2.1 Un climat nouveau.

L'abbé Mignot est d'abord intimement convaincu que la question du dogme de l'inspiration se pose en termes nouveaux 582 et il est particulièrement sévère à l'égard des exégètes et des apologistes qui ne voient pas le danger ou affectent de ne pas le voir estimant que "la Sainte Écriture en a vu d'autres" et que les Pères de l'Église ont déjà répondu aux difficultés 583 . Tel n'est pas le sentiment de l'abbé Mignot et c'est là un élément essentiel de sa perception de la réalité et de son catholicisme : "Ce qui m'a frappé le plus dans l'examen de la pensées des Pères, écrit-il en conclusion de sa première partie, c'est l'absence de nos préoccupations actuelles 584 ". Quel que soit le respect qu'il convient d'avoir pour eux, on ne peut s'arrêter à leur exégèse. C'est que, au delà des éléments matériels relevés en effet depuis longtemps dans la Bible (contradictions, impossibilités historiques, etc.), ce qui est en cause, ce à quoi l'abbé Mignot est sensible, c'est ce qu'il appelle le "mouvement des esprits" par quoi il faut entendre les transformations irréversibles opérées par la démarche scientifique sur les mentalités. "En réalité, ce ne sont pas les exégètes qui font la vérité par leurs interprétations, ce qui la fait ou du moins ce qui la manifeste c'est, après l'Église, la science avec ses découvertes" 585 . Que cela plaise ou non, force est d'admettre qu'on ne lit plus la Bible comme autrefois quand "on ne la regardait pas comme un livre ordinaire" 586 . Ce changement de statut des Écritures dans le champ des connaissances 587 est le fait central autour duquel l'apologétique doit se réorganiser. La Bible ne peut plus être simplement une carrière dans laquelle on puise "des textes plus ou moins habilement groupés en faveur de telle ou telle thèse" 588 ; elle est un ensemble de documents témoins de la pensée religieuse "telle qu'elle s'est formée autrefois dans les milieux privilégiés de la Providence aux époques décisives de l'histoire" 589 . S'abritant à nouveau derrière une longue citation de Reuss, il tente de faire passer l'idée que la Bible a tout à gagner à n'être plus la servante "de la dialectique des systèmes" et que son témoignage est d'autant plus lumineux "que l'atmosphère est moins chargée de brouillards théologiques". La tâche de l'exégète consiste donc à retrouver ce que les écrivains bibliques ont réellement dit "en effaçant les dix huit siècles qui nous séparent de Jésus-Christ, les quarante siècles qui nous séparent de Moïse", de sorte qu'on puisse se mettre à la place de leurs auditeurs et comprendre "quelles idées leur enseignement pouvaient faire naître" 590 . Il s'agit de replacer les écrivains sacrés dans "les conditions de leur activité littéraire" et de voir en eux des hommes dont l'esprit "soumis aux lois ordinaires du développement des intelligences" 591 était tributaire des préjugés de race et de temps et ne s'avançait que pas à pas vers la lumière.

Notes
582.

"Notre génération est entrée dans la voie tracée par la précédente, elle sait désormais le chemin et il lui suffira de se garer des casse-cou et des fondrières", Essai, p.136.

583.

Idée qu'il trouvait par exemple dans Les Origines... de Mgr Ginoulhiac : "C'est en effet une chose bien remarquable [...] qu'il n'est guère aucune des assertions, aucune des prétentions des exégètes de l'Allemagne et de la France contemporaine, que nous ne retrouvions souvent en propres termes, quelquefois sous des formes différentes, [...] dans plusieurs des sectes que l'Église a eu à combattre dès le premier et le second siècle de son existence"(p. 5) mais aussi sous la plume de M. Vigouroux : "Les attaques des incrédules contre la Bible sont presque aussi anciennes que le christianisme. Ils ont été vaincus quoiqu'ils fissent aux livres divins les mêmes reproches que les incrédules modernes. (Les réponses des apologètes anciens) n'ont perdu ni leur force, ni leur valeur : contre des attaques semblables nous pouvons employer encore les mêmes armes", "Les attaques contre la Bible", La Controverse, 16 juin 1882, pp. 705-706.

584.

Ibid., f° 64. Il avait d'abord écrit : modernes. A propos de l'explication par "une lumière spéciale du Saint-Esprit" donnée par Grégoire de Naziance des divergences des évangélistes, il note : "On voit que les problèmes qui nous préoccupent aujourd'hui ne se posaient pas encore à cette époque", f° 55.

585.

Ibid., f° 141.

586.

Ibid., f° 133. L'abbé Mignot ajoute : "On la lisait à genoux, on ne critique pas ce qu'on lit à genoux".

587.

"La Bible n'est plus le principe de nos connaissances. Elle subit aussi le changement apporté par le temps. Elle ne nous apprend plus grand chose. Nous nous bornons à la justifier comme nous pouvons. Vous me direz : ce n'est que l'interprétation qui est différente, la Bible est toujours vraie, c'est nous qui ne la comprenons pas toujours ; Dieu ne l'a-t-il pas donné pour nous instruire ! Ou bien aurait-il mis sa vérité en charades ?", f° 164.

588.

Ibid., f° 138.

589.

Ibid., f° 141.

590.

Ibid., f° 139.

591.

Ibid., f° 138.