Mgr Mignot se plaît à souligner qu'à l'époque, l'entreprise ne manquait pas de difficulté : "Les Assomptionnistes n'avaient pas encore organisé leurs pèlerinages de pénitence où tout en faisant pénitence, le voyage se fait d'une façon supportable parce que tout est prévu, organisé d'avance. Le nôtre fut assez pénible parce que nous n'avions que deux jeunes guides maronites officiels auxquels s'était joint par surcroît un jeune garçon qui voulait sans doute s'initier de bonne heure à son métier futur" 489 . Elle faillit d'ailleurs se terminer tragiquement pour l'abbé Mignot qui contracta la dysenterie au Caire, sur le chemin de retour. Arrivé à Naples, il tomba dans un état d'inconscience et resta dix jours entre la vie et la mort, soigné par une religieuse française et veillé jour et nuit par l'abbé Chédaille. A demi rétabli, il s'empressa de regagner la Picardie non sans emporter la petite table sur laquelle son ami célébrait la messe dans sa chambre. C'est sur cet autel de fortune qu'il célébrera sa messe de consécration épiscopale.
Les notes rédigées à son retour et qui figurent dans l'inventaire du chanoine Fabre sont aujourd'hui introuvables à Albi 490 . Pour se faire une idée de ce qu'a représenté pour lui ce voyage, nous en sommes réduits à glaner ici où là des remarques incidentes, mais nombreuses, qui reviennent très souvent dans des textes ultérieurs. Et d'abord dans ses Études sur les évangiles écrites six ans après le voyage.
Il porte sur la Palestine un regard d'européen marqué par un double préjugé : celui de "l'Orient (qui) ne change guère" et celui de l'impéritie de l'Empire Ottoman ("où passe le Turc, l'herbe cesse de pousser") dont témoignent les "ruines navrantes de ce malheureux pays". Du côté de l'Orient immobile il y a la géographie : "les fleuves, les torrents sont les mêmes, le lac (de Tibériade) n'a pas changé et la Mer morte perdue dans sa solitude balance toujours lourdement ses vagues de plomb" ; mais aussi les structures politiques 491 , sociales et économiques : "on retrouve encore aujourd'hui des usages remontant à Abraham, les conditions de la vie sont les mêmes qu'il y a mille ans, les productions sont identiques" 492 . Du côté de l'incompétence turque : "la prospérité a disparu, les ruines se sont amoncelées, les villages dépeuplés ne sont plus que d'informes masures" 493 . L'exemple le plus frappant en sont les rives du lac de Tibériade : "Actuellement le bord occidental du lac est triste et désolé ; on y voit à peine quelques fellahs, quelques juifs de Tibériade ou un cheikh bédouin accompagné de quelques arabes… Au temps de N. S. […] (il) était la fertilité même, les villages, les villes se pressaient sur le rivage ou se cachaient dans le feuillage des oliviers, des noyers, des figuiers et autres arbres de toute espèce. Quelque chose comme la baie de Naples ou la corniche de Gênes quoique dans des proportions plus petites" 494 .
Mais bien évidemment l'essentiel de ce que voit l'abbé Mignot est ailleurs. Dans le discours de rentrée des Facultés catholiques de Lyon prononcé en novembre 1895, Mgr Mignot évoque la façon dont il a parcouru la Galilée, relisant le prophète Jérémie : "Monte sur les hauteurs, regarde autour de toi ; interroge les vieux sentiers, ils te montreront le chemin" et il ajoute : "O chers sentiers d'Israël avec quel charme nous vous avons suivis ! Là où nous passions avait passé le Père des croyants, le grand ancêtre ; là je voyais onduler comme des vagues du désert les troupeaux de Jacob ; je posais mes pieds sur les bords de rochers effrités par les caravanes depuis quatre mille ans. Les échos me redisaient le nom incommunicable de Celui qui est : je retrouvais des fragments de la révélation sur chaque pierre. Partout c'était Béthel, la maison de Dieu" 495 . L'abbé Mignot ne manquait pas une occasion de faire partager à ses auditeurs l'émotion qui avait été la sienne en découvrant en Palestine les lieux même de l'histoire biblique et en Grèce ainsi qu'en Egypte les traces universelles du sentiment religieux :
‘Je me rappelle comme hier l'impression que j'éprouvais il y a treize ans en parcourant les plaines et les coteaux d'Ephraïm : j'étais à Béthel le lieu consacré par le patriarche Jacob […] Je l'éprouvais plus vive encore quand débouchant des défilés de Samarie j'aperçus la mosquée d'Omar au dôme surmonté du croissant orgueilleux […] située sur l'emplacement même du Temple de Salomon […]. Cette impression je l'ai éprouvée, quoiqu'à un moindre degré devant les temples du paganisme, devant ces merveilleuses ruines du temple du Soleil à Baalbeck, devant les temples d'Egypte, devant le temple de Mars à Athènes. Partout, même dans le monde païen, partout le respect de Dieu 496 .’A cette émotion de se trouver sur les lieux mêmes de l'histoire sainte et de l'histoire de l'humanité se mêlent toutefois des sentiments contradictoires. Il y a d'abord celui, religieux, de la consolation de se trouver à Nazareth, à Capharnaüm, à Jérusalem, à Béthléem, de pouvoir mettre ses pas dans ceux du Christ, de "baiser le marbre de son sépulcre vide, de le suivre sur les bords du lac, de prier sur la montagne des Béatitudes, de pleurer dans la grotte et sous les oliviers de Gethsémani". La magie des lieux n'est toutefois pas suffisante à elle seule pour apaiser le désir de plus grande proximité. D'une certaine façon, elle provoque même un puissant regret : "On voudrait remonter le cours des âges, refaire sa vie, habiter la Galilée au temps de Jésus, le suivre sans ses courses quotidiennes à travers les villages". Il est donc compréhensible que l'on tente "de repeupler les solitudes, de faire revivre les populations enthousiastes de la Galilée" et qu'il soit "doux au cœur de se représenter Jésus au milieu des foules, guérissant les malades, consolant les affligés, bénissant les enfants".
