2.2.3 M. Hogan : "Omnia probate"

Si l'influence intellectuelle et spirituelle de M. Le Hir sur Mgr Mignot est importante, celle de M. Hogan (1829-1901) est déterminante. Il "lui révéla la puissance de son intelligence en soufflant dans son âme le feu sacré de la science" dit l'abbé Berriot qui remarque que l'abbé Mignot parlait peu de Saint-Sulpice sauf de M. Hogan, "le maître toujours vénéré et toujours consulté qu'il retournait voir à Paris dès qu'une difficulté le travaillait".

Les deux seuls souvenirs de cours qu'il évoque sont précisément relatifs à des cours de M. Hogan, l'un sur le péché, l'autre sur le développement du dogme. Le premier, assez développé 356 , montre que la classe de M. Hogan était un lieu de débat. Autour d'une question donnée 357 , on voit s'affronter l'abbé Mignot et l'un de ses condisciples, l'abbé Arnaud, chacun développant arguments et objections. M. Hogan intervient pour indiquer que telle ou telle proposition ne peut être soutenue, car elle tombe sous le coup d'une condamnation ou pour en développer une autre quand le débatteur n'arrive pas à justifier son point de vue et finalement pour indiquer la position qui lui semble pouvoir être tenue. Ce témoignage concorde bien avec celui d'un autre élève de M. Hogan qui rapporte : "Tout démolir pour tout reconstituer était le programme. Le temps des classes était employé à des efforts d'investigation perpétuelle" 358 . A la génération suivante, c'est encore ce maître soucieux d'apprendre à penser que décrit l'abbé Klein : "Son enseignement, toujours simple et clair, visait plus à former nos esprits qu'à nous munir par avance de mécanique à tout résoudre" 359 . L'abbé Klein note d'ailleurs que cette manière de procéder était loin de faire l'unanimité auprès des séminaristes et que M. Hogan n'était "le maître des maîtres" que "pour les plus ouverts d'entre nous" 360 . Témoignage confirmé a contrario par Mgr Turinaz 361 qui, dans sa critique des différentes propositions de réforme des études ecclésiastiques, évoque "M. Hogan […] unanimement exalté par tous les novateurs" 362 .

Pour les autres, il était source de scandale. L'abbé Guillibert, rappelait en 1900 à Mgr Mignot qu'il fallait savoir supporter "des dénonciations ineptes, comme de notre temps en essuyait M. Hogan !" 363 Dix ans après la mort de M. Hogan, sa pédagogie sera encore dénoncée à Mgr Benigni comme une aberration par l'un de ses correspondants : "M. Hogan avait pour habitude de passer la plus grande partie de son temps à exposer à ses élèves les objections contre la doctrine catholique, remettant au moment de la "repasse" pour en donner la réfutation. Naturellement, quand le moment de la "repasse" arrivait, on était pressé par le temps et les élèves étaient invités à étudier ces questions en particulier" 364 .

Mais par dessus tout, c'est sa capacité "à découvrir le sens vivant et la portée moderne des questions en apparence les plus vieillies" 365 qui a marqué ses élèves. Il savait les adapter "avec un rare bonheur aux besoins actuels de l'Église et de la société".

Le second récit doit sans doute plus à la reconstruction du souvenir, car on en trouve une première version différente dans un texte de 1868 366 donc postérieur de trois ou quatre ans seulement aux faits racontés. Après une étude sur les sacrements, l'abbé Mignot se demande si saint Pierre aurait été surpris à la lecture du catéchisme du concile de Trente et s'il y aurait appris quelque chose. Dans ses souvenirs il pose la question à M. Hogan qui lui répond que "de prime abord saint Pierre aurait été surpris, mais qu'en y réfléchissant il aurait dit : 'Oui, c'est bien la doctrine du Maître'" 367 . Dans le texte de 1868 la même scène a pour cadre une conversation avec l'un de ses condisciples dont il obtient la même réponse. La transposition s'explique vraisemblablement par le fait que Mgr Mignot se souvient très clairement que, contrairement à certains de ses collègues, M. Hogan acceptait de débattre de toutes les questions et surtout qu'il se distinguait de ses collègues qui imaginaient volontiers "que le catholicisme des théologiens a été la religion de Jésus et des apôtres" 368 . Il l'oppose en cela à M. Grandvaux qui "n'admettait aucun développement du dogme et trouvait la question plus qu'inconvenante, presque hérétique !"

