1.3.2 La dimension exégétique.

Cette idée admise, il n'en demeure pas moins qu'il faut examiner si les théories scientifiques élaborées pour rendre compte de l'évolution de la terre sont compatibles avec le récit de Moïse.

Il constate d'abord, reprenant une idée de Lyell 456 (qu'il connaît sans doute par le livre du P. Caussette 457 qu'il vient de lire), qu'on ne connaît de l'histoire de la terre que "la dernière partie et encore un chapitre bien court et de chaque page que quelques lignes" 458 . Sans vouloir déprécier la science, force est de constater qu'elle est encore "infirme, hésitante et balbutiante" et que l'on ne peut s'appuyer sur des "faits plus ou moins obscurs" pour remettre en cause le récit de Moïse. Quand bien même la science parvient à des certitudes, son domaine est celui des phénomènes tangibles, visibles, mesurables. Elle n'est "à proprement parler ni spiritualiste ni matérialiste ; elle s'occupe uniquement des modes et des qualités de la matière… Dans le monde infini des phénomènes, elle cherche les causes médiates et non les causes premières ; elle classe, elle groupe les êtres sans s'informer de l'origine de l'être" a-t-il pu lire sous la plume de A. Laugel 459 dans la Revue des Deux Mondes 460 .

D'autre part, il est doublement vain de s'épuiser dans les tentatives de concordisme. D'abord, parce qu'une fois admis le principe de la création, "la foi nous laisse libre et l'Église assiste impassible à tous les combats de la science" et que dès lors les hypothèses scientifiques sur l'évolution de la terre ne sont pas à opposer à la Bible ; ensuite parce que l'interprétation du récit biblique ne doit pas en rester à l'exégèse littérale. On est tout en fait en droit de penser "que le récit de la création est un récit logique et nullement chronologique. Dieu a voulu nous donner une leçon de dogme et non d'histoire naturelle. Dans cette hypothèse les six jours ne seraient que la mise en scène de l'acte créateur. Inspiré pour le fond, Moïse aurait, sans aucune prétention géologique, approprié son récit à l'intelligence commune de son peuple" 461 .

On voit ainsi apparaître pour la première fois sous la plume de l'abbé Mignot, deux critères importants pour la critique exégétique : celui de l'objet même de la Bible et celui de la destination originale d'un texte biblique. Seul le fond est inspiré, la forme, en revanche est nécessairement tributaire des circonstances. Même s'il estime encore que c'est un aspect secondaire de la question, il ne cessera plus d'y revenir.

Il y a toutefois des limites que l'abbé Mignot ne peut pas encore franchir dans l'application de ces principes, car le critère permettant de déterminer ce qui relève du contenu doctrinal et de l'expression littéraire reste pour lui le critère théologique et non pas le critère de la critique interne. On le voit bien dès qu'il aborde la question de la création de l'homme.

Toute la cinquième méditation est consacrée à la théorie de Darwin. Sa source essentielle est ici la série d'articles publiée par J. L. Quatrefages 462 dans la Revue des Deux Mondes entre décembre 1868 et avril 1869 463 . Dans ces articles, Quatrefages, tout en exposant avec une grande honnêteté la théorie de Darwin, lui reproche principalement son aspect par trop hypothétique : "Je trouvais trop souvent l'hypothèse à côté du fait, le possible à la place du réel. Le désaccord entre la théorie et les résultats de l'observation se mêlaient trop souvent aux coïncidences que j'ai signalées" 464 . L'abbé Mignot lui emboîte le pas et souligne le fait que cet appel à l'hypothèse rend fort difficile la réfutation directe de cette théorie. Il la croit néanmoins fausse, car il ne voit pas comment la concilier avec le texte biblique. Il ne pense pas pouvoir recourir à son idée de création indéfinie bien que, sur cette question aussi, elle soit admise par certains scientifiques catholiques comme Albert Gaudry 465 qu'il cite : "Pourquoi le grand artiste n'aurait-il pas fait des chefs d'œuvre successifs en remaniant la même argile au lieu d'en prendre toujours de la nouvelle ?" Ce qui le retient c'est que à ce niveau il estime devoir "justifier non pas seulement la puissance créatrice mais la véracité du récit biblique. Serait-il vrai que lorsque Dieu énonça cette grande parole : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, il choisit un singe pour l'élever à la dignité humaine ? Il faudrait plus d'optimisme que de perspicacité pour le croire" 466 . Là il s'en tient donc à la littéralité du texte : Dieu a créé les animaux selon leurs espèces ce qui "prouve que les espèces ne peuvent naître les unes des autres et que l'homme vient directement de Dieu".

La contradiction entre les deux attitudes n'est qu'apparente. La position de l'abbé Mignot reflète la situation dans laquelle se trouve l'exégèse catholique en France dans les années 1860. Le verrou qui ne peut pas encore sauter est celui de la valeur historique des onze premiers chapitre de la Genèse. En ce qui concerne les faits relevant des sciences de la nature, la solution du problème est relativement simple. Il est en effet facile de montrer que les résultats certains de la science ne contredisent pas le texte de la Bible dans la mesure où l'enseignement religieux de la Genèse ne dépend pas des descriptions physiques de la création. L'abbé Mignot est ici plus proche de M. Garnier 467 que de M. Le Hir. En revanche dès que l'on aborde les sciences humaines le problème se complique. D'une part, leurs conclusions semblent beaucoup moins assurées que dans le cas des sciences de la nature. Évoquant la découverte du crâne de Neandertal il écrit : "Peut-on sur un seul exemple répudié par des juges comme Huxley et Lyell conclure quoi que ce soit" 468 ? D'autre part, la vérité est ici directement dépendante de la véracité du récit. C'est le caractère objectif de la Révélation qui est en jeu et qu'il s'agit de garantir contre les prétentions évolutionnistes.

