Chapitre premier :
Le hasard et la disponibilité.

1. L'accession à l'épiscopat.

Le décret nommant l'abbé Mignot au siège de Fréjus paraît au Journal officiel du 6 juin 1890. Le processus de la nomination du vicaire général de Soissons à l'épiscopat a suivi le cours classique décrit par J.-O. Boudon mais il présente la caractéristique d'avoir était assez rapide, tant dans sa phase préparatoire qui ne dure que dix-huit mois, que dans sa phase finale où une quinzaine de jours a suffit. C'est dire que l'abbé Mignot offrait sans doute toutes les garanties souhaitables tant pour le gouvernement français que pour le Vatican.

C'est en novembre 1888 que Mgr Peronne, évêque de Beauvais et ancien vicaire général de Soissons, évoque pour la première fois le nom de l'abbé Mignot dans une lettre à Mgr Rotelli, nonce apostolique à Paris. Il appelle son attention sur le vicaire général de Soissons dans le cas où celui-ci serait "proposé plus ou moins prochainement par le gouvernement auquel il sera recommandé". Il précise qu'il s'agit d'un patronage collectif puisque ses collègues Mgr Thibaudier de Soissons, et Mgr Lecot de Dijon, partagent son opinion et que le cardinal archevêque de Reims, Mgr Langénieux, n'hésitera pas à joindre sa recommandation à celle de ses suffragants, car l'abbé Mignot est un "prêtre aussi distingué par sa science que par ses vertus sacerdotales… et par un ensemble de qualités qu'on trouve rarement réunies au même degré" 645 .

En effet, au printemps 1889, des recommandations parviennent au ministère, de différentes voies. Du côté politique, vraisemblablement à l'initiative de l'abbé Chédaille, alors curé de Saint-Gobain, M. Henrivaux, Directeur de la Glacière de Saint-Gobain, appuyé par deux sénateurs de l'Aisne, demande audience au ministre, tandis que le directeur des personnels du ministère de la Justice, sollicité par un de ses amis pour qu'il appuie la candidature de l'abbé Mignot, interroge son collègue, M. Dumay, pour savoir si celle-ci a des chances d'être agréée 646 . Ces interventions feront dire à M. Ardoïn : "Ce sont des influences plutôt conservatrices qui paraissent l'avoir fait évêque. Il était en excellents rapports avec les administrateurs de la Société de Saint-Gobain dont le directeur était son ami intime" 647 . Du côté ecclésiastique, Mgr Thibaudier intervient le 3 mai 1889 648 . Il revient sans doute plusieurs fois à la charge puisque l'année suivante M. Dumay lui demande si son opinion sur l'abbé Mignot qu'à "diverses reprises" il a signalé à son attention ne s'est pas modifiée. L'archevêque de Cambrai répond aussitôt qu'il n'a pas changé d'avis : "M. Mignot me paraît digne de l'épiscopat et capable de devenir un évêque réellement utile dans notre pays" 649 .

Le même jour l'évêque écrit au nonce pour appuyer la candidature de son ancien vicaire général dont il a parlé "avantageusement à M. Dumay". Il explique au nonce pourquoi ce choix lui paraît judicieux. C'est "le prêtre le plus intelligent du diocèse" et son "instruction est très variée et la science ecclésiastique y tient dans son ensemble une place convenable et la connaissance des Saintes Écritures une place plus qu'ordinaire". De plus, il a une expérience réelle "d'à peu près toutes les fonctions ecclésiastiques" dans lesquelles il a toujours su se faire apprécier, car il fait preuve "de jugement et même de finesse" 650 .

M. Dumay interroge alors le nouvel évêque de Soissons Mgr Duval. Celui-ci partage "la bonne opinion de Mgr Thibaudier" et estime que "le gouvernement ferait un excellent choix" en proposant M. Mignot : "Son intelligence, sa modération, sa connaissance des affaires, son habileté à les traiter sont autant de titres qui le recommandent" 651 . Le 24 mai en fin d'après-midi, Armand Fallières, ministre des Cultes, reçoit l'abbé Mignot. Il lui présente les perspectives d'accommodement et même de rapprochement possible avec l'Église sous réserve d'une acceptation loyale des institutions par celle-ci. Tout en assurant le ministre qu'il est prêt à entrer dans cette voie, l'abbé Mignot fait part au ministre de sa réserve, car "si le gouvernement l'avait voulu, il aurait eu le clergé pour lui ; il suffisait d'un peu de bienveillance pour amener tous les prêtres à la République. Presque en totalité sorti du peuple, le clergé n'a pas d'attaches dynastiques. […] Il aurait suffi d'un peu de modération" 652 .