Mgr Mignot attribue à M. Hogan deux caractéristiques de ce qu'il appelle "la direction de ma pensée", c'est-à-dire de son habitus intellectuel : d'abord de "ne pas jurer toujours d'après les paroles du maître", ensuite d'avoir une approche historique ou mieux archéologique des problèmes qui permette de remonter à travers les couches successives empilées par le temps jusqu'au socle originel. "Il m'a appris… à chercher ce que la pensée humaine avait ajouté à la tradition primitive, en quoi consistait au juste cette tradition" 369 . A l'abbé Chédaille il dira : "M. Hogan m'apprenait à ne pas me payer de mots ni à accepter les raisons toutes faites, à n'accepter en dehors de l'enseignement précis de l'Église, aucune affirmation sans la contrôler" 370 .

Enfin et surtout M. Hogan l'engage à lireNewmanet - ce qui est plus étonnant et manifeste l'ouverture d'esprit du professeur- un auteur protestant Alexandre Vinet 371 . "Je dois dire à la vérité que ces deux auteurs, le premier surtout… me servirent de préservatif contre le danger des études critiques". S'il cite de temps à autre le second 372 , c'est L'essai sur le développement de la doctrine chrétienne qui lui ouvre des horizons insoupçonnés : "L'impression causée par cette lecture fut si profonde qu'elle est encore aussi vivante en moi qu'au premier jour" écrit-il en 1906, dans la lettre préface à la traduction de l'Essai par l'abbé H. Bremond et il ajoute : "J'y trouvais surtout une théorie merveilleuse… qui répondait à nos préoccupations intellectuelles, nous faisait mieux comprendre le sens de la parabole de la petite semence qui devient un grand arbre." 373 Sans doute ne faut-il pas prendre tout à fait au pied de la lettre ce sentiment de "libération" attribué a posteriori à la lecture de l'Essai. Les questions sur le niveau de science de saint Pierre que nous avons évoquées plus haut montrent qu'au contraire l'approche newmanienne a provoqué bien des inquiétudes dont nous verrons que l'abbé Mignot eu du mal à se défaire. En revanche on ne peut pas douter du choc intellectuel majeur de cette lecture pour le jeune clerc. Et cela au moins pour deux raisons. D'une part, en faisant de la capacité de développement de l'Église catholique et non de son immutabilité un signe certain de son authenticité, l'Essai remettait brusquement et radicalement en cause des représentations que rien jusque là n'était venu troubler. D'autre part la présentation du catholicisme comme une religion historique et non comme une théorie abstraite se manifestait en particulier dans un usage tout à fait original des Pères de l'Église. Leurs citations ne venaient pas, comme dans l'enseignement que connaissait l'abbé Mignot, confirmer une thèse théologique mais témoigner d'un état de la doctrine à un moment donné. Ici aussi la nouveauté dépasse l'aspect purement méthodologique pour atteindre le niveau des représentations.

Newman a incontestablement exercé sur l'abbé Mignot une influence majeure et durable. Non seulement parce que son œuvre répondait à une attente, mais plus encore peut-être parce qu'il représentait un modèle de croyant intellectuel auquel le jeune prêtre pouvait s'identifier. Commentant en 1873 les paraboles du trésor et de la perle, l'abbé Mignot écrit : "Dans la première, le trésor se trouve inopinément sans travail de la part de l'homme tandis que dans la seconde l'activité humaine est mis en plus grand relief, c'est […] un homme qui va à la recherche des vrais biens de la vie ; quand il a trouvé la perle qu'il cherchait, il s'arrête, il est à jamais fixé (le P. Newman est pour moi l'image de ce chercheur de perles dont Dieu a béni les efforts)" 374 .

