3. Le choix de l'inspiration restreinte

La seule manière satisfaisante de répondre à la fois à l'état actuel des esprits et aux acquis de la critique est d'avoir recours à la théorie de l'inspiration restreinte. La démonstration de l'abbé Mignot s'articule autour de trois arguments. D'abord un argument historique. La tendance longue de l'histoire du dogme de l'inspiration se caractérise par un mouvement continu dans le sens de la restriction de son étendue. Ensuite un argument linguistique. Une réflexion sur le langage invite à avoir une conception relative de la notion d'inerrance. Enfin un argument théologique : la foi a précédé l'Écriture.

Toute la première partie du travail de l'abbé Mignot est ordonnée à une double démonstration. D'abord que les Pères ont tous cru à l'inspiration verbale et ensuite que la réflexion sur l'inspiration durant la période patristique a consisté "surtout à préciser, à restreindre les idées courantes". On voit peu à peu, comme le montre l'histoire du Canon, "limiter le nombre des écrits jusque là réputés divins, puis renfermer dans l'âge apostolique la période de l'inspiration". L'inspiration verbale est mise en question "à travers beaucoup d'hésitations, d'indécisions" 598 en sorte qu'on "en arrivera à se demander s'il ne faut pas encore restreindre le domaine de l'inspiration, s'il ne serait pas sage d'en limiter l'étendue à la foi et à la morale" 599 . Ce mouvement conduit a mieux préciser les domaines respectifs de l'inspiration et de la révélation. Si les Pères ne les distinguaient pas, les théologiens modernes ont été conduits à le faire, et à juste titre estime l'abbé Mignot, car la révélation proprement dite a été assez limitée.

La restriction progressive du champ de l'inspiration et sa distinction de la révélation ont pour conséquence de redonner à l'homme toute sa place dans l'Écriture et d'échapper à ce qui semble être aux yeux de l'abbé Mignot la contradiction majeure des théologiens traditionnels obligés de faire violence à la tradition qu'ils ne cessent pourtant d'invoquer. Ils n'échappent pas en effet à la contradiction qui consiste à dire, suivant en cela le cardinal Franzelin, que la Bible contient un élément formel, ce qui est révélé par Dieu et un élément matériel, les mots, les paroles alors qu'on invoque la tradition des Pères pour qui une telle distinction n'avait pas de sens 600 .

Pour l'abbé Mignot il est vain, parce qu'impossible à préciser, de vouloir distinguer ce qui vient de Dieu et ce qui vient de l'homme. "La divinité des saints Livres me paraît être une résultante..." 601 . Les vérités révélées sont dans l'Écriture comme le sel dissous dans l'eau de mer. C'est L'Église "condensateur puissant" qui va les faire "cristalliser". Ce processus de désacralisation du texte n'est sans doute pas facile à admettre. On perçoit que pour l'abbé Mignot lui-même, la chose n'a pas été immédiatement acceptable 602 .

L'argument linguistique, entièrement repris de M. Hogan, permet d'aborder sous un angle nouveau le problème de l'inerrance. L'enquête doit se situer à un double niveau d'analyse :

‘Avant de dire s'il n'y a pas ou s'il peut y avoir des erreurs dans la Bible, il faudrait déterminer les lois ordinaires du langage, voir dans quelle latitude [les auteurs] s'en servent, usent de certaines expressions métaphoriques ou autres sans être accusés de mentir ; on revendiquerait ensuite la même liberté pour la Bible. Puis, étudier la Bible elle-même et, en constatant les écarts incontestables de l'exactitude rigoureuse en conclure du fait au droit, et de la mesure du fait à la largeur avec laquelle on peut entendre qu'il n'y a pas d'erreurs dans le Bible 603 .’

