1.2 La confrontation avec la pensée contemporaine.

Dans ses souvenirs, Mgr Mignot date de Saint-Quentin, malgré l'important travail matériel qu'il avait à assumer, sa décision de compléter ses études philosophiques et théologiques. En fait les premières notes conservées à Albi sont antérieures à sa nomination comme vicaire et sont datées de la période de Notre-Dame de Liesse 419 . Ce qu'en réalité l'abbé Mignot semble avoir entrepris à Saint-Quentin c'est un travail plus systématique en vue d'une appropriation personnelle et approfondie des grandes questions auxquelles sa foi se trouve confrontée : "Je ne puis plus me contenter de l'étude élémentaire de la théologie, j'ai besoin d'aller plus loin et plus avant, de revoir avec plus d'attention ce qu'on m'a appris" 420 .

L'abbé Mignot a donc éprouvé le besoin de parfaire sa formation théologique dès les débuts de sa vie sacerdotale. Il y a été encouragé par M. Le Hir. Nous avons vu que ce dernier lui avait conseillé de "s'appliquer à la Sainte Écriture de préférence à la théologie scolastique... (C'est) la partie qui reste la plus écourtée au séminaire ; c'est aussi je pense, celle dont vous retirerez le plus grand fruit pour vous et pour les autres" 421 . L'abbé Mignot ne semble pas avoir suivi ces conseils. Au départ ce sont des préoccupations pastorales qui semblent guider son travail. Les premières notes conservées portent sur le sacrement de pénitence. Il reviendra encore sur les sacrements à Saint-Quentin. Cette réflexion guidée par des motifs qu'on peut qualifier de professionnels, s'accompagne d'une réflexion plus directement liée à des préoccupations toutes personnelles qui naissent de la découverte des idées du temps. Et peu à peu la première cède progressivement le pas devant la seconde.

Dès lors, c'est pour faire face aux questions qui l'assaillent qu'il travaille. Il insiste très souvent sur le fait que ses notes ne sont destinées qu'à son usage personnel : "Ce qui me console, écrit-il par exemple en 1868, c'est que je n'écris que pour moi-même et qu'ainsi je ne trouverai pas de censeurs trop sévères" 422 ; et il prend soin de préciser que les arguments qu'il développe sont ceux qui emportent son adhésion : "Je ne prétends pas faire un cours de théologie et encore moins une apologie ; je veux simplement réfléchir sur les principales raisons qu'on a données en faveur de la religion. J'omettrai beaucoup de preuves parce qu'elles ne me prouvent rien" 423 . Il a par ailleurs conscience de ses limites : "Je n'ai point suffisamment étudié et n'ai point assez conscience des forces de mon intelligence pour établir une doctrine que je n'aie plus à modifier dans l'avenir" 424 .

La période de Saint-Quentin apparaît donc comme une période difficile, voire douloureuse, du point de vue intellectuel. En août 1871, au début d'une série de méditations sur le rapport entre la science et la foi, il écrit :

‘La raison humaine est si fragile que je tremble de m'égarer. N'ai-je pas déjà fait, hélas, la triste expérience des dangers qui m'attendent ? Que de fois la pensée m'est venue de confier à une feuille silencieuse et discrète les troubles de mon intelligence, les souffrances de mon âme, les doutes qui m'assaillent, les craintes qui m'épouvantent ? Comment raconter ici l'histoire des variations de mon esprit depuis quelques années ? Il me semblait que j'allais perdre la foi ; les difficultés se présentaient en foule ; l'objection me pénétrait et absorbait toutes les puissances de mon être. Je voulus chercher hors de l'Église quelques lambeaux de vérité et mendier auprès de nos penseurs modernes un peu de paix et de calme ; j'ai vu que la raison pure est incapable de soulever l'homme de sa poussière 425 .’

M. Le Hir le met alors en garde, et cela confirme l'évolution des préoccupations du jeune prêtre, contre l'idée qu'il faut étudier les adversaires de l'Église pour mieux les combattre. Cette "sympathie pour l'erreur" est aux yeux du sulpicien la tentation "de certains semi-catholiques tièdes... qui mettent du christianisme dans leur discours à doses homéopathiques ! Remplissez-vous de vérité... que votre connaissance du dogme, de la morale, de l'histoire, etc., soit nette, précise, approfondie. Le reste viendra en prime" 426 .