L'enseignement de M. Hogan provoque ainsi toute une série de réajustements intellectuels. Il a d'abord pour conséquence de relativiser celui de M. Le Hir. L'abbé Mignot perçoit peu à peu ce dernier comme "un critique orthodoxe, en ce sens que sa science lui servait à défendre la tradition biblique plutôt qu'à la discuter", qui pratiquait une critique "en quelque sorte unilatérale" et que son érudition "manquait d'amplitude" 375 . Relisant plus tard le cours sur le Pentateuque, il note en marge les incohérences. Ainsi il épingle le fait que M. Le Hir prend au pied de la lettre et sans commentaire particulier le passage des Nombres qui indique que Moïse a désigné douze hommes pour faire les lois. Il note en marge : "Donc les lois n'ont pas été faites par Dieu ni par Moïse" 376 . A la fin de sa vie il sera très sévère à ce propos : "D'un autre côté des arbres excellents, je veux dire d'excellents auteurs catholiques ont produit de mauvais fruits en voulant justifier à tout prix ce qui n'est plus défendable. C'est ce que faisait notre très saint et très savant M. Le Hir… Ce sujet est trop délicat pour que je m'étende davantage" 377 .

Pour l'heure l'abbé Mignot perçoit, de façon sans doute encore confuse, que les problèmes bibliques ne sont pas seulement ni même d'abord des problèmes de critiques textuelles mais des problèmes relevant du rapport entre l'histoire et la vérité.

Nous avons évoqué l'autorisation que l'abbé Mignot avait obtenu de lire la Vie de Jésus de Renan. Le jeune séminariste y consacre ses vacances de l'été 1864 378 . On sait que le retentissement du livre dans l'opinion publique de l'époque a été considérable 379 . Mgr Baudrillart parle du "coup de tonnerre" qui ouvrit les yeux et fit enfin admettre qu'il fallait travailler 380 . La manière dont Mgr Mignot évoque, bien des années plus tard, la parution de ce livre montre qu'il a gardé intact le souvenir du choc qu'il a lui même ressenti : "Il y aura bientôt quarante ans que paru la Vie de Jésus par Renan. Il nous souvient du scandale qu'elle produisit chez les croyants, des larmes amères qu'elle fit verser à ceux qui aiment Notre Seigneur, comme aussi des cris de triomphe de nos adversaires dont le refrain était celui des juifs : "Nolumus hunc regnare super nos" 381 . Il dira bien plus tard au Père Hyacinthe 382 combien il avait été troublé par cette lecture. Il en garde le souvenir d'avoir été surtout frappé par la manière dont Renan présentait la dimension humaine du Sauveur. Lire que Jésus ne savait pas le grec ouvrait d'un coup la question des limites de la science du Christ et donc finalement celle du rapport entre le personnage de l'histoire et la deuxième personne de la Trinité. Or pour répondre à cette question toute la philologie de M. Le Hir était insuffisante.

Dès Saint-Sulpice l'abbé Mignot prend donc conscience des limites de l'approche traditionnelle - même si elle s'accompagne de l'éblouissante érudition de M. Le Hir 383 - des problèmes que pose la Bible. Mais si cette approche ne le satisfait plus, il ne dispose d'aucun outil susceptible de lui permettre d'en aborder une autre.

Ce n'est certainement pas du côté de la théologie, nous l'avons vu, qu'il en trouve. Dès le temps de la philosophie, "le petit ver du doute" s'était insinué, et les questions sont maintenant plus difficiles. A celles de formes que nous avons déjà évoquées s'ajoutent celles de fond.

‘Elles vinrent d'abord à l'occasion du rôle prêté à Marie. Il me semblait, à faire Marie si parfaite, si pleinement associée à la pensée de Dieu, dès ici-bas, qu'on ne lui laissait rien à gagner dans le ciel, sauf la félicité. Que Marie, me disais-je, soit telle dans le ciel que nous la dépeignons, rien de mieux ; mais qu'elle ait été douée de toutes ces perfections dès sa plus tendre enfance, cela ne me parait fondé sur rien de décisif. Tout ce que nous savons de Marie enfant est tiré des évangiles apocryphes que l'Église n'a pas acceptés 384 . ’

Et l'on voit qu'à nouveau la difficulté qui assaille le séminariste est celle du rapport entre la théologie et l'histoire. Et en cas de conflit entre un fait bien constaté et une affirmation qui n'en tient pas compte, il ne voit pas pourquoi il faudrait "ajouter plus de foi à une affirmation spéculative, sauf en matière de foi rigoureuse, qu'à l'expérience ?" Ainsi par rapport à la question des connaissances de saint Pierre évoquée plus haut il écrit : "Pour moi j'étais porté à croire, en m'appuyant sur la promesse de Notre Seigneur d'envoyer le Saint- Esprit pour éclairer l'Église suivant le besoin de chaque siècle, que saint Pierre ne connaissait pas toutes les conséquences de la doctrine révélée" 385 .