Or cette idée d'évolution est une idée qui tout à la fois fascine et inquiète l'abbé Mignot. On le voit très bien dans un travail de 1868 dans lequel il se lance dans la voie qu'il appelait de ses vœux à la fin du préambule de son travail sur saint Thomas et dans lequel il entreprend d'étudier le développement de la doctrine chrétienne à travers l'exemple des sacrements 469 .

La première partie de ce travail s'attache à expliquer ce qu'il faut entendre par développement du dogme et à justifier l'opinion qui admet un développement dans l'Église. C'est une mise en forme de notes prises dans l'Essai de Newman. Elle ne manque cependant pas d'intérêt, car elle permet d'entrevoir comment on pouvait lire ce texte en France, trente ans après sa parution et quels étaient les points qui faisaient encore difficulté.

La nouveauté du point de vue adopté par Newman reste très prégnante. Le fait qu'il fasse de son historicité et surtout de sa capacité à s'adapter et à changer la marque même du catholicisme demeure une idée encore bien téméraire pour l'abbé Mignot qui constate "qu'elle ne date que de ce siècle et ne compte chez nous que peu de partisans" 470 . Le fait est "qu'on ne l'étudie pas" et que son aspect séduisant la rend suspecte. L'abbé Mignot est partagé. Il n'écarte pas a priori la possibilité que la théorie de Newman puisse être fausse même s'il la croit vraie. Il applique à l'idée de développement de la doctrine les remarques que Newman fait sur manière dont les idées se développent. Si l'on ne peut encore accorder à l'idée de développement le statut de vérité objective c'est qu'elle "n'est pas suffisamment mûre, qu'elle ne répond pas à certaines aspirations du moment et que son heure n'est pas encore venue" 471 .

Les arguments avancés par Newman : nécessité pour l'Église de rester jeune dans un monde qui vieillit ; nécessité de recevoir les Écritures de la Tradition ; développement du judaïsme ; enseignement du Christ en parabole nécessitant d'être explicitée ; incertitude des apôtres et des Pères emportent la conviction de l'abbé Mignot. La difficulté provient du fait qu'il est gêné à l'idée qu'il risque d'accepter "sans trop le savoir les tendances du rationalisme moderne". Si l'on admet avec Newman que la célèbre règle de saint Vincent de Lérins selon laquelle on doit recevoir pour doctrine apostolique ce qui a été professé semper, ubique et omnibus, ne fonctionne presque jamais dans les faits puisque l'histoire des premiers siècles montre que les hésitations et les contradictions n'ont même pas épargné l'élaboration du credo, cela revient à dire que l'affirmation de l'existence d'un enseignement doctrinal immuable n'est plus tenable puisqu'elle ne résiste pas à l'examen historique. Mais c'est accepter l'idée que le christianisme est un fait qui peut être étudié comme tous les autres faits et qu'un principe théologique cède le pas à la critique historique. N'y a-t-il pas là une erreur grave ? L'abbé Mignot ne tranche pas. Il se rassure en se disant que "la vérité sort plus vivace des attaques de l'erreur".

Notes
456.

Sir Charles LYELL (1798-1875), géologue anglais, professeur au King's College de Londres. Il fut l'un des premiers à associer les fossiles à une chronologie des terrains. Il proposa la division du tertiaire en trois étages et leurs noms. En 1863, son livre Preuves géologiques de l'ancienneté de l'homme avec remarques sur l'origine des espèces par variation, manifestait une certaine réserve par rapport à Darwin.

457.

R. P. Jean-Baptiste Caussette , Le bon sens de la foi, exposé et réponses aux objections philosophiques et scientifiques du jour, Paris, V. Palmé, 1870, 2 vol.

458.

Quatrième méditation, f° 4.

459.

Antoine LAUGEL (1830-1902), ancien élève de l'école polytechnique, ingénieur des mines, administrateur du chemin de fer P.L.M., il tenait la chronique scientifique du Temps sous le pseudonyme de Verdier.

460.

"Le spiritualisme dans la science. Essai d'une nouvelle métaphysique", Revue des Deux Mondes, 15 mai 1869, pp. 441-442, article cité dans la Quatrième méditation philosophique.

461.

Quatrième méditation, f° 5. Un peu plus loin il écrit : "Moïse a parlé tout naturellement".

462.

Sur Jean Louis QUATREFAGES (1810-1892), voir la notice du DMRFC, t. 9, Les sciences religieuses, pp. 553-554.

463.

"Origines des espèces animales et végétales", Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1868 ; 1er janvier 1869, pp. 208-240 ; 1er mars 1869, pp. 64-95 ; 1er avril 1869, pp. 638-672.

464.

"La théorie de Darwin", Revue des deux Mondes, 1er janvier 1869, p. 240. Ce texte est cité par l'abbé Mignot in cinquième méditation, f° 3.

465.

Sur Albert GAUDRY (1827-1908), un des maîtres du P. Teilhard de Chardin, voir la notice du DMRFC, t. 9, Les sciences religieuses, pp. 268-269.

466.

Cinquième méditation, f° 4.

467.

Sur M. Garnier (1762-1848), sulpicien, professeur d'hébreu et d'Écriture sainte à Saint-Sulpice, voir Fr. Laplanche, La Bible en France, en particulier pp.129-137 et la notice du DMRFC, t. 9, Les sciences religieuses, pp.265-266.

468.

Cinquième méditation, f° 6.

469.

Dissertation sur le développement de la doctrine chrétienne et celle des sacrements en particulier, novembre 1868, ADA, 1D 5 04.

470.

Dissertation…, f° 28.

471.

Dissertation…, f° 5.