2.6 Déjà la science du Christ

A Laon il rédige un mémoire sur "le développement intellectuel et moral" de Jésus-Christ 508 à partir de notes prises dans un ouvrage de H. P. Liddon 509 . Il n'en reste que l'introduction (paginée en chiffres romains) et les deux derniers cahiers mais le texte conservé permet de mesurer le chemin déjà parcouru. C'est le premier texte conservé dans lequel on trouve une pensée personnelle. Il semble désormais que le jeune prêtre accepte le fait qu'il est "pénétré de la tendance de l'esprit moderne plus curieux des faits que des idées" et qu'il ne peut penser sa foi qu'en partant de cette réalité.

L'abbé Mignot constate que les grandes revues 510 , non seulement dans "les articles franchement hostiles" de Taine, de Littré, de Renan, de Réville mais dans ceux de Caro 511 ou de Paul Janet 512 , s'attachent à dénoncer l'inconsistance et la fragilité des croyances. Il est parfaitement conscient que le monde intellectuel français est convaincu de la disparition prochaine du christianisme, surtout sous sa forme catholique. C'est vrai pour les grands noms qu'il cite. C'est vrai aussi des épigones. En 1867 François Huet avait publié sous le titre La révolution religieuse au XIX e siècle un livre dans lequel il avouait être passé "d'une sorte de compromis entre l'orthodoxie catholique et la libre pensée à la pleine indépendance de la raison, affranchie de tout dogmatisme et de toute attache surnaturelle" et il analysait le phénomène de dégradation des croyances qui ne manquerait pas d'aboutir, selon lui, à leur ruine complète : "Le fécond mouvement de la vie moderne se retire de l'antique Église contre révolutionnée, immobilisée par le dogme ultramontain… Le néo-catholicisme… se retirant des classes éclairées, deviendra la religion des campagnes où il ira mourir comme le premier paganisme romain" 513 .

"‘A les entendre, commente l'abbé Mignot, nous sommes dans une époque de transition. Il ne faut, semble-t-on dire, ne rien croire et ne rien accepter pour le moment, car le monde semble marcher rapidement vers un avenir où il n'y aura plus ni symboles, ni credo. La raison éclairée par les siècles, agrandie par les découvertes scientifiques, dégagée des bandelettes gênantes de l'enseignement traditionnel, sortira comme Lazare pleine de vie du tombeau des superstitions’" 514 . Or ces attaques contre le christianisme se concentrent sur le dogme de la divinité du Christ sous une forme nouvelle qui consiste à vouloir "séparer le Christ de la théologie du Christ de l'histoire comme s'il s'agissait de personnages différents" 515 , ce qui permet de ramener l'opposition entre croyants et incroyants à une opposition qui existerait entre la théologie et l'histoire.

L'abbé Mignot refuse la mise en demeure d'avoir à choisir entre le dogme et l'histoire. S'en tenir au dogme ce n'est pas "s'acharner avec l'énergie du désespoir à certaines formules vieillies" et l'histoire n'a pas pour but "de dégager le Christ de l'enveloppe métaphysique dans laquelle les théologiens l'ont enfermé". Néanmoins, à le lire de près, la balance n'est pas tenue égale entre les deux approches. Il décoche ses flèches plutôt en direction des "assertions trop absolues des théologiens qui partent du ciel pour descendre sur la terre" et pour la scolastique qui construit un Christ "à la lueur de la métaphysique plutôt qu'à celle de l'Évangile" en sorte qu'il "finit par n'avoir presque plus rien d'humain" 516 . Quand il dit que, sur la question de la science du Christ, il estime devoir "écouter la raison et le texte évangélique plutôt que les brillantes fantaisies d'une imagination pieuse" ou celles d'une théologie "fantaisiste consistant à amener par voie de déduction une foule de conséquences inattendues" 517 , c'est bien de l'histoire qu'il attend une réponse à son interrogation. En effet, les arguments scripturaires avancés en faveur de la science parfaite du Christ ne tiennent pas debout : "Que prouve par exemple une citation d'Isaïe ?, se demande-t-il, non sans ironie. Le prophète lui-même savait-il l'usage que l'on ferait de ses paroles ? Connaissait-il l'union hypostatique ?" 518 L'argument patristique n'est guère plus probant, car il n'y a pas d'unanimité entre le Pères sur cette question. Dès lors estime l'abbé Mignot il faut que l'Évangile prime le théologie. Or le sens obvie, littéral, de Luc 2, 52 : "Quant à Jésus, il croissait en sagesse, en taille et en grâce", permet de soutenir que l'âme du Christ s'est développée suivant les lois ordinaires de la nature et donc que sa science s'est développé et qu'elle fut limitée, c'est pourquoi il ne lui "répugne pas le moins du monde d'admettre une certaine ignorance dans le Christ" 519 .