Ces difficultés au sujet desquelles l'abbé Mignot n'obtient pas de réponses satisfaisantes 386 - pas même de M. Hogan qui restait "dans sa sérénité olympienne" 387 - ne l'inquiètent pas. D'abord parce que le doute n'est jamais que "la mise en pratique du conseil de saint Paul : Omnia probate". Il considère les difficultés qu'il rencontre comme des problèmes objectifs, extérieurs dans une large mesure au domaine de la foi, en tout cas incapables de remettre en cause ce qu'il appelle "l'immanence des vérités chrétiennes" en lui. "Les objections m'intéressaient sans me troubler ; je les étudiais comme j'aurais étudié la température du mercure". Ensuite parce que sa piété reste intact. Il revient plusieurs fois sur cette réalité : "J'étais repris par la beauté des fêtes sulpiciennes : la Présentation, la fête de l'Intérieur de Notre Seigneur, celle de son sacerdoce, la fête de l'Intérieur de la Sainte Vierge etc. Tout cela était si prenant, pénétrait si bien mon cœur, mes tendances mystiques, ma manière d'envisager le catholicisme intégral que mes difficultés s'évanouissaient" 388 . Enfin parce qu'il est convaincu de sa "supériorité intellectuelle" par rapport aux incrédules et au peuple chrétien indifférent qui sont, à des degrés divers, des ignorants. Ce sentiment l'amène à faire sienne la prière du Christ en croix et il s'en ouvre à M. Le Hir qui lui répond : "Je verrai toujours avec plaisir que vous disiez après le divin Maître le Pater ignosce illis, nesciunt quid faciunt. Mais c'est précisément ce qui doit enflammer votre zèle pour les instruire et les convertir" 389 .

Alors qu'il est bien noté 390 , l'abbé Mignot n'est pas admis à suivre le Grand Cours. Il ne s'en est jamais expliqué et ne semble pas en avoir éprouvé une quelconque déception. En revanche, il conservera une certaine rancœur vis-à-vis de M. Icard qui lui a refusé la permission de se présenter au baccalauréat. "Maintes fois, rapporte Mgr Lacroix, je l'ai entendu dire plaisamment : 'Je ne suis rien, pas même bachelier !' Et comme je lui en marquai mon étonnement, il me répondit un jour : 'Le petit séminaire de Soissons n'avait pas de classe de philosophie et quand je m'en ouvris à M. Icard qui représentait déjà à Saint-Sulpice le traditionalisme le plus rigide, il me répondit d'un ton sec : Inutile d'insister, le bac ne sert à rien pour un prêtre'" 391 .

Quel bilan peut-on tirer, du point de vue de la formation intellectuelle de l'abbé Mignot, de ces années de séminaire ?

Au niveau philosophique il faut d'abord souligner le fait que d'avoir été confronté durant ses études à un éclectisme certain a empêché Mgr Mignot de voir dans un système donné une philosophie chrétienne. Contrairement à son condisciple Mgr d'Hulst, il n'éprouvera jamais le besoin de se faire le défenseur d'un retour à saint Thomas. Outre qu'on peut y voir une des sources de son ouverture d'esprit, il y a vraisemblablement là l'explication de sa capacité à rester réceptif à de nouvelles perspectives philosophiques.

Il y a puisé aussi l'idée que "notre besoin de chercher est au fond de notre nature et qu'il paraît bien un fait premier de notre constitution intellectuelle" 392 . Il aime citer le mot que M. Hogan, à qui il le doit, attribuait à Malebranche auquel se rattachaient les ontologistes : "Si je tenais la vérité captive, je lui rendrais la liberté afin d'avoir le plaisir de chercher encore". Il trouvait ainsi une justification théorique à cette insatiable curiosité qui l'animait et dont tous ceux qui l'ont approché ont témoigné.

