2.2 La critique.

Or ce programme n'est pas seulement "un rêve d'exégète", il se réalise grâce à la mise en œuvre de la "critique intrinsèque". Celle-ci a désormais acquis droit de cité et l'abbé Mignot ne peut guère imaginer qu'elle soit un jour abandonnée. N'est-elle pas la "base de toute bonne exégèse" ? N'a-t-elle pas "l'avantage de n'être l'arme exclusive d'aucun parti" puisqu'elle s'efforce de ne pas juger "les faits d'après des théories et des conceptions a priori" 592 ? Devant elle l'apologétique catholique a été contrainte de lâcher sur la chronologie de la Bible, sur la théorie de la création en six jours de vingt-quatre heures, sur l'universalité du déluge et il y a tout lieu de penser que l'on est pas au bout des concessions si l'on s'obstine à ne pas vouloir faire de la "bonne critique".

En tout état de cause, il y a des acquis sur lesquels on ne reviendra plus. Il est intéressant de voir où en est l'abbé Mignot en cette année 1885. Il n'a plus aucune hésitation sur la théorie documentaire concernant le Pentateuque. Il avoue qu'il est convaincu par la démonstration "décisive" faite sur ce point par Fr. Lenormant dans son dernier livre 593 . Il estime donc qu'on peut l'admettre tout "en restant bons catholiques" : M. Vigouroux lui-même en paraît convaincu. En revanche, l'abbé Mignot reste plus évasif sur la question de l'attribution à Moïse. S'agit-il d'une réserve inspirée par la prudence ou d'une réelle hésitation ? Sans doute la prudence. Certes, il se plaît à souligner que les résultats de la critique ne lui semblent pas certains. "La critique déblaie le terrain, fait justice des conclusions a priori, rejette dans l'ombre ce qui n'est pas authentique, malheureusement elle ne sait pas toujours reconstruire..." 594 .

Mais cette question lui semble, pour le moment, secondaire par rapport à la thèse documentaire. Il pense en effet que l'adoption de celle-ci est un préalable qui lèvera de lui-même l'hypothèque de l'attribution. Deux remarques faites en passant semblent autoriser cette interprétation. Dans la première évoquant le rédacteur final du Pentateuque il écrit : "Moïse, d'après la croyance traditionnelle, un autre, Esdras peut-être, d'après R. Simon" 595 . Dans la seconde il indique qu'il ne faut pas "s'effrayer si un jour ou l'autre la critique parvient à démontrer que Moïse n'est pas l'auteur du Pentateuque" 596 . Surtout, un an plus tard il écrit à l'abbé Hébert : "S'il est difficile d'établir comment le Pentateuque a été composé, il l'est moins de prouver que Moïse n'en est pas l'auteur - au moins dans sa forme actuelle" 597 .

Notes
592.

Ibid., f° 135.

593.

Ibid., f° 143-145 où est longuement citée la préface de La Genèse..., Paris, 1883.

594.

Ibid., f° 24.

595.

Ibid., f° 143.

596.

Ibid., f° 165.

597.

Lettre du 19 mars 1886, Fonds Hébert, Bibliothèque municipale de Bar-le-Duc.