2.2 Les nouveaux centres d'intérêt.

Il dit s'être consacré à l'étude de l'Écriture à partir de Beaurevoir : "Je voulus en regardant la Bible savoir au juste ce qu'il y avait dedans : question de chronologie générale, d'authenticité, d'intégrité, de dates de composition des livres, de véracité, de légendes, de mythes. […] Peu à peu, il faut l'avouer, mes yeux s'ouvrirent du côté des théories rationalistes" 482 .

Il reste malheureusement peu de textes de cette période dans les archives d'Albi. Il nous est donc difficile de savoir en quoi ont consisté exactement les études du curé de Beaurevoir. En dehors d'une dissertation écrite pour une conférence ecclésiastique 483 , le seul travail conséquent qui demeure, est une étude sur les évangiles synoptiques rédigée en mars 1873. Encore cette dernière est-elle, pour une grande part, une traduction libre d'un ouvrage de J. P. Lange 484 dont il dit dans ses souvenirs qu'il ne l'a pas lu jusqu'au bout. Notons toutefois que ce livre publié en Allemagne entre 1844 et 1847 venait d'être traduit en anglais (1872). C'est dire que l'abbé Mignot se tenait au courant des publications les plus récentes et n'hésitait pas à acheter ce qui lui semblait intéressant.

Ce travail, qui se présente comme une longue paraphrase sans grande originalité des évangiles, permet toutefois de se faire une idée plus précise de la manière dont se situait à l'époque l'abbé Mignot en matière d'exégèse du Nouveau Testament.

Deux points méritent d'être relevés. Il est clair d'une part que sur la question synoptique, il en est encore à ce que M. Le Hir lui avait enseigné. Il a parfaitement intégré l'idée des différences de point de vue des évangélistes. Il écrit par exemple : "Une simple lecture de l'Évangile de saint Luc suffit pour nous convaincre que le but qu'il s'est proposé est tout autre que celui de saint Mathieu et de saint Marc. Il ne s'occupe guère des Juifs ni de leurs idées messianiques, il ne cherche nullement à démontrer qu'un Nouveau Testament va se substituer à l'Ancien, que la réalité va succéder à la figure et au symbole. On s'aperçoit bien vite qu'il a surtout en vue de mettre en relief la supériorité de la morale de Jésus-Christ […] C'est un païen converti. A ses yeux le Christ était bien plutôt le médiateur entre Dieu et les hommes que le Sauveur des Juifs" 485 . En revanche il semble ignorer la théorie des deux sources puisqu'il n'hésite pas à faire dépendre Marc 10 de Mathieu 19 : "Saint Marc comme saint Mathieu renferme dans un seul récit le double séjour du Christ en Pérée. Et encore son récit est-il plus succinct que celui de saint Mathieu. Il est évident qu'il avait sous les yeux le récit de saint Mathieu, car lui d'ordinaire si précis est un peu inexact ou plutôt incomplet" 486 .

D'autre part si certaines difficultés l'embarrassent, on voit bien qu'il ne dispose d'aucun outil méthodologique ou théorique pour les traiter. Ainsi les citations inexactes de l'Ancien Testament. Au début de son Évangile, Marc attribue toute sa citation à Isaïe alors que la première partie est de Malachie. L'abbé Mignot estime que l'on peut se sortir de la difficulté en admettant que l'évangéliste a cité le plus important des deux prophètes. Mais la citation faussement attribuée à Jérémie par saint Mathieu est plus gênante. Il est difficile d'admettre un défaut de mémoire ou pire une erreur de l'évangéliste. Peut-être une faute de copiste. Comme il ne peut trancher, l'abbé Mignot conclut que "la question n'a pas autrement d'importance". Plus grave encore, comment comprendre le passage dans lequel Marc dit que Jésus ne pouvait faire aucun miracle à Nazareth : "Il faut l'avouer cette scène est très étrange et présente de sérieuses difficultés. Les Nazaréens regardent simplement le Christ comme un artisan, fils de Marie et Joseph, frère de Jacques, de Jude, de Simon sans parler de ses sœurs" 487 . Pas plus que pour les citations erronées, l'abbé Mignot n'est en mesure de surmonter la contradiction et il est contraint d'admettre qu'il y a là "quelque chose de singulier que nous ne pouvons saisir". La seule explication qu'il peut se donner c'est que "rien n'avait transpiré des merveilles qui s'étaient opérées à Béthléem".

On le voit, il y a tout lieu de penser que Mgr Mignot antidate quelque peu dans ses mémoires le début de son évolution "du côté des théories rationalistes", même si certaines remarques faites dans sa dissertation sur la Trinité montrent qu'il ne manque pas de sens critique. Ainsi à propos du passage des Confessions (VII, 9, 13) où saint Augustin déclare avoir lu dans la traduction latine de Platon, "non pas bien sûr, mot pour mot, mais suggéré tel à s'y méprendre", des affirmations proches du prologue de saint Jean, il écrit : "Je soupçonne fortement les traducteurs d'avoir été des chrétiens qui ont habillé Platon d'une façon décente et, afin de donner plus de poids à nos doctrines aux yeux des païens, ont voulu s'abriter derrière son autorité. Platon ressuscité et lisant ce chapitre de saint Augustin serait bien surpris d'apprendre qu'il a enseigné des choses si sublimes" 488 .

En fait, ce qui semble avoir été un moment déterminant dans son évolution, est le pèlerinage en Terre sainte qu'il effectue en compagnie de son ami l'abbé Chédaille durant l'été 1874.

Notes
482.

1 er Reg., f° 70.

483.

Sur la Trinité (juillet 1873). Institution ancienne, les conférences ecclésiastiques avaient été réutilisées après la Révolution par certains évêques soucieux de stimuler l'activité intellectuelle de leur clergé. L'abbé Péchenard en fait l'histoire dans une série d'articles parus dans la RCF (n°1, 4, 10, 15, 23, 29). Sur les conférences pédagogiques organisées dans le même esprit pour les instituteurs sous la Monarchie de Juillet et réactivées par Jules Ferry, voir notre article : "Des conférences d'instituteurs aux demi-journées pédagogiques : une intuition détournée", Recherche et Formation, 1988, n° 3, pp.19-34.

484.

Johann Peter LANGE (1802-1884), théologien protestant allemand, professeur d'histoire ecclésiastique à l'université de Zurich (1841) puis professeur de théologie dogmatique à Bonn (1854). Influencé par Schleiermacher, il appartient au courant de la Vermittungstheologie qui s'attache à combiner le protestantisme traditionnel avec la science moderne. Sa Vie de Jésus se voulait une réponse à celle de Strauss.

485.

Commentaires des Évangiles, 1873, f° 109, ADA, 1 D 5 04.

486.

Commentaires des Évangiles, 1873, f° 106, ADA, 1 D 5 04.

487.

Commentaires des Évangiles, 1873, f° 105, ADA, 1 D 5 04.

488.

De la connaissance du mystère de la sainte Trinité, 1873, ADA, 1 D 5 04.