1.1.2 Vicaire à Saint-Quentin.

Le premier changement notable que provoque son arrivée à Saint-Quentin concerne la tâche pastorale. Même si "le théâtre des opérations d'un vicaire est modeste et sa sphère d'action limitée", la charge de travail est plus lourde que celle qu'il a connue comme professeur : "baptiser, marier, enterrer, visiter les malades, faire le catéchisme et assurer des confessions nombreuses... je travaillais de mon mieux à la gloire de Dieu et à la sanctification des âmes" 408 .

Mais un autre changement, plus capital, est celui du passage d'un monde clos dans lequel son âge isolait le jeune abbé, pris qu'il était entre des prêtres plus âgés et ses jeunes élèves, à un monde ouvert où il retrouve des prêtres de sa génération, vicaires comme lui, et tout d'abord son plus proche ami, l'abbé Chédaille. La description qu'il donne du groupe des vicaires de Saint-Quentin donne une idée des diverses sensibilités qui traversent le clergé en ces dernières années du Second Empire.

"Notre communauté, écrit-il, était fort unie malgré de notables divergences dans les idées. M. Mathieu et M. Prévot recevaient la blanche Union, M. Genty le Monde, M. Poindron l'Univers, moi le Français, l'abbé (Chédaille), en sa qualité de littérateur recevait le Journal des Débats" 409 .

On imagine facilement les débats qui pouvaient exister - pour ne prendre que les deux extrêmes - entre les deux lecteurs de l'Union, journal légitimiste "organe de la fidélité immaculée et refuge d'écrivains du temps de la Restauration" 410 et l'abbé Mignot, lecteur du Français, journal récemment créé qui entendait participer, "avec ceux qui aiment ce siècle malgré ses erreurs et ses fautes" 411 , au travail de réconciliation du catholicisme et des temps modernes. Le fait que le jeune abbé soit abonné à un journal nouveau témoigne d'ailleurs de sa curiosité et sans doute aussi d'une volonté certaine de se distinguer que nous retrouverons manifestée de bien des manières.

Le curé ne se faisait pourtant pas faute de veiller sur les lectures de ses vicaires, même s'il se fondait sur des critères tout subjectifs et sur un jugement somme toute aussi peu éclairé que celui de M. Le Hir à propos de la Revue des Deux Mondes :

Le Journal des Débats était moins modéré qu'aujourd'hui et accentuait un peu trop la note rationaliste 412 . Je vois encore la figure de M. Gobaille scandalisé que ce journal put entrer au vicariat. Il obligea M. Chédaille à cesser son abonnement. Je ne sais pourquoi il ne lui défendit pas de recevoir la Revue des Deux Mondes bien plus avancée que les Débats. Il l'ignorait probablement 413 .

En cette période pré-conciliaire, les débats sont vifs entre les vicaires à propos de la question de l'infaillibilité personnelle du pape. L'abbé Mignot lit Le Pape et le Concile de Döllinger 414 . Il écrira plus tard au Père Hyacinthe :

‘J'avais lu, à l'époque du concile, le livre de Janus que vous me signalez réédité. Ce livre me fit grande impression et je reconnais qu'il est de nature à troubler les âmes candides qui s'imaginent que la sainte Vierge faisait tous les jours sa visite au Saint-Sacrement ! Ma foi aurait été troublée… par les raisons de Janus, si M. Hogan ne m'avait ouvert l'esprit pendant mon séminaire et si je n'avais cru au développement réel de la doctrine chrétienne 415 . ’

S'il ne suit pas Döllinger dans toutes ses conclusions, il n'en demeure pas moins que sur le moment l'abbé Mignot est un "ardent adversaire" de la définition. Immédiatement après le concile, dans une étude sur le droit canon 416 , il s'en explique.

Une double raison justifiait son opposition : l'inopportunité et l'absence d'unanimité de la tradition. Le premier argument était celui de tous les anti-infaillibilistes. Mais le second était un de ceux sur lesquels s'appuyait Döllinger pour tenter de démontrer que le concept théologique explicite d'infaillibilité ne se rencontrait pas avant le XVIe siècle. Maintenant que le concile a tranché, l'abbé s'incline et admet bien volontiers qu'il était dans l'erreur et que contrairement à ce que prétend Döllinger, il n'y a pas là "un développement artificiel et maladif" 417 de la doctrine. Mais c'est tout aussitôt pour avouer que "toutes les raisons qu'on donne en faveur de cette doctrine sont loin d'être concluantes". Et ce n'est pas la lecture Du Pape de J. de Maistre qui peut le convaincre du contraire. En tout état de cause il estime que l'infaillibilité n'est acceptable que dans des limites précises. D'une part, la juridiction directe de ce pouvoir infaillible ne s'étend pas au delà des questions religieuses et d'autre part le pape n'a pas été doté d'un pouvoir absolu : "Il est bon d'avoir la force d'un géant, mais il est tyrannique d'en user comme un géant… L'infaillibilité n'anéantit pas la raison humaine" 418 .

Notes
408.

1er Reg., f° 69.

409.

1er Reg., f° 236.

410.

Ernest Daudet, Souvenirs de mon temps, cité in Histoire générale de la Presse, t. 2, p. 269.

411.

Éditorial cité dans l'Histoire générale de la Presse, t. 2, p. 350.

412.

Il est vrai que Renan ou Littré par exemple y écrivaient et que le journal était resté fidèle sous l'Empire à sa conception parlementaire du régime politique, à la liberté des cultes et de la presse, à la défense de l'Université. C'était assez pour paraître avancé.

413.

1er Reg., f° 236.

414.

Janus, Le Pape et le Concile, trad. de l'allemand par Giraud-Teulon fils, Paris, Librairie internationale, 1869, XIII, 463 p.

415.

Lettre du 1er avril 1904, in Houtin, Le Père Hyacinthe, t. 3, pp. 285-286.

416.

Études sur le droit canonique, septembre-octobre 1870, ADA, 1 D 5 04. Les citations de ce paragraphe proviennent de ce texte.

417.

Janus, Op. cit., p. XIX.

418.

Sa réticence est si peu entamée qu'il est obligé de se reprendre : "Il est évident que depuis le concile, ou du moins il est de foi, que le Pape est seul infaillible quand il parle ex cathedra…"