4. L'impossible publication.

Ce texte ne sera jamais publié en l'état. Ce n'est pas faute de l'avoir désiré. Il semble que l'abbé Mignot a d'abord cherché un appui et des informations du côté du chanoine Motais 617 . Sans doute avait-il apprécié que l'exégète dénonce, dans un article sur le déluge, le danger de l'immobilisme et estime que la confiance dans l'ancienne apologétique "ressemble à de l'imprévoyance, et la sécurité à de l'apathie" 618 .

Il écrit donc à Rennes en juin 1885 sans doute pour faire connaître son adhésion à la théorie de la non universalité du déluge mais aussi (et surtout ?) pour interroger le chanoine sur la manière dont son livre a été reçu à Rome. Dans sa réponse, après les remerciements d'usage, le chanoine Motais écrit : "Je constate chaque jour de plus en plus que les hommes intelligents et réfléchis, les hommes qui se posent des problèmes et n'acceptent pas les a priori, les solutions toutes faites, sont heureux de voir donner de l'air à l'exégèse et de la liberté à la foi" 619 . Ces propos qui rejoignent tout à fait ses propres préoccupations, ne pouvaient que conforter l'abbé Mignot dans ses intentions. Quant à l'attitude de Rome, le chanoine Motais répond : "Vous me demandez, Monsieur le Doyen, ce qu'on pense à Rome. Je m'en suis peu inquiété. Les données précises que je possède sur l'état des études exégétiques dans la Grande Cité, ne m'ont pas engagé à envoyer beaucoup d'ouvrages. Je reçois d'hommes en haute situation, pour renseignement, que Rome n'a aucune disposition à frapper sur l'exégèse. Les échos de l'affaire Galilée bourdonnent encore à ses oreilles". Encouragé par cette réponse fort aimable, l'abbé Mignot envoie à son correspondant un exemplaire des articles qu'il a fait paraître dans la Semaine religieuse de Soissons 620 et lui fait sans doute part de ses hésitations à publier son travail sur l'inspiration, car le chanoine Motais lui répond : "Je reçois à chaque instant des lettres où se montre la crainte de heurter des préjugés qui n'ont d'autres bases que l'ignorance. Triste pays pour le moment, où il faut avoir le courage de défendre les croyants malgré eux !" 621 La correspondance entre les deux hommes n'ira pas plus loin puisque le chanoine Motais décède le 19 février 1886. Mais à cette date l'abbé Mignot a trouvé un autre interlocuteur plus à même de l'aider à réaliser son projet, l'abbé Marcel Hébert 622 .

C'est par l'intermédiaire de M. Hogan que les deux hommes sont entrés en relation. En décembre 1885, leur professeur commun écrit à l'abbé Mignot : "Dites-moi : vous ai-je jamais fait faire la connaissance de l'abbé Hébert de l'École Fénelon. Je voudrais que vous le vissiez. Il vous parlerait de bien des études qui vous intéressent tous deux" 623 . Les deux abbés ont dû se rencontrer très peu de temps après, en tout cas avant la mort du chanoine Motais comme en témoigne une allusion de l'abbé Hébert dans la première lettre conservée 624 . Par l'abbé Hébert, l'abbé Mignot se trouve en contact direct avec le milieu du clergé parisien composé de professeurs de l'Institut catholique et de prêtres intellectuels qui se retrouvent par exemple aux "mardis" de l'abbé de Broglie 625 .

En répondant aux compliments que l'abbé Mignot lui a adressés à l'occasion de son article sur saint Thomas et Kant 626 , l'abbé Hébert dit combien la mort du chanoine Motais l'a peiné : "Il me semblait... qu'il nous fournirait une heureuse transition entre les anciennes explications et les théories plus radicales. Je crois qu'on sera forcé d'aller plus loin que lui, mais une transition douce est nécessaire à la masse des esprits". Il évoque ensuite l'article récent de Renan sur la Bible 627 dont il dit que "ce sont les premiers coups de fusil de la bataille définitive" et en vient au projet de l'abbé Mignot : "Il me semble donc que votre étude sur l'Inspiration viendrait actuellement bien à son heure, surtout si vous y distinguiez, comme vous le faites sans doute la question d'inspiration de celle d'authenticité. Je la lirai, croyez-le, avec un vif intérêt..."