C'est ensuite dans la courte Histoire de la philosophie du Branchereau qu'il a trouvé les premiers rudiments de la philosophie de Kant et de l'idéalisme allemand. L'exposition de leurs positions philosophiques y est particulièrement nuancée, en particulier en ce qui concerne le premier à qui sont consacrées 26 pages sur les 241 que compte l'histoire de la philosophie. Il avait pu y lire que Kant avait eu "le mérite incontestable d'avoir analysé notre faculté de connaître avec plus de profondeur qu'on ne l'avait fait jusqu'à lui" ; que "sa clarification… restera le monument le plus original qu'ait produit le génie philosophique" ; qu'il avait voulu "en finir avec les sceptiques, en plaçant les vérités qui importent le plus à l'homme d'admettre, en dehors de toutes les attaques de la raison". On pouvait toutefois lui adresser deux reproches, l'un direct, l'autre indirect. En ne voulant pas "reconnaître dans l'esprit humain des notions telles que leur existence subjective implique leur existence objective", il ne pouvait pas éviter une contradiction majeure puisque "les raisonnements qu'il fait dans la critique de la raison pratique ne peuvent avoir aucune valeur objective, si la raison pure est incapable de nous donner la certitude" et d'autre part si lui même n'est pas panthéiste, il en prépara les voies, car pour résoudre la difficulté centrale de son système, ses disciples ont été conduits à "identifier les deux termes de la connaissance" 393 .

Enfin, l'ontologisme, que M. Branchereau regardait "comme le fondement nécessaire de toute vraie philosophie" 394 et qui affirmait face au traditionalisme de Lamennais le pouvoir de la raison individuelle et défendait face au positivisme l'intuition métaphysique a marqué de manière certaine la conception que Mgr Mignot s'est faite des rapports de la raison et de la foi.

Cependant la philosophie lui restera toujours un monde relativement hermétique. En 1885, faisant la recension d'un livre sur l'abbé Hetsch, ancien supérieur du petit séminaire d'Orléans, il écrit :

‘Nous ne suivrons pas notre héros au milieu de ses recherches sur l'Absolu, l'Inconscient, le Devenir. Ces idées qui ont fasciné l'Allemagne […] paraîtraient à nos lecteurs des extravagances de haut goût ; ils ne se persuaderaient jamais que des esprits, d'ailleurs forts remarquables, croient sérieusement à ces cauchemars intellectuels 395 .’

Cette absence d'une réelle dimension philosophique dans la réflexion de l'archevêque n'est pas passé inaperçue. Au P. Laberthonnière qui s'en étonne, l'abbé Birot répond :

‘Mgr Mignot, très versé dans les sciences scripturaires, en est pour la philosophie à l'éclectisme d'il y a quarante ans, et n'a pas suivi le mouvement néo-critique, mais comme par réaction contre le dogmatisme excessif de certaines écoles, son éclectisme s'est tempéré d'un certain scepticisme, il s'est trouvé tout prêt à saisir le réalisme chrétien de votre pensée 396 .’

Au niveau théologique, le résultat est, à certains égards, encore moins satisfaisant. L'enseignement qu'il a reçu n'a pas fourni à l'abbé Mignot les outils à la hauteur des questions qu'il se posait. Quand il le félicitera pour ses Lettres sur les études ecclésiastiques et son discours sur La méthode de la théologie, son condisciple, devenu vicaire général d'Aix, l'abbé Guillibert évoquant le temps de leur théologie lui écrit :

‘Que les jeunes ecclésiastiques sont autrement fortunés que nous qui pataugions, déconcertés, bourrelés de tentations. Car naïfs, mais enfin intelligents, nous devions avaler des mots, des mots, des bribes incohérentes, des fatras indigestes sans utilité. Et on nous disait que c'était la science des sciences, la théologie ! Soit, la vérité était là dedans ; mais pourquoi ne l'en extrayait-on pas ? 397

La médiocrité ou plus exactement la non adéquation de l'enseignement théologique aux attentes de l'abbé Mignot a une double conséquence. D'une part, il a conçu pour la scolastique, sous la forme où elle lui a été enseignée, une réserve pour ne pas dire une répulsion, qui ne fera que s'accroître avec le temps. D'autre part, cette insatisfaction sera, en grande partie, l'aiguillon qui l'obligera à orienter ses recherches dans une autre direction et l'amènera sur le terrain biblique.

