Pour répondre à la question : "d'où vient le monde ?", l'abbé Mignot s'appuie sur une double certitude : d'une part le monde a nécessairement une cause, il ne s'est pas fait tout seul et d'autre part la matière, ce qu'il appelle "les forces nécessitées", ne peut pas produire "la liberté, l'amour, la personnalité". Certes, fidèle élève de ses maîtres sulpiciens qui s'étaient toujours montrés hostiles aux thèses de Lamennais, il sent bien qu'il y a là une position qui pourrait passer pour une concession au sens commun et il éprouve le besoin de s'en justifier : "Assurément je ne suis pas un farouche traditionaliste et je sais en rabattre quand il s'agit des opinions du genre humain ; toutefois faut-il à ce point se défier du bon sens vulgaire" 451 ? Mais c'est que pour lui le sens vulgaire rejoint son expérience. En aucun cas il n'entend renoncer à l'exercice de la raison et au doute cartésien. Il constate en effet qu'il porte en lui l'idée de causalité et que, si l'idée de création ex nihilo est incontestablement un "insondable mystère", elle n'est pas contraire à l'expérience ordinaire de tout un chacun : "Je demande aux raisonneurs de vouloir bien me dire comment nous passons du repos au mouvement ? Comment notre intelligence s'illumine parfois de subites lumières, comment elle saisit parfois des rapports inconnus entre les êtres" 452 . De même, comme le monde ne porte pas en lui-même la raison de son être, il ne peut qu'être créé. Il ne s'agit donc pas d'un ralliement au sens commun, mais de l'adoption de la position qui lui semble rationnellement la moins inadmissible.
En fait, pour l'abbé Mignot, le vrai problème est ailleurs. C'est celui des modalités de la création. Faut-il, comme le prétendent certains théologiens, penser que Dieu a créé le monde le plus parfait ? "Ce système, dit-il, m'a semblé toujours fort étrange : quoi, ce monde est le plus digne de Dieu qu'on puisse imaginer ? […] Il faut répondre avec Fénelon que si Dieu est tenu de créer le monde le plus parfait, il est aussi tenu de créer puisque l'être vaut mieux que le néant et le monde devient nécessaire" 453 . S'appuyant sur le psaume 138, 8 : "Ne cesse pas l'œuvre de tes mains", il préfère donc penser que c'est "par une création indéfinie" que Dieu réalise tous les mondes possibles et manifeste tout ce qui peut-être manifesté. Cette hypothèse d'une création continue dans laquelle il dit se sentir plus à l'aise parce que son "esprit (se) pose moins de pourquoi" a en effet le grand mérite de lui permettre d'affronter les objections que les nouvelles sciences, géologie, astronomie, biologie, paléontologie, anthropologie, présentent au récit de Moïse.
Il en trouve un application immédiate dans le domaine de la géologie. Faut-il imaginer la terre sortant "dans toute la splendeur d'un magnifique printemps" des mains de Dieu ou faut-il plutôt penser que celui-ci a créé la matière, "l'abandonnant ensuite à l'action incessante des lois physiques et autres qui régissent notre planète" 454 ? L'abbé Mignot est très nettement partisan de la deuxième hypothèse. N'a-t-il pas lu dans La terre avant le déluge - et nous avons vu la forte impression que ce livre lui avait fait - que la géologie montre "pour ainsi dire en action, la puissance divine" et laisse voir "l'œuvre sublime de la création se perfectionner sans cesse entre les mains de son divin auteur" 455 ?
Deuxième méditation philosophique, 29 août 1871, f° 6, ADA, 1 D 5 04.
Id., f° 8.
Troisième méditation philosophique, 30 août 1871, f° 4, ADA, 1 D 5 04.
Quatrième méditation philosophique, 13 septembre 1871, f° 2, ADA, 1 D 5 04.
L. Figuier, Op. cit., p. XV.