Il faut cependant croire que cet engagement de neutralité pragmatique était suffisant pour le ministre puisque le 30 mai le nonce informe la Secrétairerie d'État qu'on lui propose le transfert de Mgr Lecot de Dijon à Bordeaux, pour lui succéder à Dijon Mgr Oury de Fréjus et que, pour pourvoir les postes d'Evreux (vacant) et de Fréjus (ou Evreux et Dijon), le ministre suggère les noms de deux vicaires généraux : Mignot de Soissons et Hautin d'Orléans.

Le 2 juin il transmet les résultats de son enquête canonique. Le cardinal Langénieux bien que ne connaissant pas personnellement l'abbé Mignot sait "qu'il jouit de la confiance d'un grand nombre de prêtres éclairés" et que Mgr Thibaudier "en a fait toujours les plus grands éloges". M. Icard est lui aussi favorable à la double candidature Mignot - Hautin. Les deux prêtres "ont été remarquables pendant leurs cours du séminaire par leur application à l'étude, par leur régularité et leur piété. Ils n'ont jamais dévié de la bonne voie dans laquelle ils étaient entrés. Leur doctrine est pure et ils sont attachés au Saint-Siège". Enfin Mgr d'Hulst approuve le choix de l'abbé Mignot qu'il n'a pas perdu de vue depuis qu'ils sont sortis du séminaire :

‘Je n'ai jamais cessé, écrit-il au nonce, de trouver en lui les qualités naturelles et surnaturelles qui le distinguaient parmi ses condisciples. C'est un prêtre pieux, de bonne doctrine, instruit beaucoup au delà de la moyenne, très au courant des controverses et de l'apologétique contemporaine, très zélé pour le service de l'Église et des âmes… Je verrais avec bonheur ce digne prêtre promu à l'épiscopat 653 . ’

Le siège de Fréjus, en dehors de son antiquité, n'avait rien qui pût donner une autorité particulière à son titulaire. Dans l'article nécrologique qu'il consacrera en 1918 à son ami défunt, le baron von Hügel décrit Fréjus en 1893 comme "une petite ville, somnolente, brûlée par le soleil, profondément méditerranéenne, le repaire des lézards et des mouches, des mendiants et de maintes ruines pittoresques tombant en poussière" 654 . Mais Fréjus avait l'avantage d'être bien situé dans une région de villégiature et sur la route de Rome. Ce hasard géographique n'est pas négligeable. Si Mgr Mignot avait été nommé évêque d'Evreux, serait-il intervenu comme il l'a fait en faveur de la liberté des savants dans l'Église et tout particulièrement celle de l'abbé Loisy ? Aurait-il seulement rencontré le baron von Hügel ?

Notes
645.

ASV, fonds de la Secrétairerie d'État, Rub. 248, 1890, fasc. 6, f° 152.

646.

AN, F 19 /2485, f° 6 et 8.

647.

BN, fonds Lacroix, Naf 24404, f° 558.

648.

AN, F 19 /2485, f° 9.

649.

AN, F 19 /2485, f° 15 et 16, 28 et 30 mai 1890.

650.

ASV, fonds de la Secrétairerie d'État, Rub. 248, 1890, fasc. 6, f° 152.

651.

AN, F 19 /2485, f° 13.

652.

"Une conversation d'antan", Mélanges, 17, ADA., 1 D 5 05. Le titre s'explique parce que Mgr Mignot recopie en 1915, ses notes de 1890.

653.

ASV, fonds de la Secrétairerie d'État, Rub. 248, 1890, fasc. 6. Dans sa lettre de félicitations, le recteur de l'Institut catholique fera une discrète allusion à cette chaude recommandation : "Je ne crois pas que de personne vous puissiez recevoir des félicitations plus sincères et plus joyeuses que de celui qui croit bien être l'un de vos plus anciens et plus fidèles amis. J'ai d'ailleurs la joie d'avoir pu contribuer pour une toute petite part au résultat obtenu", lettre du 8 juin 1890, F. Beretta, Op. cit., p. 344.

654.

"A little, sleepy, sunbaked, profoundly Southern town - the haunt of lizards and of fleas, of beggars and of much mouldering picturesqueness", Contemporary Review, 1er mai 1918, p. 519.