2. Du côté de l'Écriture (1872-1883)

2.1 Le curé dans son presbytère.

En 1872, il a tout juste trente ans, l'abbé Mignot est nommé desservant de Beaurevoir. Désormais il est seul responsable de l'occupation de son temps. "Mon ministère à Beaurevoir, écrit-il dans ses mémoires, fut sans grand éclat, semblable à celui des autres prêtres de la région : je me bornais à remplir consciencieusement mon devoir. Nos pays ne sont pas précisément impies : ils sont surtout indifférents. Les choses du ciel ne les émeuvent guère. A Beaurevoir l'assistance à la messe était assez suivie. Très peu de communions sauf aux grandes fêtes et à Pâques... et encore faut-il s'entendre ! […] J'avais donc beaucoup de temps pour travailler et j'en profitais" 472 .

Si l'on en croit l'abbé Berriot qui tient le renseignement d'un séminariste originaire de Beaurevoir, le curé n'est guère apprécié de ses paroissiens : "Oh, on ne l'aime pas plus que ça, il est fier". Il ne trouve même pas grâce aux yeux de la mère d'un de ses anciens élèves de Notre-Dame de Liesse, Karl Hanoteaux, le frère aîné de Gabriel dont le père est notaire dans la petite ville.

Quand, à son retour de Terre Sainte, vraisemblablement pour lui permettre de rétablir plus facilement sa santé ébranlée, il est nommé, en 1875, aumônier de l'Hôtel-Dieu de Laon dont la supérieure est une parente éloignée 473 , ses occupations, désormais rythmées par les visites quotidiennes des malades, la direction des religieuses et la préparation des conférences spirituelles qu'il leur donne, lui laissent encore plus de temps libre qu'il n'en avait à Beaurevoir pour travailler. Il accumule les notes qu'il utilisera plus tard 474 . Il travaille sur le Nouveau Testament et principalement sur les Évangiles tout en relisant Newman.

La charge de curé-doyen, à partir de 1878, ne modifia sans doute pas sensiblement le comportement du prêtre. Méditant un jour sur la parole du Christ : "Celui qui après avoir mis la main à la charrue, regarde en arrière n'est pas propre au royaume du ciel", Mgr Mignot brosse quatre portraits de prêtres se laissant gagner par le découragement. On peut penser qu'il y a un peu de lui dans le second type de curés qu'il décrit, utilisant d'abord le pluriel puis brusquement la première personne du singulier :

‘D'autres très intelligents, plein de piété et d'ardeur avaient rêvé de convertir leurs paroissiens…Ils rencontrèrent de l'estime, de la sympathie, car nos gens sont tout de même fiers d'avoir un curé capable, qui prêche bien et surpasse en talents ses confrères des villages voisins… Ces prêtres capables s'aperçoivent qu'en dépit de leur éloquence, leurs exhortations frappent les cœurs sans les percer. On approuve, on est ému pendant les sermons… et puis c'est tout, on reste dans l'ornière banale… Il fonde un patronage : au moins j'aurai les enfants ; je formerai leur petite âme, je les pénétrerai du besoin de Dieu… Et à seize ans ou dix sept ans les jeunes gens le quittent pour aller danser, s'amuser et faire comme tout le monde… Alors les illusions s'envolent et l'on s'enferme dans sa chambre en disant : Il n'y a décidément rien à faire 475 . ’

En 1880, il avait noté dans ses Études sur les Évangiles :

  • La réalité répond si peu à nos espérances ! Nous nous étions façonnés un avenir si agréable… nous avions si bien mis Dieu dans nos projets… et voilà que nos projets s'écroulent, nos rêves s'évanouissent. Dieu n'agit pas comme nous l'avons supposé ! Un pauvre prêtre dans son presbytère n'éprouve-t-il point tout cela ? Isolé, méconnu, poursuivi peut-être par la calomnie, il se laisse aller à une tristesse bien légitime : "Voilà donc ma récompense ? J'étais entré plein d'ardeur dans la lutte, j'avais tout quitté, tout sacrifié pour Lui et mon zèle est paralysé, mes intentions défigurées ; je ne trouve autour de moi qu'indifférence, froideur, hostilité 476 .