Une telle position théologique était proprement inaudible du monde catholique français en ce milieu de la décennie 1870. On en a une preuve matérielle dans les difficultés rencontrées par un homme avec qui l'aumônier est en relation épistolaire : l'abbé Bougaud 520 .

Celui-ci avait publié les deux premiers volumes d'un grand ouvrage d'apologétique: Le christianisme et les temps présents 521 . Préparant le troisième volume, Les Dogmes du Credo, il demande à l'abbé Mignot de relire le chapitre consacré à l'Incarnation, particulièrement les paragraphes sur l'union hypostatique. "Deux choses m'étonnent, lui écrit-il, c'est l'unanimité de l'école à soutenir la vision béatifique de Notre-Seigneur dès le sein de sa mère et l'inanité des raisons sur lesquelles elle s'appuie" 522 . Aussi bien demande-t-il à l'abbé Mignot de "corriger sévèrement pour le fond et pour la forme, sans hésiter à compléter, augmenter, annoter ce qui peut fortifier la thèse afin de faire taire ceux qui seraient tenter d'en appeler à l'Index" 523 . L'abbé Mignot profite de l'occasion pour envoyer à son correspondant son propre travail. Le vicaire général d'Orléans le remercie mais ne croit pas pouvoir l'intégrer tel quel dans son ouvrage. A la demande de ses amis, il a "pris le parti de la prudence ne voulant pas pour quelques pages exposer tout l'ouvrage. On ferait une histoire, un peu comique, des peurs, inquiétudes, conseils de prudence, menaces mêmes qu'a suscité ce pauvre chapitre. Décidément la liberté des écoles n'existe plus" 524 .

La première édition du troisième volume comporte cependant, un paragraphe dans lequel, après avoir rappelé la doctrine classique de la vision béatifique, l'auteur demande la "permission de placer à côté du Christ immuable et glorieux du Moyen-Age, l'adorable physionomie du Sauveur, telle qu'elle apparaît dans l'hypothèse plus humaine du développement progressif" 525 . Si Jésus-Christ avait pris la nature humaine dans son intégrité, ne fallait-il pas admettre qu'il s'était soumis aux lois de l'humanité et que son âme n'avait été éclairée que successivement par la lumière de Dieu ? Deux longues notes 526 , la première sur le silence des Pères au sujet de "la gloire dont l'âme du Christ aurait joui dès le sein de sa mère", la seconde sur Luc 2, 52 sont incontestablement inspirées du travail de l'abbé Mignot. L'abbé Bougaud concluait en estimant que "l'hypothèse du développement progressif… du Christ en tant qu'homme… plonge ses racines dans la sainte Écriture, dans la doctrine d'un grand nombre de Pères, dans une étude approfondie de la vraie nature humaine et du plan de la Rédemption" 527 et qu'en tout état de cause l'Église ne s'étant pas prononcée, on était libre d'adopter l'un ou l'autre point de vue.

Ce paragraphe souleva une tempête. Le vicaire général d'Orléans écrit à l'abbé Mignot :

‘La thèse du développement ne va pas toute seule. La levée de bouclier est commencée. C'est Saint-Sulpice qui a donné le signal. M. Renaudet a consacré trois semaines à la réfuter. Mon système a été caractérisé de système d'une témérité révoltante. On y a vu le travail d'une école soi-disant libérale qui veut énerver le dogme. Mgr Dupanloup s'effraye. […] Il faudrait qu'on s'explique et qu'on sache si nous sommes obligés d'accepter toutes les théories du Moyen-Age 528 .’

L'abbé Mignot suggère de demander l'avis de M. Hogan. Celui-ci accepte sans problème le fond de la thèse mais déconseille d'en appeler à Newman 529 . Finalement, bien que le secrétaire de l'Index lui ait confirmé qu'il s'agissait d'une opinion libre, l'abbé Bougaud prend le parti de supprimer le paragraphe litigieux lors de la seconde édition. Il s'en explique en note : "Nous avions abordé ici, dans notre première édition, la grande et magnifique question de savoir à quel moment et d'après quelle loi tous ces dons et privilèges ont été faits à la sainte humanité de Notre-Seigneur. Mais nous avons acquis la conviction que cette thèse est trop vaste et trop délicate pour être abordée en si peu d'espace, et nous y avons renoncé 530 ".

