui le fascinent, mais de l'autre ces connaissances ne sont-elles pas vaines au regard de l'Unique Nécessaire ?

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Mgr Mignot évoque l'influence de M. Pinault quand il parle de sa formation spirituelle. C'est que celui-ci, "vrai Diogène (qui) voyait le creux d'une foule de conventions", tient encore le rôle de directeur de conscience qu'il avait à l'époque de Renan. L'abbé Mignot fait partie de "ceux qu'entraînait une ardente piété, des mystiques, comme on les appelait" 318 . Il se souvient avoir été un séminariste qui ne négligeait ni l'ascétisme ni la piété et qui chaque mercredi se rendait avec quelques condisciples auprès de M. Pinault qui leur expliquait le Pietas ad usum Seminarii de M. Olier. "C'était en somme le détachement de tout par amour de Notre Seigneur, le vide de l'âme pour donner la place entière à Jésus. J'écoutais avec admiration et une réelle sympathie d'âme ces maximes austères que je regardais comme l'expression de la pensée authentique du Sauveur paraphrasée par un saint qui avait quitté une situation scientifique très enviée pour venir s'enfermer à Issy" 319 . M. Pinault encourageait les jeunes séminaristes à pratiquer ce qu'il appelait le "rien de toutes choses". Cette expression a accompagné Mgr Mignot tout au long de sa vie. En 1914 c'est elle qui lui vient naturellement sous la plume dans une lettre à Loisy quand il déplore que Prosper Alfaric n'avance pas plus vite dans la rédaction de sa thèse : " Il y a longtemps que ce cher Sulpicien 320 aurait dû finir sa thèse. Mais il médite sans doute, comme notre vieux M. Pinault, sur le rien de toutes choses." 321

Cette piété fondée sur l'apprentissage du détachement se nourrit, outre de la lecture des ouvrages de M. Olier 322 , de ceux du Père Surin, du cardinal de Bérulle, de Bossuet, du Père Faber 323 , de l'Imitation de Jésus-Christ. Ce sont donc surtout les différents maîtres de la spiritualité française que l'abbé Mignot fréquente. Bossuet l'a incontestablement marqué et, nous aurons l'occasion d'y revenir, c'est en grande partie en "anti-Bossuet" qu'il a conçu la fonction de docteur de l'évêque. Mais la dette est grande. En 1915, alors qu'il relit l'Histoire des Variations, il note dans son Journal :

‘C'est encore un sentiment de pieuse admiration que j'éprouve en relisant un autre chef d'œuvre qui a eu une très grand influence sur ma formation intellectuelle quand j'avais 18 ou 20 ans et que j'ai lu plus souvent que l'Histoire des Variations. Je parle des Élévations sur les mystères. En les relisant, je retrouve un écho lointain de ces phrases merveilleuses qui tombèrent dans mon âme comme les notes d'une harmonie céleste, comme des idées neuves et presque inconnues qui venaient peupler mon intelligence encore à peu près vide 324 .’

En revanche l'abbé Mignot ne partage pas tout de suite l'enthousiasme que les livres du P. Faber, immédiatement traduits en français 325 et longtemps en vogue 326 , rencontrèrent auprès du clergé français 327 , à un moment où la production française dans le domaine de la spiritualité n'était guère fournie. "La lecture de son Tout pour Jésus... m'avait fatigué et inspiré une sorte de dégoût", écrit-il vers 1870. C'est, estime-t-il, que "son esprit n'était pas assez sérieux pour goûter les beautés de ce livre". Il fallut toute l'insistance de quelques amis pour qu'il accepte de lire les Conférences spirituelles, Béthléem et le Saint-Sacrement et découvrir alors que les ouvrages du P. Faber étaient "presque tous des chefs d'œuvre" et qu'il était "peu d'auteurs spirituels dont les idées répondent mieux aux besoins de notre siècle" 328 . Toujours est-il que c'est un auteur qu'il cite souvent dans ses premiers travaux 329 . Il reviendra plus tard sur cet engouement : "Après avoir lu avec enthousiasme les écrits du P. Faber, à la réflexion, je me demandais s'ils n'étaient pas en très grande partie le fruit de son imagination, comme tant d'autres mystiques" 330 . Pointe ici une méfiance pour la mystique sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir.