Ces remarques désabusées ne doivent cependant pas nous conduire à classer l'abbé Mignot parmi les prêtres de sa génération qui, "à quelques rares exceptions, ne semblent pas avoir pressenti la nécessité de repenser les méthodes pastorales" 477 . Il souffre en fait de ne pas savoir remédier à cet état de chose. Ce n'est pas en effet qu'il ne perçoive pas les profondes mutations qui s'opéraient autour de lui, mais il estime que ses préoccupations intellectuelles le gênent dans son ministère et que son état d'esprit est "de nature sinon à paralyser (sa) prédication, du moins à la rendre moins éloquente et moins vibrante" 478 .

Dans sa prédication, le curé-doyen se refuse en effet "dans la crainte de faire du charlatanisme pieux" d'utiliser les procédés de certains confrères qui "font flèche de tout bois et même de mauvais bois" pour frapper la sensibilité de leur auditoire. C'est ainsi qu'un jour une paroissienne, s'autorisant de son âge, vient lui demander s'il croit réellement à l'enfer. Devant son étonnement elle lui explique : "C'est parce que la plupart des prédicateurs font des sermons à nous terroriser, tandis que quand vous en parlez vous l'envisagez surtout comme le malheur suprême de la privation de Dieu ; vous ne faites pas de l'enfer ces descriptions épouvantables qui glacent de terreur et font dire aux auditeurs que s'il en est ainsi Dieu est un juge sans pitié plutôt qu'un Père" 479 . Après avoir expliqué qu'il avait justifié sa position auprès de sa paroissienne, il ajoute : "Je ne blâme pas absolument ces descriptions terrifiantes, car la masse des chrétiens est plus sensible à la peine des sens qu'à celle de la privation de Dieu. La pensée de ne pas jouir de la vue intellectuelle de Dieu - comment le voir autrement - ne les attriste pas. «Ici-bas, disent-ils nous ne voyons pas Dieu et nous n'en souffrons pas. Si l'enfer n'est que la privation de Dieu il ne sera pas trop redoutable»" 480 .

Pour transformer les choses, il estime qu'il faut d'abord exercer une influence sur les idées, ce qui entre davantage dans son tempérament. C'est pourquoi, il se demande s'il ne satisferait pas mieux à sa vocation dans d'autres voies. Il avoue à l'ancien supérieur du petit séminaire de Soissons son inquiétude "pour le salut des âmes qui lui sont confiées quand il voit le peu de bien qu'il leur fait" . L'abbé Dupuy lui conseille d'aller "voir ces Messieurs de Saint-Sulpice. S'ils vous veulent, entrez chez eux" 481 . Mais pas plus que sa velléité d'entrer dans la Compagnie de Jésus après son ordination, cette perspective de rejoindre la Compagnie de Saint-Sulpice ne se concrétisera.

Notes
472.

1 er Reg., f° 69.

473.

L'abbé Berriot parle d'une cousine. L'abbé Mignot l'appelle "ma tante".

474.

"C'est là que je préparais les notes que je rédigeai à Coucy", 1 er Reg., f° 74.

475.

Molitg, f° 23, A.D.A, 1 D 5-21.

476.

Études sur les Évangiles, 1880, ADA, 1 D 5 04, f° 20-21. En 1907 dans l'allocution prononcée aux obsèques de Mgr Enard il revient sur "le rôle difficile et peu consolant parfois" du curé qui doit "sans se décourager jamais (faire) l'œuvre de Dieu sans bruit, comme le cultivateur qui sème son grain et n'a pas toujours une récoltante abondante", in L'Église et la critique, p. 306.

477.

R. Aubert, Le pontificat de Pie X, p. 454.

478.

Mélanges, 14, ADA, 1 D 5 05.

479.

Mélanges, 14, ADA, 1 D 5 05.

480.

Mélanges, 14, ADA, 1 D 5 05.

481.

Lettre du 8 octobre 1881, ADA, 1 D 5 01