Pour la première fois l'abbé Mignot s'est trouvé confronté aux difficultés complexes que rencontre, dans le climat intellectuel qui règne dans l'Église, un prêtre qui avance, même avec un luxe de précautions, des idées en rupture avec les opinions reçues. "Ces idées n'étaient pas assez mûres…, elles effrayèrent les théologiens", commente Mgr Mignot en 1914 531 . Il gardera toujours le souvenir de ces péripéties éditoriales qu'il évoque à plusieurs reprises. L'exemple de l'abbé Bougaud préférant renoncer à une opinion théologique qui choque ses lecteurs "par son étrange et apparente nouveauté" 532 n'est sans doute pas étranger à la manière dont lui-même agira plus tard. Il est tout à fait significatif qu'il reprendra souvent à son compte une remarque que lui fit alors le vicaire général d'Orléans : "Nous en sommes au Non potestis portare modo" 533 . Mgr Mignot aimera citer ce passage de l'évangile de Jean (16, 12) dans lequel Jésus indique à ses disciples qu'il ne peut tout leur enseigner. C'est en effet l'un de ceux qui justifie à ses yeux à la fois la doctrine du développement et la nécessité de ne rien publier qui risquerait de scandaliser le peuple chrétien et ébranlerait inutilement sa foi.

Notes
508.

Notes pour le traité de l'Incarnation, manuscrit daté de février - mars 1876, ADA, 1 D 5 04.

509.

Henry-Parry LIDDON, doyen de la cathédrale Saint Paul à Londres. Dans son livre The Divinity of our Lord and Saviour Jesus Christ paru en 1866, il s'attache à montrer que les faits de la vie de Jésus sont inexplicables s'il n'a pas été un être à part, au dessus et en dehors de l'humanité telle que nous la connaissons.

510.

Vraisemblablement il vise des revues comme la Revue des Deux Mondes, la Revue de Paris etc.

511.

Elme-Marie CARO (1826-1887), ancien élève de l'École normale supérieure, titulaire de la chaire de philosophie dogmatique à la Sorbonne, élu à l'Académie française en 1871. Il appartient au courant spiritualiste.

512.

Paul JANET (1823-1899), ancien élève de l'École normale supérieure. Professeur à la Sorbonne (1864). Il avait été l'élève de V. Cousin. Spiritualiste, il enseignait une morale intellectualiste et optimiste.

513.

Textes cités par R. Bessède, La crise de la conscience catholique, pp. 93-94.

514.

Notes…, f° V.

515.

Notes…, f° 61.

516.

Notes…, f° 84.

517.

Notes…, f° 87.

518.

Notes…, f° 79.

519.

Notes…, f° 88.

520.

Louis Victor Émile BOUGAUD (1824-1888), après ses études au grand séminaire d'Autun et à Saint-Sulpice, il fut professeur de dogme et d'histoire religieuse au grand séminaire de Dijon. Mgr Dupanloup l'appela auprès de lui comme secrétaire puis comme vicaire général. Nommé évêque de Laval en 1887, il mourut peu de temps après avoir pris possession de son siège. Nous ignorons comment les deux hommes étaient entrés en relation. Sans doute est-ce l'abbé Mignot qui en avait pris l'initiative.

521.

La religion et l'irréligion, Paris, Poussielgue, 1874 ; Jésus-Christ, id., 1874.

522.

Lettre du 25 juin 1877, ADA, 1 D 5 01.

523.

Lettre du 12 juillet 1877, ADA, 1 D 5 01.

524.

Lettre du 14 janvier 1878, ADA, 1 D 5 01.

525.

Les dogmes du Credo, 1878, 1ère édition, p. 450.

526.

Op. cit., p. 452 et p. 460.

527.

Op. cit., p. 461.

528.

Lettre du 26 avril 1878, ADA, 1 D 5 01.

529.

Lettre du 3 juillet 1878, ADA, 1 D 5 01.

530.

Le christianisme et le temps présent, t. III, 3e édition, 1878, p. 421.

531.

1 er Reg., f° 74.

532.

Essai sur le développement de Jésus, mars 1903, f°1, ADA, 1 D 5 11-02.

533.

Lettre du 26 avril 1878, ADA, 1 D 5 01.