Quant à l'Imitation elle restera jusqu'à la fin de sa vie la lecture spirituelle préférée. En 1916, en route pour Rome, il note dans son Journal :

Je le dis avec une confusion que je partage sans doute avec beaucoup d'autres : c'est que l'Imitation nourrit mon âme plus que les histoires d'Israël, plus même que les prophéties, plus que les Proverbes, le Cantique, l'Ecclésiastique, la Sagesse elle-même que M. Le Hir m'avait fait aimé vers 1860. L'Imitation est venue 13 ou 14 siècles trop tard : elle n'eût pas manqué alors d'être inscrite dans le Canon officiel 331 .

Pour l'heure sa piété se nourrit en effet de la lecture spirituelle de la Bible. Nous en avons deux témoignages à travers deux cahiers de notes l'un sur le Cantique des Cantiques, l'autre sur l'épître aux Romains 332 .

Le premier est lu classiquement comme une figure de la quête de Dieu dans la vie spirituelle, laquelle "est comme un flux et un reflux continuel où l'épreuve succède à la jouissance et l'absence à la possession..." Dans l'épître aux Romains, il cherche "les fondements de la spiritualité" et ne se fait pas faute de noter tous les rapprochements possibles avec les auteurs spirituels qu'il lit. Par exemple à propos de Rm 6, 4 333 , il note : "Qui ne reconnaît ici la doctrine de M. Olier du P. Surin si bien commentée par M. Pinault ?" Le séminariste lit donc saint Paul à travers la tradition spirituelle qui permet de l'interpréter correctement. Ainsi à propos de Rm 7, il écrit : "Pour avoir une juste idée de ce chapitre, il sera bon de lire le catéchisme de M. Olier".

C'est cette lecture de l'Écriture fondée sur le principe herméneutique de l'unité et l'accord des deux Testaments et tout entière orientée à l'exercice de l'esprit de foi qui pour l'instant exerce un grand attrait sur l'abbé Mignot. Il commente ainsi Rm 10, 6 334 : "Certains auteurs très catholiques ont, je le sais, prétendu que saint Paul citait ce verset (Dt 30, 12) d'une manière accommodatice, mais je ne puis adopter leur sentiment et je suis persuadé que cette loi de Moïse avait été faite entièrement pour Jésus-Christ et en vue de lui (je ne suis pourtant pas figuriste exagéré !)". De critique biblique il n'est pas question. "O mon Dieu, vous voyez mon grand goût pour la Sainte Écriture, pour votre Sainte Parole, car c'est vous qui me l'avez donné... Exaucez ce désir que j'ai de voir Notre Seigneur partout, que je le vois dans l'Ancien Testament aussi clairement que votre grâce me le montre dans le Nouveau". Le séminariste se méfie de "la science vaine, superbe et arrogante qui damne souvent" parce qu'elle éloigne de Dieu. Il ne veut donc jamais rien apprendre seulement pour savoir. Ce qu'il veut acquérir c'est "la science des saints, la science de la Religion, c'est-à-dire la science de la Sainte Écriture et de la sainte théologie" parce qu'il se range parmi "les apôtres envoyés par Dieu pour annoncer sa parole" et que la connaissance dont il a besoin c'est celle qui lui sera utile en tant que directeur des âmes qui doit apprendre "avec quel soin et quel respect il faut les traiter en redoutant par dessus tout "de troubler les opérations de Dieu". A la question de savoir si la raison humaine peut s'avancer d'elle-même dans la connaissance de Dieu", il répond par la prière : "O mon Dieu, je me tais, je suis un néant, un ver de terre, une poussière qu'un souffle emporte. Non je ne demanderai point compte à Dieu de ses actes".