Qui sont ces penseurs modernes contre lesquels le met en garde M. Le Hir et que pourtant il lit avec intérêt ? Si l'on en juge par les allusions qui reviennent ici et là sous sa plume, trois noms principaux émergent ceux de J. Simon, de H. Taine et bien sûr de E. Renan.

Du premier il a lu La Religion naturelle, paru en 1856, "livre courageux pour l'époque où il parût, remarquable à bien des égards et encore plus dangereux" 427 . La défense d'une religion fondée "sur des convictions métaphysiques parfaitement raisonnables et susceptibles d'engendrer un véritable culte intérieur" 428 ne pouvait que troubler l'abbé Mignot : "J'ai déjà dit, écrit-il dans ses mémoires, que mon intelligence flottait souvent entre le doute et la foi ; les idées de J. Simon laissaient une trace comme une limace sur le parquet. Les réponses, décisives pourtant, n'effaçaient pas l'impression des objections que la foi seule pouvait résoudre" 429 . Ce qui trouble le vicaire de Saint-Quentin c'est l'opposition radicale établie entre la notion d'immutabilité de Dieu, logiquement certaine, et celle de Providence, manifestement évidente. Pour J. Simon en effet ces deux idées résultent de deux démarches intellectuelles opposées : "Quand nous pensons à Dieu, en partant de l'idée de perfection absolue que nous trouvons au fond de notre raison, et quand nous nous élevons à lui… en prenant le monde pour point de départ, nous arrivons à des spéculations d'une nature très différente. La première méthode conduit à un Dieu immuable dans lequel il n'y a place pour aucune imperfection et aucune limite, et la seconde à un Dieu plus accessible et plus humain, dont la majesté attire notre amour sans effrayer notre intelligence" 430 . J. Simon laisse la contradiction sans solution. Ce problème est l'un de ceux qui hantera l'abbé Mignot : est-il possible de concilier le Dieu des philosophes et le Dieu des croyants ou est-on contraint de choisir l'un ou l'autre ?

Paradoxalement peut-être, la pensée de H. Taine, continuateur du positivisme, pourfendeur du spiritualisme, l'un des maîtres à penser du dernier tiers du XIXe siècle, a moins troublé le jeune prêtre. "Je me souviens encore avec quel sentiment de surprise je lus pour la première fois les théories de Taine sur la liberté et la responsabilité humaine. Cela me parût tout simplement cynique" 431 . Et à la fin de sa vie Mgr Mignot affirmera qu'il n'a pas varié dans cette impression générale sur Taine 432 .

C'est sans doute parce que, outre ses manifestations ostentatoires d'anticléricalisme - il avait participé en 1868 au dîner gras du Vendredi saint organisé par Sainte-Beuve -, son déterminisme radical, son scepticisme quant à la possibilité de concilier recherches religieuses avec les études positives de la philosophie et de la science, son pessimisme (quel cimetière que l'histoire !) ne pouvaient guère séduire l'abbé Mignot. Il n'en demeure pas moins que la pensée de Taine lui est apparue comme exprimant parfaitement l'état des esprits de sa génération marquée par les progrès de la science et à ce titre comme la pensée la plus dangereuse pour l'Église. A étudier la nature en effet on ne rencontre que l'enchaînement irrésistible de lois qui ne disent rien sur le juste et l'injuste, le bien et le mal et en ce sens "Taine n'a pas tout à fait tort d'appeler la nature un théorème qui marche" 433 . Mais ce n'est qu'un aspect de la réalité. "La grande erreur comme le plus grand danger consiste à envisager le monde comme un tout qui se suffit à lui-même : c'est le fatalisme rigoureux des philosophes anciens… et le déterminisme de nos contemporains. […] Le monde est un axiome qui se déroule fatalement suivant l'expression de Taine. Bien que revenu à des idées plus saines sur d'autres points 434 , ce philosophe si sympathique à beaucoup d'égards resta jusqu'à le fin victime de cette colossale erreur. Pas plus que Renan il n'aperçut la trace d'un agent libre et intentionnel dans l'enchevêtrement des lois générales" 435 .

