2.4 La littérature anglo-saxonne.

Durant le séjour à Laon, l'objectif du travail de l'abbé Mignot reste modeste : "Je m'appliquais surtout à faire cadrer les récits divergents plutôt qu'à les dissocier […]. J'étudiais les Évangiles plutôt au point de vue parénétique, édifiant, plutôt qu'au point de vue de la critique historique. La nécessité où j'étais de travailler à la sanctification des religieuses me poussait du côté ascétique et mystique" 499 . Cependant il entre progressivement en contact avec les travaux de l'exégèse anglo-saxonne, anglaise ou allemande traduite en anglais 500 .

Cette rencontre ne va pas sans remise en question. Il écrit ainsi par exemple dans ses mémoires : "Je me rappelle l'impression profonde que fit sur moi l'ouvrage de Seeley : Ecce Homo 501 . L'auteur 502 , hélas, a versé depuis dans le rationalisme et a publié vers 1882 son Natural Religion où il va jusqu'à nier la personnalité divine" 503 . S'il en situe sa lecture à l'époque de son séjour à l'Hôtel-Dieu, il est vraisemblable que l'abbé Mignot connaissait l'existence de ce livre depuis le compte rendu qu'en avait donné le Correspondant en novembre 1866.

Dans Ecce Homo, Seeley se proposait de se reporter "par l'imagination à l'époque où celui que nous appelons Christ ne portait pas un tel nom mais était simplement, comme saint Luc le décrit, un jeune homme plein de promesses, populaire auprès de ceux qui le connaissaient et paraissant jouir de la faveur divine, de suivre sa biographie de point en point et d'adopter non pas les conclusions que les docteurs de l'Église ou même des apôtres ont revêtues de leur autorité, mais celles que les faits eux-mêmes, éprouvés par la critique, rendent légitimes" 504 .

On voit bien ce qui a pu toucher le jeune prêtre. D'abord le fait que l'auteur prétende traiter le témoignage des évangiles comme celui de tout autre document historique en soumettant tout à l'examen de la raison. Ensuite le fait que Jésus soit présenté comme un homme qui a eu à découvrir qui il était et qu'elle allait être sa mission, ce qu'il ignorait avant sa rencontre avec Jean Baptiste. Enfin, et peut-être surtout, que l'attachement des disciples à la personne du Christ passe avant leur croyance en un certain nombre de dogmes nettement définis.

Une idée de Seeley l'a tout particulièrement frappé et nous verrons qu'il la fera sienne tout en en mesurant le caractère difficilement acceptable par l'Église catholique : "Nous devrions être aussi tolérants pour un symbole imparfait que pour une vertu imparfaite […] Il est aussi difficile de penser juste que d'agir avec droiture" 505 .

D'autre part, il se replonge dans Newman, en particulier les sermons "tellement suggestifs comme on dit à présent", écrit-il en 1915. Il en traduit de larges extraits à son usage et il trouve dans cette activité l'antidote à sa recherche intellectuelle. "Que de fois, quand j'étais jeune, fatigué, triste, découragé, assailli par des doutes contre la foi, contre la nature de la Révélation ou de l'Inspiration, isolé, sans personne à qui confier mes angoisses…, n'ayant autour de moi que de très dignes prêtres auxquels mes idées étaient étrangères…, que de fois dis-je, j'ai pris les sermons de Newman comme j'aurais pris l'Imitation ! Peu à peu le calme rentrait dans mon âme… C'était la sérénité de l'esprit, de la foi et de l'amour ! Je me redisais… la vérité est là : elle n'est pas dans Strauss ni dans Renan, ni dans les théories rationalistes" 506 .

Notes
499.

1 er Reg.., f° 78.

500.

Nous ne savons pas quand ni comment l'abbé Mignot a appris l'anglais. Sans doute à Saint-Sulpice par l'intermédiaire d'un séminariste de langue anglaise. C'est ainsi que l'abbé Klein a appris l'anglais avec l'abbé Bourne. Cf. F. Klein, La route du petit morvandiau, p.100.

501.

Publié sans nom d'auteur Ecce Homo. A Survey of Life and Works of Jesus Christ, London, Macmilan, 1866, XII- 310 p., défraya la chronique en Grande Bretagne et Le Correspondant en dénonça la "tendance à moitié orthodoxe" ainsi que le "savant scepticisme" dans un long compte rendu de M. J. Gardet : "Ecce Homo ou la critique religieuse en Angleterre", novembre 1866, pp. 562-593.

502.

John Robert SEELEY (1834-1895), professeur d'histoire moderne à Cambridge.

503.

2 e Reg., f° 7.

504.

"[…] in imagination at the time when he whom we call Christ bore no such name, but was simply, as St. Luke describes him, a young man of promise, popular with those who knew him and appearing to enjoy the Divine favour, to trace his biography from point to point, and accept those conclusions about him, not which church doctors or even apostles have sealed with their authority, but with the facts themselves, critically weighed, appear to warrant", Ecce Homo, p. XXI.

505.

"We ought to be just as tolerant of an imperfect creed as we are of an imperfect practice […]. It is quite as hard to think rightly as it is to act rightly, or even to feel rightly", Ecce Homo, p. 69

506.

2 ème Reg., f° 81. "Si Newman est une lumière pour les demi-croyants, il est pour ainsi dire un repos d'âme pour les croyants, le lieu du rafraîchissement, de la lumière et de la paix. [...] On se laisse bercer, entraîner par lui. Au moment où l'on y pense le moins on est saisi par une pensée, une comparaison à laquelle on ne s'attendait pas et nous éclaire comme un rayon de soleil qui perce tout à coup les nuages. Ou bien c'est une analyse psychologique infiniment fouillée, à la façon anglaise, où il est impossible de ne pas se reconnaître ; et cela d'autant plus aisément qu'il ne force pas la note, qu'il n'exagère rien, qu'il prend la nature telle qu'elle est en moyenne […]", id., f° 76.