Le jeune séminariste adhère donc à cette spiritualité qui fait de la foi le principe du renoncement à toutes les affections humaines afin d'être possédé par Dieu seul et qui centre la dévotion sur la contemplation de "l'intérieur de Jésus" c'est-à-dire de sa pensée humaine et de sa divinité. Le vieux prélat a le sentiment que la piété acquise à Saint-Sulpice est ce qu'il a gardé de plus intact : "De tous ces enseignements et de ces lectures est résulté pour moi un tempérament spécial de foi dont je vis encore en partie bien que mes idées se soient modifiées sur d'autres points" 335 .

Et pourtant quand il relit ses anciennes notes, par exemple celles qu'il a prise sur des canevas de conférences que M. Renaudet (dont il a été le lecteur et le secrétaire) faisait à la Solitude, il est frappé par le caractère aride et froid de la doctrine spirituelle. Bien qu'on y retrouve l'esprit du XVIIe siècle "si profondément chrétien", l'archevêque estime qu'il ne peut plus admettre toutes les théories de M. Renaudet. D'une part parce qu'elles lui semblent "plus rigoureuses que l'esprit général de l'Église" et d'autre part parce que trop de considérations lui paraissent maintenant hasardées et hypothétiques : "Ce sont des déductions fort belles, logique peut-être mais qui n'éclairent pas beaucoup. Oserai-je dire que ce sont des mots... C'est un langage courant, convenu dont on se sert pour démontrer l'indémontrable" 336 .

Notes
317.

Renan, Souvenirs..., p. 139.

318.

Renan, Souvenirs..., pp. 140, 138.

319.

Mélanges n° 18, ADA, 1 D 5 15.

320.

A cette date Alfaric a déjà quitté l'Église.

321.

4 janvier 1914, BN, fonds Loisy, Naf 14656, f° 242.

322.

L'Introduction aux vertus chrétiennes, le Traité des saints ordres.

323.

Ministre anglican, membre du mouvement tractarien, converti au catholicisme et ordonné prêtre il s'était vu confié par Newman la fonction de maître des novices de l'oratoire de Birmingham. A partir de 1853 il publia à un rythme soutenu des ouvrages de parénèse spirituelle et morale.

324.

Molitg, juin 1915, ADA, 1D 5 21, f° 132.

325.

All for Jesus, 1853, trad. fr., Paris, A. Bray, 1854 ; Le créateur et la créature, 1858, trad. fr., id., 1858 ; Les conférences spirituelles, 1859, trad. fr., id., 1860, Béthléem ou le mystère de la Sainte-Enfance, 1860, trad. fr., id., 1862.

326.

En témoignent leurs nombreuses rééditions jusqu'à la fin du siècle : 9 pour les Conférences, 6 pour Le Créateur..., 5 pour BéthléÉm..., etc.

327.

L'abbé Lemire par exemple le cite souvent, cf. J.-M. Mayeur, L'abbé Lemire, p. 27.

328.

Analyse des Oeuvres spirituelles du P. Faber, s.d., ADA, 1 D 5-04.

329.

Par exemple dans son étude sur le développement de la doctrine, 1868, f° 27, ADA, 1 D 5-04.

330.

Journal, 21 août 1917, ADA, 1 D 5-21.

331.

"Notes sur mon voyage à Rome", 1916, 4 e Reg., f° 83, ADA, 1 D 5 15.

332.

Le premier,s.d., porte sur la page de garde : Commentaire d'après M. Le Hir, le second, s.d., Issy, s'intitule Méditations et réflexions, ADA, 1D 5-02.

333.

"Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle"

334.

"Mais la justice qui vient de la foi parle ainsi : Ne dis pas dans ton cœur : qui montera au ciel..."

335.

1er Reg., f° 60.

336.

1er Reg., f° 135.