Au premier niveau, l'abbé Mignot estime qu'il n'existe pas de langage rigoureusement exact et adéquat. Et cela pour trois raisons : les langues sont trop pauvres pour exprimer des pensées un peu abstraites ; aucun écrivain ne peut rendre parfaitement sa pensée ; tout lecteur éprouve de la difficulté à comprendre un texte. Ce qui est vrai pour la langue savante l'est encore plus pour le langage ordinaire qui "est l'inexactitude même à cause des figures qu'il emploie, des locutions proverbiales, des généralités, des allusions, des usages reçus... Ce langage n'est pas comme l'autre le véhicule de la pensée vraie ; la vérité il faut la deviner, la conjecturer, la débarrasser des scories qui la recouvrent, elle est comme noyée dans les mille inexactitudes de la forme". Or c'est précisément dans cette langue que Dieu parle dans la Bible. Sa parole bien qu'elle soit faite pour l'humanité est adressée à un peuple particulier en utilisant la forme spéciale qui lui convient. Dès lors "son sens précis est déterminé par son but immédiat. D'autres temps pourront et devront se l'appliquer, rien de plus simple, à la condition toutefois de ne pas transporter dans un autre milieu intellectuel la forme particulière de telle révélation. Dieu n'est responsable de sa forme qu'envers ceux auxquels il s'adressa en premier lieu... Ce qui pouvait être vrai à un moment donné peut ne plus l'être de la même façon". C'est pourquoi "avant de trouver une erreur proprement dite dans la Bible il faudrait pouvoir assurer qu'on la comprise comme elle a dû l'être par ceux auxquels elle a été adressée" 604 .

Ne constate-t-on pas souvent qu'il faut "se départir du sens naturel et littéral des expressions si l'on veut rester d'accord avec la foi et la raison" ? Les exemples abondent dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, depuis les anthropomorphismes utilisés pour parler de Dieu jusqu'aux affirmations concernant Jésus 605 . Mais c'est à partir des prophéties que l'abbé Mignot entreprend sa démonstration. C'est là en effet que l'on se trouve confronté le plus avec un langage allégorique, et énigmatique. "A peine pourrait-on trouver une prophétie dont le sens fût clair avant l'événement et dont le sens clair, celui que pouvait comprendre les lecteurs, ait été vérifié par l'événement" 606 . Dès lors il est évident que "c'est l'événement seul qui nous donne la clef de la prophétie" et par conséquent pour comprendre "la vraie pensée de Dieu inspirateur on est obligé de faire de nombreuses réserves..., de prendre les paroles des écrivains dans un sens autre que le littéral. Il faut parfois chercher non ce que l'auteur a dit mais ce qu'il a voulu dire... Il y aurait erreur positive si l'on prenait le texte au sens littéral, obvie et pourtant on ne peut pas dire qu'il y ait erreur positive" 607 .

Enfin l'abbé Mignot développe un argument théologique qui appartient à une ecclésiologie classique dans le catholicisme mais qu'il développe longuement, car c'est pour lui l'argument décisif : "Pour mon compte, après avoir examiné avec une attention sérieuse les travaux de l'exégèse contemporaine je reste convaincu qu'il est absolument impossible de regarder la Bible comme l'œuvre de Dieu si l'on ne s'appuie sur l'Église" 608 . L'histoire de la période apostolique comme celle de l'évolution du protestantisme sont à cet égard parfaitement concluantes.

Pourquoi les Apôtres ne se sont-ils pas souciés de clore le Canon ? Tout simplement parce qu'ils n'en éprouvaient pas le besoin puisque "l'Église ne vivait pas de la Bible, elle vivait d'elle-même, de sa vie propre, de la tradition" 609 , en sorte qu'il faut affirmer que l'Écriture "était au second plan", qu'avant elle et au dessus d'elle "il y a toujours eu une règle de foi". Ceci est si vrai que "pour les Apôtres l'Écriture n'était pas la source du dogme, c'est le dogme qui était la pierre de touche de l'Écriture"... La source de la vérité c'était Jésus ; l'Écriture arrivait comme confirmatur" 610 . C'est là un point capital de la construction théologique de l'abbé Mignot. C'est une des clefs essentielles avec lesquelles il pense pouvoir résoudre les difficultés les plus embarrassantes posées par la critique.

Le second argument puisé dans l'inconséquence de la position protestante vient confirmer le premier. Pour les protestants la Bible est un "objet de première nécessité", mais pris en tenaille entre le rejet de l'autorité de l'Église enseignante et la multiplication des interprétations, il leur fallait prouver que "l'Écriture infaillible était infailliblement intelligible et s'expliquait toute seule sans danger d'erreur" 611 . Or malgré leur attachement à l'inspiration verbale, ils ont été contraints de "suivre une marche inverse", c'est-à-dire de prendre de plus en compte la tradition 612 .

En sorte que si les avancées de la critique posent aux protestants des difficultés redoutables 613 et qu'ils sont obligés de "s'en tenir à la lettre du texte sous peine de voir tout s'écrouler", tel n'est pas la situation des catholiques dont la "foi ne s'appuie pas d'abord sur l'Écriture" mais sur l'Église fondée par Jésus-Christ. "Les Évangiles nous servent de documents humains, historiques pour établir le fait de la venue de Notre Seigneur. Nous pourrions à la rigueur nous en passer" 614 . Pour l'abbé Mignot il y a là un argument majeur. C'est en tout cas celui qui lui permet de rester dans l'Église : "J'avoue en toute simplicité que si je n'avais pas l'Église pour me diriger, je ne croirais pas à la Bible... Je ne vois pas de milieu entre la croyance à l'Église et le rationalisme le plus complet" 615 .