Fort de cet encouragement l'abbé Mignot lui présente le plan de son étude qui l'amène à adopter la position de Lenormant 628 . Il commente :

‘A en juger par les articles de La Controverse 629 et ceux de la Revue des sciences ecclésiastiques 630 , sans parler de ceux que je ne connais pas, articles qui ont la prétention de resserrer la doctrine, de fermer la porte laissée ouverte par le concile du Vatican, j'ai bien peur de passer pour hérétique aux yeux de 'ces inquisiteurs surnuméraires'. Et puis, où, quand, comment publier mon essai ? Le Contemporain n'en voudra pas 631 , le Correspondant n'osera pas. Si on l'offrait à la Revue des Deux Mondes ? 632

L'abbé Hébert lui répond aussitôt non sans avoir pris l'avis de l'abbé Duchesne. Celui-ci est plus que réservé : "Il désirerait vivement que votre article pût paraître, mais cela lui semble actuellement impossible. Vous vous attireriez, croit-il, les plus grands désagréments". Il faut dire que l'abbé Duchesne connaissait d'expérience le genre de "désagréments" auxquels on s'exposait à sortir des sentiers battus. Le temps n'était pas loin, où son cours d'histoire de l'Église à l'Institut catholique de Paris avait été dénoncé à Rome ; où en 1882, celui sur les origines chrétiennes lui avait valu d'être mis en congé au motif qu'il inquiétait le supérieur de Saint-Sulpice ; où tout récemment encore il avait dû interrompre à nouveau ses cours, car ses articles qui remettaient en cause l'origine apostolique des Églises de France avaient irrité au plus haut point l'archevêque de Sens 633 . De plus il est vraisemblable que l'abbé Duchesne devait être au courant de la dénonciation à Rome du livre de l'abbé Girodon 634 . Mais l'historien de l'Institut catholique n'est pas le seul à conseiller la prudence. Mgr d'Hulst de son côté a fait comprendre à l'abbé Loisy qui avait fait "un travail tout à fait analogue au vôtre comme plan et conclusion" 635 que dans son intérêt, il valait mieux en différer la publication". L'abbé Hébert estime toutefois que les choses ne peuvent pas ne pas changer : "Renan et les autres ne s'en tiendront pas là, l'exégèse sera donc obligée de devenir plus large et à ce moment donné votre travail viendrait mieux à point qu'aujourd'hui où il ne répond encore qu'aux besoins intellectuels d'une petite minorité".

L'abbé Mignot se range sans protester - il en sera toujours de même - à l'avis qui lui est donné. Cette docilité s'explique sans doute par une certitude à la fois intellectuelle et croyante que l'opinion devra bien, tôt ou tard, se rendre à l'évidence. "Remerciez de ma part Monsieur Duchesne de son bon conseil, écrit-il à l'abbé Hébert. Mieux vaut attendre. Si nous sommes dans le vrai, comme je le pense, nos idées s'imposeront par la force des choses ; qu'importe que nous en voyions le succès" 636 . Mais elle s'explique aussi par le respect instinctif que l'abbé Mignot a envers des hommes que leurs publications désignent comme des savants "légitimes" dont le jugement ne saurait être mis en cause. Les efforts qu'il déploie pour se faire publier révèlent tout à la fois un désir profond d'être agrégé à ce cercle étroit et le manque d'assurance de celui qui n'est pas au fait des us et coutumes de la "tribu". C'est ainsi qu'il ne faut surtout pas voir de la fausse modestie dans les dénégations sur l'importance de cette étude à laquelle pourtant il tient tant 637 : "Ayant entrepris ce travail pour ma satisfaction personnelle, j'ai été beaucoup trop long" 638 ; "Ce sont plutôt des aperçus qu'une étude définitive. Vous serez indulgent pour de simple notes" 639 .

L'étude sur l'histoire du dogme de l'inspiration reste donc dans les cartons de l'abbé Mignot. Elle n'en est pas moins un jalon important dans son évolution intellectuelle. Et cela à un double titre. D'abord elle lui a permis incontestablement de "donner une forme précise à (ses) idées". Deux convictions fondamentales les structurent.

D'abord celle que les faits sont les faits et qu'il est suicidaire de ne pas en tenir compte ou pire encore de les nier. De cette approche pragmatique de la réalité l'abbé Mignot tire deux conséquences étroitement liées. D'une part les problèmes que l'Église doit résoudre dans le domaine biblique et d'une façon générale au niveau apologétique, se posent en termes nouveaux et on ne peut se contenter de répéter les solutions du passé si l'on entend répondre aux questions des catholiques cultivés qui veulent concilier leur foi avec l'évolution des sciences. D'autre part l'approche "a-prioriste" des théologiens est intenable et à vouloir faire cadrer les faits avec une théorie préconçue on n'aboutit qu'à des constructions "fantastiques" 640 .

