2.2.2 M. Le Hir et la découverte de la Bible

Dans ses Souvenirs Mgr Mignot évoque ceux qui l'ont le plus marqué et à qui il voue une reconnaissance particulière : M. Lebas, M. Grandvaux, M. Sire, M. Brugère 345 . Mais il évoque surtout deux figures celle de M. Le Hir et celle de M. Hogan.

M. Le Hir (1811-1868), enseignait l'hébreu et l'Écriture sainte. Son savoir immense avait impressionné Ernest Renan qui avait été son élève 346 et Mgr Mignot garde en mémoire l'étendue de l'érudition et les qualités pédagogiques du professeur. M. Le Hir lui fait découvrir que la Bible est un livre susceptible d'être analysé par les méthodes de la critique, du moins celles de la critique interne. Cela a considérablement aiguisé sa curiosité. En 1885, dans son Essai sur l'histoire du dogme de l'Inspiration, il écrit en effet : "Je me rappelle l'impression que j'éprouvais quand, encore séminariste, M. Le Hir m'apprit à m'en servir. […] Je n'en revenais pas de surprise" 347 . Dans une note confidentielle à son ami l'abbé Chédaille qui lui avait demandé pourquoi il en était venu à s'intéresser à la question biblique il écrit :

‘Comme la plupart des enfants catholiques j'avais peu lu la Bible et n'en connaissais que les principaux épisodes racontés dans les histoires saintes et aussi l'évangile de saint Matthieu qu'on nous faisait apprendre par cœur au petit séminaire. La Bible n'était pas pour moi ce qu'elle est pour les enfants protestants : le Livre par excellence. A Saint-Sulpice, comme tous les séminaristes, j'en lisais chaque jour quelques chapitres après la messe, et aussi un chapitre du nouveau Testament avant l'examen de conscience. […] Un jour M. Le Hir que j'avais pour directeur, me demanda si je remarquais des différences entre saint Marc et saint Matthieu, entre saint Luc et saint Jean. Mon éducation biblique était si rudimentaire que je répondis négativement. M. Le Hir eut la bonté de m'initier à la critique textuelle 348 . ’

Notons au passage que cette initiation biblique n'a pas pour cadre un cours officiel, mais semble-t-il la relation privilégiée d'un directeur de conscience et de son dirigé. Les conseils de M. Le Hir sont d'ailleurs surtout des conseils de prudence. Ainsi il suggère au séminariste, avant toute étude spécifique, de lire les Glaphyres de Saint Cyrille d'Alexandrie 349 afin d'obtenir, "le sens général, l'esprit de l'Écriture". Plus tard, s'il autorise l'abbé Mignot à lire La vie de Jésus de Renan - bien qu'il estime qu'il ne faut pas accorder grand intérêt à ce livre 350 - c'est qu'il juge suffisantes "les études préparatoires et les précautions prises". Mais il rappelle à son dirigé que, s'il "est bon et même nécessaire de se fortifier dans la controverse, les bons controversistes sont ceux qui ont commencé par l'étude dogmatique des matières controversées" 351 . Quand M. Le Hir permet enfin à l'abbé Mignot de "s'appliquer à l'Écriture sainte de préférence à la théologie scolastique (car) l'Écriture est la partie la plus écourtée au séminaire", celui-ci vient d'être ordonné. Encore le programme d'étude reste-t-il limité : "Exercez-vous tantôt à la lire, tantôt à la commenter dans des dispositions de piété, tantôt à en traduire les passages les plus frappants, tantôt à l'apprendre par cœur" 352 . Tout cela explique sans doute que Mgr Mignot prétende à la fin de sa vie qu'il n'a pas vraiment acquis à Saint-Sulpice "d'idées bien nettes sur ce qu'on appelle critique" 353 .

L'abbé Mignot restera en relation épistolaire avec M. Le Hir jusqu'à la mort de celui-ci. C'est auprès de lui que le séminariste se tourne quand il s'interroge sur sa vocation, en particulier sur la question de savoir s'il doit s'engager dans la voie de la vie religieuse et entrer dans la Compagnie de Jésus 354 . M. Le Hir conseillera toujours la prudence à tel point que l'abbé Mignot interprétera ces réticences comme une opposition. M. Le Hir est obligé de s'expliquer : "Ne craignez pas que je m'oppose à votre vocation pour la Compagnie de Jésus. Je vénère cette illustre société. Je n'ai voulu qu'éprouver votre vocation. Si votre attrait persévère, vous le suivrez avec une plus entière sécurité". C'est que plus profondément M. Le Hir ne discerne pas en Mignot les signes d'une réelle vocation religieuse 355 .

Notes
345.

Louis-Frédéric BRUGÈRE (1823-1888) avait un doctorat de théologie obtenu à Rome. Nommé à Issy en 1861, il enseigna à partir de 1862, et durant vingt quatre ans, les traités De Religione et De Ecclesia. Dans son livre La certitude morale, Léon Ollé-Laprune dit être en accord avec les idées avancées par M. Brugère en appendice de son traité sur la Religion, sur le rôle du "cœur" dans la certitude.

346.

"Tout ce que je suis comme savant, je le suis par M. Le Hir" mais il ajoutait : "Au fond, il ne lui manqua que ce qui l'eût fait cesser d'être catholique, la critique. Je dis mal : il avait la critique très exercée en tout ce qui ne tient pas à la foi ; mais la foi avait pour lui un tel coefficient de certitude, que rien ne pouvait la contrebalancer", Souvenirs, pp. 165, 159.

347.

Essai..., f° 135.

348.

Notes sur quelques questions bibliques, ADA, 1 D 5 14, f° 3.

349.

Cet ouvrage appartient à la série des commentaires de l'Ancien Testament qui utilisent la méthode allégorico-typologique. Il entend montrer que la Loi est dépassée dans sa lettre mais pas dans son esprit.

350.

"On me rappelait il y a quelques jours un mot fort juste de M. Guizot sur cet ouvrage... c'est un livre à l'usage des libres penseuses. Louez Dieu qui vous ôte le goût de la frivolité mais défiez vous toujours de vous-même", Lettre de M. Le Hir à l'abbé Mignot, 3 août 1864, ADA, 1D 5-07.

351.

Id.

352.

M. Le Hir à l'abbé Mignot, 19 octobre 1865, ADA, 1D 5-07.

353.

1er Reg., f° 69.

354.

M. Le Hir à l'abbé Mignot, 5 mars 1863, ADA, 1D 5-07.

355.

"Je n'ai point reconnu en vous jusqu'ici de marques sensibles d'une vocation religieuse ; j'ai vu des attraits assez vifs, mais changeants", (lettre du 19 octobre 1865).