Mais en même temps, l'abbé Mignot éprouve tout ce qu'il peut y avoir de factice dans cet effort de reconstitution. Il estime qu'il "faut se mettre en garde contre cette tendance des auteurs contemporains" pour au moins deux raisons. La première est que le tableau que l'on reconstruit est toujours "un peu imaginaire" et que dans une certaine mesure on risque d'être, dans cette opération, victime d'un dangereux anachronisme : "Peut-être en peignant le tableau sommes nous exposés à lui donner un aspect trop moderne, à nous figurer le passé d'après les ruines du présent, à juger des mœurs du peuple d'Hérode d'après les usages des pauvres fellahs syriens contemporains". Et surtout cette reconstruction n'est peut-être pas d'une bien grande importance : "Puisque le Sauveur ne nous a pas laissé de récit circonstancié de sa vie terrestre c'est qu'il le jugeait à peu près inutile pour notre édification. il a voulu par son silence et cette obscurité nous apprendre à ne pas trop rechercher la trace de ses pas, à n'attacher qu'une valeur relative à ce côté humain de sa mission" 497 .
Il semble donc que si l'abbé Mignot a trouvé dans son voyage en Palestine une source d'inspiration pour les "compositions de lieu" de ses méditations, il a instinctivement compris les limites et le caractère illusoire de la tentative qui cherche dans le cadre géographique une plus grande assurance vis-à-vis des données historiques.
D'autre part, et ce n'est sans doute pas un élément négligeable, la découverte des œuvres monumentales d'autres civilisations, à Jérusalem, au Caire, lui a fait prendre conscience de la relativité de certaines notions liées à une civilisation donnée. Parmi les textes conservés de cette période se trouve une étude sur le Temple de Jérusalem écrite pour une conférence ecclésiastique en septembre 1875, au retour de son pèlerinage. Il évoque en introduction le choc émotionnel qu'il a éprouvé à la vue du dôme de la mosquée d'Omar lors de son arrivée à Jérusalem et il plaide avec force contre l'exclusivisme et l'étroitesse d'esprit qui empêchent d'admirer ce qui ne correspond pas aux formes d'art qui sont familières : "Il serait peu philosophique et peu digne d'un esprit cultivé de juger de la beauté d'une œuvre selon nos idées modernes puisque la beauté n'a en soi rien d'absolue. […] Ayons assez de largeur dans les idées pour reconnaître franchement que si les Temples d'Egypte, par exemple, n'ont pas le genre de beauté que nous admirons dans Saint-Pierre de Rome ou les colonnades du Louvre, ils n'en sont pas moins dignes de notre admiration".
Comme l'abbé Mignot s'excuse de traiter la question de façon personnelle "sans tenir compte du programme", on peut faire l'hypothèse qu'il veut faire partager à ses collègues sinon une découverte, du moins la confirmation d'une idée qui lui est chère : l'application rigide des principes peut être source d'injustice. "Nous sommes tellement pénétrés de certains principes qu'à tort ou à raison nous regardons comme règles absolues du beau dans les Arts, que souvent nous sommes injustes sans le savoir" 498 .
1 er Reg., f° 70.
Mgr Lacroix en a eu communication. Peut-être a-t-il renvoyé le manuscrit à l'abbé Birot dont une partie des papiers n'a pas encore rejoint le fonds conservé aux ADA.
"Rien ne change en Orient, le despotisme moins encore que le reste", Étude sur le Temple, ADA, 1 D 5 04.
"Il semble que ces peuples aient été surpris par une congélation subite et qu'ils gardent après de longs siècles d'existence les mœurs , les attitudes, le langage, les opinions, les institutions, toute la manière d'être où les a surpris cette catastrophe morale", Sermon, 26 novembre 1882, ADA 1 D 5-04.
Études sur les Évangiles, f°60, ADA, 1 D 5 04.
Id.
Discours de rentrée des facultés catholiques de Lyon, 1895, ADA, 1 D 5 11-01, f° 3.
Allocution pour la bénédiction de la chapelle du lycée de Laon, 16 octobre 1887, ADA, 1 D 5 04. Même thème deux ans plus tard : "Il est difficile de dire comme il faut l'impression qu'on éprouve quand on foule aux pieds le sol sacré où Israël se réunissait pour célébrer par ses chants et ses holocaustes la gloire du Très Saint", Allocution pour la consécration d'un autel, 28 mars 1889, ADA, 1 D 5 04.
Études sur les Évangiles, ADA, 1 D 5-04, f°33-34.
Toutes les citations de ce paragraphe : Étude sur le Temple, septembre 1875, ADA, 1 D 5-04.