C'est aussi cette attention aux faits qui conduit l'abbé Mignot à adopter une attitude historico-prudentielle dans l'exposé des acquis de la critique. Pour son compte personnel, il a de toute évidence faites siennes les principales conclusions de la critique sur le Pentateuque et il y a tout lieu de penser que dès 1885, l'abbé Mignot ne tient plus Moïse pour son auteur. Mais nous avons vu qu'il adopte une position prudente, tenant compte de l'opinion dominante et qu'il s'emploie à montrer que les acquis de la critique et les perspectives qu'elle laisse entrevoir ne sont pas de nature à mettre en question les fondements de la foi.

Nous rejoignons par là sa seconde conviction. Les catholiques n'ont rien à craindre des conclusions certaines de la science et de l'histoire, car ce n'est pas aux Écritures mais à l'Église qu'ont été faites les promesses d'inerrance. Par l'enseignement du pape et des évêques, sa doctrine s'épanouit tous les jours et fait entrevoir "des aspects nouveaux et des beautés merveilleuses". Dès lors peu importent la manière, le nombre et la nature des problèmes soulevés par la critique. Il y a là pour l'abbé Mignot une évidence capitale qui lui permet de surmonter les difficultés les plus graves y compris celle que le principe herméneutique sur le langage, emprunté à M. Hogan ne permettait de résoudre qu'imparfaitement, celle concernant les récits qui rapportent des faits. Il est tellement sûr de la pertinence de son point de vue qu'il conclut d'ailleurs son travail en l'évoquant : "Que l'écrivain sacré ait pu croire à la vérité historique de faits allégoriques ou mythiques importe peu, car ce n'est pas cela qui nous fait croire ; notre foi n'est attachée directement ni au Sinaï ni au mont Horeb, ni au désert de l'égarement, ni à Silo, ni même à Sion, elle est attachée au rocher inébranlable sur lequel Jésus a établi son Église" 641 .

D'autre part les contacts noués à l'occasion de cette étude lui ont permis de rompre ou du moins de diminuer l'isolement dans lequel il se trouvait. Hébert a parlé de lui à Duchesne, à Loisy, sans doute aux autres ecclésiastiques du même cercle. Même si c'est encore à distance, l'abbé Mignot gravite désormais dans l'orbite des ecclésiastiques désireux de voir l'Église prendre en compte avec sérieux les problèmes intellectuels du temps. Il acquiert auprès d'eux la réputation de prêtre cultivé et savant ce qui ne sera pas sans influence sur sa carrière.

Dans l'immédiat cela le met en contact avec la recherche contemporaine de pointe et ouvre le champ des lectures qu'il s'autorise à faire. L'abbé Hébert le tient au courant des dernières parutions intéressantes 642 ; il fournit à son confrère les informations bibliographiques qui lui manquent par exemple sur les ouvrages de Robertson Smith 643 ; surtout il l'encourage à lire des auteurs comme Wellhausen dont l'abbé Mignot avoue qu'il "l'épouvante un peu" : "Prolegomena to the History of Israel, Edimbourg, quoique fort lourd vous fournirait bien des vues intéressantes". L'abbé Mignot se trouve ainsi légitimé dans ses vues et dans son catholicisme.

Notes
617.

Alexandre MOTAIS (1837-1886), professeur d'Écriture sainte au grand séminaire de Rennes venait de publier Le Déluge biblique devant la foi, l'Écriture et la science dans lequel il soutenait la non-universalité du déluge. Il avait eu l'occasion de présenter sa position dans La Controverse (qui la trouvait extrêmement hardie), 1er mars et 1er avril 1884.

618.

Chanoine Motais, "A propos de l'universalité du Déluge", La Controverse, 1er mars 1884, p. 249.

619.

Lettre du 29 juin 1885, ADA, 1D 5-07.

620.

"L'état d'esprit des contemporains", Semaine religieuse du diocèse de Soissons, 1884, pp. 94 et suiv.

621.

Lettre de Rennes, 5 septembre 1885, ADA, 1D 5-07.

622.

Hyacinthe Marcel HEBERT (1851-1916) a été successivement vicaire à Olivet près d'Orléans, professeur puis directeur de l'École Fénelon à Paris. Après sa réduction à l'état laïque en 1903 il sera professeur à l'Université libre de Bruxelles. Voir la notice d'Émile Poulat dans le DHGE et celle de François Laplanche dans le DMRFC, t. 9.

623.

Lettre du 22 décembre 1885, ADA, 1D 5-07.

624.

Lettre du 2 mars 1886, ADA, 1D 5-07.

625.

Augustin Largent, L'abbé de Broglie, Paris, Bloud et Barral, 1900, pp. 246-247 : "Les plus hauts et les plus délicats problèmes y étaient soulevés ; on proposait parfois des solutions aventureuses, mais ceux qui les proposaient n'étaient pas les moins croyants ni les moins pieux".