Renan enfin que nous venons de voir associé à Taine. D'une certaine façon, on peut dire que l'abbé Mignot, puis l'évêque, s'est donné comme tâche de relever le gant jeté par Renan. Il fait partie de la génération pour qui la Vie de Jésus a été le choc fondateur. Nous avons vu que jeune séminariste, il s'était mis en tête d'écrire une réfutation de ce livre qui restera pour lui, même s'il n'y voit plus qu'un "roman mystique et sentimental", l'aune à laquelle il jugera les Vies de Jésus suivantes. En 1897, il évoque par exemple "le danger d'une nouvelle vie de Jésus de Nazareth 436 plus impie s'il est possible que celle de Renan" 437 .

Renan est toujours plus ou moins présent, à l'arrière plan, de la réflexion de Mgr Mignot. D'abord parce qu'il est le redoutable exemple d'une dérive rationaliste qui s'origine dans une insatisfaction théologique que partage l'abbé Mignot. "Renan, note-t-il dans son Journal un an avant sa mort, nous dit que ses premiers doutes lui sont venus en réfléchissant sur les "objecta" qui sont exposés à la suite de chaque thèse théologique. L'objection lui paraissait parfois plus vraie que la thèse" 438 . Ensuite parce que Renan réduit le fait religieux au seul développement de l'esprit humain et qu'il ne voit dans l'histoire des Hébreux qu'une histoire comme une autre. Nous verrons que l'abbé Mignot s'élève contre cette affirmation et qu'il voit au contraire dans l'histoire d'Israël l'un des motifs de crédibilité les plus forts. Enfin parce qu'il est pour lui le symbole du mal le plus absolu qui pourrait l'atteindre personnellement. Evoquant la parabole dans laquelle le Christ montre que l'état des Juifs est pire que s'ils n'avaient jamais connu la loi, il écrit : "Mon Dieu que cela est frappant de vérité ! Il n'y a rien de pire qu'un homme bon devenu mauvais. Et les hérétiques apostats et les mauvais prêtres et les mauvais chrétiens qui oublient Dieu ! 'Je ne sais rien de mieux qu'un saint religieux, disait saint Augustin, comme aussi je ne sais rien de pire qu'un religieux apostat !'" 439 .

Durant cette période, du moins au début, les textes de l'abbé Mignot s'écartent peu d'un aspect relativement scolaire. Le plan suivi est assez généralement le plan classique des traités de théologie. Le jeune prêtre en est conscient et cela ne le satisfait pas : " Si j'avais assez de temps et assez d'intelligence, je considérerais l'étude de la pénitence à un point de vue tout autre que celui d'après lequel on l'envisage généralement" 440 ; mais il estime que refondre l'ordre du traité est au dessus de ses possibilités. Toutefois on peut noter que dès son premier travail sur le sacrement de pénitence, l'abbé Mignot fait preuve d'une originalité certaine en consacrant une longue partie de son étude à la remise en cause de l'argument de prescription 441 largement utilisé pour justifier le nombre des sacrements. Pour ce faire, il s'attache à démontrer que la doctrine sacramentelle n'avait pas à l'époque patristique toute la précision qu'elle a acquise ensuite. Il analyse en particulier un texte de la seconde homélie d'Origène sur le Lévitique qui montre à l'évidence que, pour lui, la confession n'était pas le seul moyen d'obtenir la rémission des péchés commis après le baptême. Il en conclut qu'il est donc tout à fait permis de contester qu'il y ait eu "depuis les apôtres une doctrine précise, claire et bien déterminée sur la nature et le nombre des sacrements" 442 .