‘Quand l'intelligence est devenue plus virile, que le monde s'est ouvert devant nous, alors, en proportion des dons intellectuels dont Dieu nous avait honorés, est venue la tentation de désobéissance et d'incrédulité ; alors est venue la raison pour faire la guerre à la science divine de notre enfance […] puis sont venues les discussions orgueilleuses contre la vérité, les réserves, les doutes, un ton sceptique, des assertions paradoxales […] Puis est venu la prétention à l'originalité, le désir de penser par soi-même. […] Alors notre tempérament de foi s'est modifié, notre constitution intellectuelle s'est transformée ; lentement, insensiblement nous sommes devenus absolument différents de ce que nous étions. Sans nous en apercevoir nous avons subi l'influence fatale de l'incrédulité 398 .’

Ce qui se donne à lire dans cette relecture de son enfance et de sa formation ecclésiastique c'est que l'habitus acquis durant cette dernière est impuissant à faire barrage à celui acquis durant la formation première dans la mesure où ce dernier s'est constitué sinon contre l'Église du moins assez grande partie en dehors d'elle et qu'il se trouve donc en consonance avec l'univers mental que son entrée dans la culture savante lui fait découvrir.

Notes
356.

1er Reg., f° 280-283.

357.

"En quel état se trouve l'âme après son péché ? Est-elle psychologiquement la même qu'auparavant ?"

358.

"Souvenirs d'un prêtre de Coutances", cité par F. Beretta, Mgr d'Hulst et la science chrétienne, Paris, Beauchesne, 1996, p. 24.

359.

Abbé F. Klein, La route du petit Morvandiau, Paris, Aubier, 1946, p. 71.

360.

Id., p. 70.

361.

Mgr Charles-François TURINAZ (1838-1918), évêque de Tarentaise (1873) puis de Nancy (1882). Mgr Lacroix dit de lui : "C'était contre de véritables fantasmagories qu'il s'escrimait avec véhémence. Il resta étranger à la culture moderne et passa une bonne partie de son épiscopat à batailler contre des erreurs dont les nuances lui avaient échappées et à anathématiser des hommes que leur loyauté aurait dû protéger contre ses propos agressifs", BN, fonds Lacroix, Naf 24406, f° 544.

362.

Mgr Turinaz, La vraie méthode…, p. 85.

363.

Lettre du 2 novembre 1900, ADA, 1 D 5 01.

364.

Lettre du 10 mars 1910 de Salvien Miglietti, Archives des Augustins de Rome, HG 147. Dans cette lettre que m'a aimablement communiquée E. Fouilloux, l'auteur souligne que Mgr Mignot "fut l'un des élèves préférés de M. Hogan."

365.

Préface aux Études du clergé de J. Hogan, p. 7.

366.

Dissertation sur le développement de la doctrine chrétienne, ADA, 1 D 5-04, f° 24.

367.

1er Reg.,f° 63.

368.

Renan, Souvenirs, p. 126.

369.

1er Reg.,f° 61.

370.

Notes sur quelques questions bibliques, ADA, 1 D 5 14, f° 4.

371.

Alexandre Rodolphe VINET (1797-1847), théologien suisse qui eut une grand influence sur l'évolution de la théologie calviniste au XIXe siècle en l'ouvrant aux courants de la philosophie allemande et en accordant au sentiment religieux, voire au mysticisme le pas sur la foi positive.

372.

Par exemple Études sur les Évangiles, cahier B, f° 8 : "Comme le dit encore si bien Vinet : 'Est-ce que la raison peut rien comprendre au mystère de la Croix'", ADA, 1 D 5 11-01

373.

Newman, Le développement du dogme chrétien, trad. H. Bremond, Paris, Bloud et Cie, 1906, pp. V-VI.

374.

Commentaire de saint Matthieu, ADA, 1 D 5-04, f° 66-67.

375.