Cette affirmation du rôle déterminant de l'Église lui permet en retour de limiter ses prétentions dans les questions où la foi n'est pas directement engagée. L'abbé Mignot proteste contre l'abus que représente la tendance à étendre le domaine de cette autorité à des matières où elle n'a rien à voir. "De nos jours même il y a une tendance à vouloir trancher à coup de décisions pontificales ou même de simples congrégations des points où l'érudition seule à droit de donner son avis" 616 .

Notes
598.

Essai..., f° 62. Il attribue à Saint Jérôme la paternité d'avoir osé "le premier le dire nettement".

599.

Essai..., f° 10.

600.

"Quand la tradition vous gêne, vous l'abandonnez. Car de quel droit limitez-vous l'action de Dieu à l'inspiration des pensées ? Si vous abandonnez l'inspiration totale comment justifierez-vous l'exégèse des Apôtres qui souvent ne repose que sur un mot ?", Essai..., f° 170.

601.

Ibid., f° 178.

602.

"On a beau s'en défendre, on éprouve toujours un malaise intellectuel quand on étudie l'histoire du Canon des livres inspirés", ibid., f° 5 et "Habitués dès l'enfance à contempler l'Écriture avec une sorte de respectueuse adoration, à la baiser comme le vêtement du Verbe comme nous baisons le ciboire ou même les espèces eucharistiques.. nous sommes choqués, froissés, blessés au vif quand on nous montre les Écritures telles quelles sont... ", ibid., f° 182.

603.

Ibid., f° 152.

604.

Ibid., pour ces trois dernières citations : f° 154-159.

605.

"L'enfant croissait en sagesse et en grâce" ou "Cela personne ne le sait, ni les anges, ni le Fils". Ces textes seront plus tard au cœur de la réflexion de l'évêque.

606.

Ibid., f° 161.

607.

Ibid., f° 163-164.

608.

Ibid., f° 173.

609.

Ibid., f° 6. Il se permet de citer à ce sujet Reuss : "A toutes les époques, sous tous les régimes, pour la discipline comme pour le dogme, par conséquent aussi pour le Canon... c'était la tradition qui régissait l'Église...".

610.

Ibid., f° 38.

611.

Ibid., f° 86.

612.

"Pour prouver la vérité de la Bible et par suite son inspiration, on mettait en première ligne son antiquité, la propagation de l'Évangile, la conversion du monde païen, la foi des martyrs... ; on établissait la crédibilité des récits bibliques, le caractère des docteurs inspirés, les miracles, les prophètes et enfin le témoignage de l'Église ! On était loin de Luther, bien loin de Calvin qui sentait la divinité des livres à leur flair, à leur parfum, à leur douceur ! Or tout cela c'est du catholicisme.", ibid., f° 88-89.

613.

Il cite longuement, à l'appui de cette affirmation, William Hurel Mallock dont l'ouvrage La vie vaut-elle la peine de vivre ? paru en français en 1882 avait retenu l'attention de La Controverse qui en avait donné une critique favorable (16 juillet 1882, pp. 112-116). Il était en effet de bonne apologétique d'utiliser un auteur non catholique "pas même protestant, sinon par le hasard de la naissance" qui s'employait à démontrer la vanité du positivisme et la force de l'Église romaine fondée sur "sa perpétuelle infaillibilité" par rapport aux protestants. L'abbé Mignot a lu le livre (il cite un passage qui ne figure pas dans le compte rendu de la revue) : "Le coup que le protestantisme a reçu de la critique biblique est selon toutes les apparences, mortel...", ibid., f° 175.

614.

Ibid., f° 172.

615.

Ibid., f° 183. "On regarde comme de dangereux novateurs, des fauteurs d'hérésie, de vrais rationalistes ceux qui ne voient dans l'Écriture que ce qui s'y trouve réellement, des écrits de circonstances, nés à toutes les époques, destinées uniquement à diriger lentement l'humanité vers Notre Seigneur...", f° 182.

616.

Ibid., f° 25. En conclusion il reviendra sur ce point : "Ce recours perpétuel à l'Église est impossible... et puis est-ce bien nécessaire ?", f° 183.