2.2.1 La théologie des traités : décevante théologie

L'organisation des cours est celle du classique découpage en traités qui abordent successivement le fait et les sources de la révélation (De vera Religione et De Ecclesia) ; l'existence de Dieu (De Deo eiusque attributis) ; ce qu'il est (De Trinitate) ; le salut (De Incarnatione) ; les moyens de l'atteindre (De Gratia, De Sacramentis in genere puis un traité par sacrement) ; enfin la conduite morale (De Actibus humanis et de conscientia). Si l'on en juge par les quelques cahiers conservés par Mgr Mignot, cet ordre logique était également l'ordre chronologique 338 et la place de l'Écriture sainte est modeste (trois cahiers sur dix) : de M. Le Hir le cours d'hébreu et un cours sur Daniel, de M. Sire un cours sur les prophètes.

A côté des cahiers de cours, Mgr Mignot a conservé quelques notes de lecture et des dissertations d'étudiants. En dehors d'un cahier consacré à la théodicée (notes de lecture du Branchereau), les autres sont consacrés à l'Écriture. Nous avons déjà évoqué ceux consacrés à son approche spirituelle dans les Notes sur le Cantique des Cantiques et les Méditations sur l'épître aux Romains, mais nous en disposons aussi consacrés à une approche exégétique : notes sur le Pentateuque prises sur un manuscrit prêté par M. Le Hir 339 et une dissertation dans laquelle il s'exerce à la critique sur la question du comma johannique.

Le séminariste a donc le souci de développer un peu par son travail personnel, non seulement la part limitée faite à l'étude de la Bible, mais encore une approche trop exclusivement théologique de l'Écriture. Bien des années plus tard, il critiquera la pratique de Saint-Sulpice qui voulait qu'un professeur enseigne obligatoirement la théologie avant de prendre une chaire d'Écriture sainte. Il évoque à ce propos une conversation qu'il avait eu à Fréjus avec M. Ferry 340 , "homme tout à fait remarquable, (qui) appliquait cette théorie à l'histoire et à l'archéologie chrétienne". Alors qu'ils parlaient des travaux de l'abbé Duchesne "à la fois si goûtés par les uns et si critiqués par d'autres, M. Ferry lui dit : 'M. Duchesne a un grand talent, mais il ne sait pas la théologie'". Et l'archevêque de conclure : "C'est d'une admirable candeur !" 341

C'est que la théologie n'allait pas sans lui poser quelques problèmes. A travers les annotations de ses cours on peut se faire une idée de l'insatisfaction dans laquelle le laissait l'enseignement de la théologie.

L'abbé Mignot est d'abord mal à l'aise devant le langage théologique qui lui semble compliquer les problèmes plus qu'il ne contribue à les éclaircir. Il ne se fait donc pas faute de noter que l'usage d'un vocabulaire abstrait est le résultat d'une "variation du langage". Ainsi à propos des mots d'essence, d'hypostase, de substance, de personne, de nature en usage dans le De Trinitate, il note que le mystère a d'abord été désigné par des mots concrets comme Père, Fils et que le langage des Pères, emprunté au langage philosophique de leur temps, n'a pas toujours le sens précis qu'on veut bien dire. Il en conclut qu'en les lisant "il faut beaucoup plus chercher la pensée que les mots".

Après le langage, les arguments. Il en souligne comme à plaisir les faiblesses. Les notations du type : "Ce point n'est pas bien fort" ou "Tout ceci me paraît fort contestable" ou "Les théologiens affirment mais ils ne prouvent en aucune façon leur affirmation" sont assez fréquentes. Ainsi par exemple à propos de l'argument de prescription utilisé par dans le De Sacramentis in genere à l'appui du nombre de sacrements, il écrit : "M. Renaudet croit avoir fait un grand coup, mais il n'a rien prouvé. Son argument de prescription ainsi présenté ne vaut rien, car il est constant que les grecs n'ont formulé leur doctrine des 7 sacrements qu'au XIIIe siècle et les latins au XIe. Avant cela on admettait même dans l'Église latine jusqu'à 12 sacrements...".

Il trouve en particulier que les preuves scripturaires ne sont pas aussi efficaces qu'on le croit d'ordinaire, car on utilise des textes en les isolant de l'ensemble de l'Écriture qui seule peut leur donner sens : "En argumentant sur les prophéties, écrit-il en marge du De vera Religione, je crois qu'il est bon de remarquer que l'on ne doit pas prendre tel ou tel passage en particulier mais qu'on doit prendre l'ensemble prophétique... Il me semble que l'argument tiré des prophéties serait invincible si... on montre que les paroles qui étaient obscures se sont éclaircies en parcourant successivement tous les âges". Il ne faut cependant pas se méprendre sur le sens de cette demande. Comme son commentaire sur le développement de l'idée de Messie le montre bien il ne s'agit pas encore d'une revendication historico-critique mais d'une mise en perspective de l'histoire du salut :