Mgr Mignot n'est pas le seul élève de M. Le Hir à exprimer des réserves sur son exégèse. Fr. Laplanche en signale d'autres in La Bible en France, p. 169, n. 11.

376.

Introduction au Pentateuque, 2e cahier, s.d., ADA, 1 D 5-02.

377.

Molitg, ADA, 1 D 5-21, f° 20.

378.

"Je me souviens d'avoir employé une de mes longues vacances à réfuter la Vie de Jésus qui venait de paraître. Le travail d'écolier devait être bien faible, et pourtant, comme je le fis d'après les indications de M. Le Hir, je regrette de l'avoir prêté à je ne sais lequel de mes condisciples [qui ne l'a pas rendu]", 1er Reg.,f° 83.

379.

Il connaît 13 éditions de 1863 à 1864 et dans le même temps plus de 200 réfutations !

380.

Le renouvellement intellectuel du clergé de France au XIXe siècle, Paris, 1903, p. 42. Il ajoute : "La France, pas plus dans les facultés d'alors, grandes écoles d'éloquence, que dans les séminaires, n'a d'ateliers critique."

381.

Études sur les Évangiles, ADA, 1 D 5 11-01, (1897-1898), cahier A, f° 1.

382.

Dans une conversation à Moutiers chez Mgr Lacroix le 24 mai 1906, cf. Albert Houtin, Le Père Hyacinthe, t. 3, p. 297.

383.

Dans son Essai sur l'Inspiration de 1885 il évoque sa surprise à la lecture du manuscrit de M. Le Hir dans lequel celui-ci "démontrait l'authenticité du Pentateuque par des arguments intrinsèques ce qui faisait dire à M. Brugère que c'étaient des pyramides d'Egypte construites avec des pattes de mouches", ADA,1 D 5-11/1, Essai..., f° 135. Il y revient dans ses confidences à l'abbé Chédaille : "La dissertation était un prodigieux amoncellement de preuves pour ainsi dire microscopiques, des rapprochements saisissants, d'adaptation inattendues : c'était un éblouissement. Il va s'en dire qu'après cette lecture notre conviction devint inébranlable".

384.

1er Reg., f° 61.

385.

Ibid., f° 63.

386.

"Quand après les classes on posait une question à M. Icard, notre vénéré maître, il posait la main sur la tête du questionneur et lui disait en souriant : "Cher enfant !" Ces mots pleins d'une douce ironie en disaient long", Varia, juin 1916, f° 94, ADA, 1 D 5 21.

387.

"Rien ne troublait sa foi d'Irlandais, rien ne l'inquiétait au milieu de ces insolubles problèmes, précisément parce qu'il sont insolubles. Il prenait son parti des mystères comme nous prenons parti de vivre tranquilles au milieu de toutes les forces de la nature qui pourraient nous réduire en poussière. Ce que nous serions tentés de regarder comme contradictoires n'était pour lui que l'inexpliqué.", 1er Reg., f° 62.

388.

Ibid., f° 61, et aussi : "Ma piété n'avait pas diminué et je récitais de grand cœur sans inquiétudes intellectuelles, avec une foi vive les invocations des litanies de la Sainte Enfance : "Jesu, comprehensor in via ; Jesu viator in gloria..." Ce n'est que plus tard que le problème se posa avec précision à propos du développement intellectuel de Jésus."

389.

"Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font", Lc 23, 34, lettre du 27 août 1863.

390.

"Caractère : très bon, fort docile ; Piété : bien, solidement pieux ; notes d'examen : entre 7 et 9", Archives de Saint-Sulpice, ms 1117, p. 343.

391.

Biographie manuscrite, f° 36, ADA, 1D 5-26.

392.

Deuxième Lettre sur les Études ecclésiastiques, pp.18-19. Id. pour la citation de Malebranche.

393.

Branchereau, Praelectiones Philosophiae, vol 3, pp. 390-391.

394.

Branchereau, Op. cit., p. 331.

395.

"Histoire d'une âme", Semaine religieuse de Soissons, 1er août 1885, p. 467.

396.

Abbé Birot au P. Laberthonnière, 27 juin 1904, Perrin, p. 44.

397.

Lettre du 7 février 1902, ADA, 1 D 5 01.

398.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, 8 mars 1884, pp. 134-135.