Il est d'autre part de plus en plus découragé par la littérature ecclésiastique dont il dispose. Il en mesure la grande faiblesse et il ne supporte plus l'assurance d'auteurs qui tranchent "hardiment les questions les plus hardies et les plus stériles de la métaphysique". C'est que pour l'aider dans son travail il ne dispose que de peu d'outils. Les notes qu'il a prises durant son séminaire sont sa première et presque unique ressource. Dans sa Dissertation sur le développement de la doctrine sacramentelle, il regrette de ne pouvoir suivre en détail le progrès des idées entre la période patristique et le XIIe siècle, car dit-il, "je n'ai pu en recueillir que quelques fragments pendant mon cours de théologie élémentaire". 443 On le voit donc se plaindre souvent de son manque de livres 444 , de l'impossibilité où il se trouve de pouvoir vérifier l'exactitude d'une citation. Ainsi à propos d'une définition du péché véniel attribuée à Duns Scot il écrit : "Je désirerais avoir Scot sous les yeux pour vérifier l'exactitude de cette imputation ; je crains qu'on ait mal expliqué sa pensée" 445 . S'il manque d'instruments de travail, il se tient informé des publications récentes et des débats en cours grâce aux revues, particulièrement la Revue des deux Mondes que reçoit, nous l'avons vu, son ami l'abbé Chédaille et Le Correspondant auquel il s'abonne lui-même et dont il restera un fidèle lecteur avant d'en devenir l'un des collaborateurs épisodiques.

Notes
419.

De cette époque datent trois textes. L'un de 1866 concerne le traité sur la pénitence , deux de 1867 : un essai sur naturel et surnaturel et des notes sur saint Thomas, ADA, 1 D 5-04.

420.

Méditations philosophiques 1871, ADA, 1 D 5-04, f°2.

421.

Lettre du 19 octobre 1865, ADA, 1 D 5-07.

422.

Dissertation sur le développement de la doctrine chrétienne, 1868, ADA, 1D 5-04, f°3.

423.

Méditations philosophiques 1871, ADA, 1 D 5-04, f°2, souligné par nous. Une même idée se trouve déjà dans le Traité de la pénitence (1868) : "Comme j'étudie pour moi et point directement pour les autres, j'envisagerai les choses à mon point de vue ; je présenterai à mon esprit les motifs de crédibilité dans la forme qui sera la plus propre à écarter les doutes... et à confirmer ma foi sur de meilleures bases."

424.

Traité de la pénitence, 1866, ADA, 1 D 5-04

425.

Méditations philosophiques, première méditation, f° 1-2, ADA, 1D 5-04.

426.

Lettre du 6 février 1868, ADA, 1 D 5-07.

427.

1 er Reg., f° 122.

428.

F. Laplanche, notice J. Simon, in D.M.R.F.C., t. 9, Les sciences religieuses, p. 622.

429.

1 er Reg., f° 135.

430.

J. Simon, La religion naturelle, p. 224.

431.

Cinquième méditation philosophique, 27 septembre 1871, f° 8, ADA, 1 D 5 040.

432.

2 ème Reg., f° 69.

433.

Lettre sur les études littéraires et scientifiques, LEE, p. 29.

434.

On sait que la Commune convertit H. Taine à une certaine sympathie pour l'Église. D'autre part Mgr Mignot sait que Mgr d'Hulst a assisté Taine à ses derniers instants.

435.

Divinité de N. S. J. C. (1897-1898), cahier A, f° 7-8.

436.

Albert Réville, Jésus de Nazareth. Études critiques sur les antécédents de l'histoire évangélique et la vie de Jésus, Paris, 1897, 2 vol.

437.

Divinité de N. S. J. C., (1897-1898), cahier A, f° 5 ADA, 1 D 5 11-01.

438.

5 e Reg., Varia, 4 mars 1917, ADA, 1 D 5 21.

439.

Commentaire des Évangiles, mars 1873, f° 63, ADA, 1 D 5 04.

440.

Id.

441.

L'argument de prescription est celui par lequel on entend démontrer que si à un moment donné l'Église a conscience d'être en possession tranquille d'une vérité à tenir absolument par la foi, alors cette conviction ne peut pas être erronée et elle doit absolument remonter à la tradition apostolique et donc à la révélation du Christ.

442.

Traité sur la pénitence, 1866, ADA, 1 D 5 04.

443.

Dissertation sur le développement de la doctrine chrétienne, 1868, ADA, 1 D 5-04, f°14.

444.

"Il m'est tout à fait impossible d'étudier entièrement la question, je n'ai ni assez d'intelligence ni assez de loisirs pour le faire. Au surplus les livres me manquent et quoiqu'on en dise, on ne peut être un véritable érudit sans avoir lu beaucoup d'ouvrages", Dissertation sur le développement de la doctrine chrétienne, 1868, ADA, 1 D 5-04, f° 11.

445.

Traité de la pénitence, 1866, ADA, 1 D 5-04.