‘C'est d'abord un Rédempteur qui est promis à Adam. Le fils de la femme vaincra le Séducteur ; on ne sait rien de plus : l'humanité vaincra ! Plus tard cette idée se développe, elle apparaît plus brillante au temps de Noé. Mais il était réservé au père des patriarches de savoir que c'était de sa race que devait sortir le libérateur promis... Que fera-t-il ? Quel sera son mode d'action ? Moïse le grand prophète va nous l'apprendre : ce sera un législateur et ce sera le prophète par excellence. L'idée se précise bientôt : David ne chante que la gloire de ce Messie...Isaïe devient l'historien de sa vie et de ses souffrances, Daniel nous détermine l'année de sa venue et de sa mort, Malachie nous le montre précédé de son précurseur etc. 342

On voit bien ce qui est contesté : l'usage de l'Écriture comme arsenal de preuves dans lequel on peut puiser pour argumenter un raisonnement a priori.

Mais surtout l'abbé Mignot constate que les arguments théologiques n'ont aucun rapport avec sa propre expérience religieuse et n'ont aucune utilité pratique : "Ma conscience ne me dit rien de ce qu'on veut lui faire dire" écrit-il dans les longues notes marginales sur le traité de la grâce. La distinction naturel / surnaturel dans la question de la connaissance de Dieu ne l'éclaire pas beaucoup :

Ne pourrait-on pas dire que le naturel est la même chose que le surnaturel, seulement à un moindre degré. […] Cependant je n'oserais l'affirmer hautement, car j'ai tous les théologiens contre moi . […] En quoi consiste l'ordre naturel ? Je n'en sais rien ; je sais qu'il consiste à ne pas voir Dieu in se mais il y a mille manière de le voir autrement 343 .

Et il conclut en appelant de l'Écriture contre la théologie : "Pour l'heure je n'en sais pas plus long que saint Paul : Videmus nunc per speculum in enigmate " 344 .

Derrière cette remise en cause du vocabulaire et de l'argumentation, c'est finalement la scolastique - du moins celle qu'on lui enseigne - qui ne le satisfait pas. Il souligne toutes les réserves qu'il trouve émises dans le Branchereau à propos de saint Thomas ou dans les cours de M. Hogan à propos de la scolastique. Par exemple dans le premier, sur un point concernant la liberté humaine : "Malgré toute notre vénération pour l'Angélique Docteur nous pensons qu'en ce point il fut subjugué par l'autorité d'Aristote. Nous n'admettons donc pas son sentiment..." Dans le De Sacramentis in genere du second : "Les scolastiques se sont épuisés à déterminer la nature du caractère. Ils ont cherché sa place dans les 10 catégories d'Aristote [...]. Nous ne pouvons les suivre dans ces conjectures qui reposent uniquement sur une philosophie vieillie".

Or l'abbé Mignot est sensible à l'air du temps. En marge du paragraphe du De Vera Religione consacré à la vérité du Pentateuque il note : "Il ne faut pas craindre les sciences. Notre siècle est le siècle de la critique et des recherches ; marchons avec confiance dans cette voie. Soyons persuadés que les sciences ne viendront que confirmer, corroborer notre sainte Religion".

Notes
338.

De vera religione, s.d. mais localisé à Issy ; De Trinitate, novembre 1863 ; De Incarnatione, novembre 1863-février 1864, M. Renaudet ; De Gratia, 1864, M. Renaudet ; De Sacramentis in genere, septembre 1864, M. Hogan ; le même traité par M. Renaudet 1864-1865 ; De Penitentiae, M. Hogan, mars 1865.

339.

"Je ne sais si la démonstration des propriétés du triangle fit autant d'effet sur mon âme que la lecture d'un travail de M. Le Hir sur l'authenticité du Pentateuque. Cette démonstration repose uniquement sur l'accumulation des probabilités ; elle doit être un chef d'œuvre du genre", Aperçu de la doctrine de saint Thomas, ADA, 1 D 5-04.

340.

Mgr Mignot ne précise pas auquel des deux frères Ferry (Jean Blaise, 1846-1896 et Blaise Antoine, 1833-1898), il fait allusion. L'un et l'autre ont participé à la refonte de la troisième édition du manuel de théologie connu sous le nom de Théologie de Clermont.

341.

1 er Reg, "Un mot sur Daniel", f° 304-305.

342.

Le développement de l'idée de Messie, ADA, 1 D 5 04, f° 25.

343.

Notes marginales sur le Traité de la grâce de M. Renaudet, f° 5, 9, 1864, ADA, 1 D 5-02.

344.

1 Cor, 13,12 : "A présent, nous voyons dans un miroir et de façon confuse".