626.

"Thomisme et Kantisme", APC, janvier 1886.

627.

"L'histoire et les légendes", Revue des Deux Mondes, 1er mars 1886.

628.

Hébert avait donné une recension louangeuse de la Genèse de Lenormant dans le Bulletin critique de février 1885. M. Vigouroux lui avait écrit pour regretter l'abandon de l'origine mosaïque du Pentateuque. Avec les mêmes principes n'arriverait-on pas à prouver qu'il y a plusieurs auteurs à l'Histoire d'Hérodote ? Dans un post-scriptum de sa lettre Mignot trouve l'argument de M. Vigouroux bien faible : "Je doute que l'on puisse prouver qu'Hérodote n'est pas l'auteur de son Histoire ou qu'on puisse prouver qu'elle est de cinq ou six auteurs différents".

629.

Fondée en 1880 à Lyon, La Controverse fusionna à partir de mai 1884 avec Le Contemporain dont la formule était proche du Correspondant, en moins libérale et plus intellectuelle.

630.

Fondée en 1863 à Arras

631.

La revue n'avait en effet cessé de mettre en garde ses lecteurs contre la doctrine de l'inspiration restreinte. Dans un numéro récent, le P. Corluy, s.j., concluait le compte rendu élogieux d'un livre de Fr. Schmid, professeur à l'Université de Brixen qui considérait cette doctrine comme "nullement probable ni tolérable" par ces mots : "Cette appréciation dans la bouche d'un homme si compétent, ayant fait une étude spéciale sur la question, est certainement d'une haute gravité, et doit faire réfléchir quelques catholiques beaucoup trop enclins à restreindre les limites de l'action divine sur les livres saints", La Controverse et le Contemporain, octobre 1885, p. 302.

632.

Lettre du 19 mars 1886, Fonds Hébert, Bibliothèque municipale de Bar-le-Duc.

633.

Voir B. Waché, Mgr Duchesne..., Op. cit., p. 182.

634.

Le directeur de la Controverse, l'abbé Jaugey avait soumis à Rome, en février 1885, cinq propositions "concernant l'inspiration et l'interprétation de l'Écriture sainte soutenues par quelques apologistes" dont la première porte sur l'inspiration restreinte. Texte in F. Beretta, Mgr d'Hulst..., p. 249.

635.

Cette affirmation est un peu étonnante. Lorsque l'abbé Loisy s'est exprimé sur la question, nous y reviendrons, il refusa d'entrer dans le débat entre inspiration totale et inspiration restreinte.

636.

Lettre du 24 mars 1886, Fonds Hébert, Bibliothèque municipale de Bar-le-Duc.

637.

Dans la perspective d'une éventuelle publication, il en a préparé un abrégé "ces jours derniers" dit-il dans sa lettre du 24 mars 1886.

638.

Peut-on croire cette affirmation ? L'abbé Mignot aurait-il été si prudent sur Moïse si ce texte n'avait pas été destiné dès le départ à la publication ?

639.

Ce besoin de reconnaissance se manifeste d'ailleurs dans le fait qu'il envoie malgré tout son travail à l'abbé Hébert. Profitant de ce que celui-ci lui avait écrit : "Je n'ai jamais pu, malgré mes désirs étudier la Tradition", il répond : "Puisque vous voulez savoir ce que pense la Tradition, je vous envoie la dissertation que j'ai faite l'an passé".

640.

"On veut que telle chose soit parce qu'on a besoin qu'elle soit ainsi ; on se fait d'abord une théorie puis on veut y plier les faits ; on part d'un principe contestable et l'on veut imposer les conclusions ; on donne une définition, puis on croit que cette définition est conforme à la vérité objective et l'on raisonne comme d'après un axiome indiscutable ; si les faits refusent d'entrer dans le cadre voulu, on fera des prodiges d'exégèse pour donner à ces faits rebelles des sens vraiment fantastiques", Essai..., f° 40-41.

641.

Ibid., f° 184.

642.

Par exemple de l'article de l'abbé de Broglie sur la Tradition et son développement paru dans le numéro de février 1886 des APC.

643.

William Robertson SMITH (1846-1894), exégète et philologue anglais, spécialiste de religions comparées. Professeur d'Ancien Testament et de langues orientales au Free Church College d'Aderbeen, il perdit sa chaire en 1881 à la suite d'articles jugés peu orthodoxes par les exégètes conservateurs. Hébert avait conseillé à Mignot de lire The Prophets of Israël (1882) et devant l'intérêt que celui y trouve, il lui signale également l'existence d'un autre ouvrage : The Old Testament in the Jewish Church (1881).