2. Une rencontre imprévue : le baron von Hügel.

Durant l'hiver 1893, le baron Friedrich von Hügel est en villégiature avec sa famille sur la Côte d'Azur. C'est un personnage à tous les égards hors du commun 655 . De dix ans plus jeune que Mgr Mignot - il est né à Florence en 1852 -, il appartient par ses origines à la grande aristocratie européenne. Son père, héritier d'une vieille famille rhénane, est alors ambassadeur d'Autriche auprès du Grand Duc de Toscane. Sa mère est née dans une famille d'officiers écossais presbytérienne mais elle-même s'est convertie au catholicisme.

Au gré des postes occupés par son père, il reçoit une éducation soignée mais quelque peu chaotique. C'est ainsi que le catéchisme romain lui est enseigné par une gouvernante anglicane et qu'il aura plus tard pour précepteur un pasteur luthérien puis un historien catholique. Cela lui vaut de maîtriser les quatre principales langues européennes dans lesquelles il s'exprime dans ce style complexe, très marqué par la syntaxe allemande qui n'appartient qu'à lui. Il fait cependant de sérieuses études de géologie, mais il est très vite attiré par l'étude de la Bible et, d'abord sous la direction du professeur Bickell 656 puis avec un rabbin, il s'initie à l'hébreu.

En 1906, évoquant cette formation il écrit :

‘Le défunt professeur Gustave Bickell, catholique zélé, et d'une compétence admirable comme hébraïsant et critique de l'Ancien Testament, m'enseigna les fondements de l'hébreu et me confirma dans ma conviction, dès alors bien éprouvée, que les chrétiens ont en ces matières un arriéré de travail dangereusement grand à rattraper et d'intuitions à acquérir, pour que la foi chrétienne soit de nouveau en état de confronter le monde avec une sincérité, des connaissances et un courage, en pareille matière intellectuelle, qui égalent ou surpassent ceux de leurs adversaires ou de leurs non-adhérents 657 .’

Après son mariage en 1873 avec une jeune fille de l'aristocratie catholique anglaise, il s'installe à Londres et consacre son temps à des études d'exégèse et de philosophie religieuse. Il voyage cependant beaucoup et tisse ainsi des relations avec toute l'élite intellectuelle et religieuse de l'Europe. A Paris, il a fait la connaissance en 1886 de l'abbé Huvelin 658 qui exerce sur lui une très grande influence. "Je lui dois incalculablement beaucoup" reconnaît-il volontiers. L'abbé l'a en particulier rassuré sur sa démarche, même si elle l'éloigne des scolastiques. Ceux-ci en effet "ne s'aperçoivent point que la vie, toute vie échappe à l'analyse et que c'est un cadavre mort qu'ils dissèquent". Il faut donc chercher la vérité, non l'orthodoxie : "Il faut que l'orthodoxie s'arrange avec la vérité, c'est son affaire à elle...", répétait l'abbé Huvelin au baron 659 . Là ne s'arrête pas son cercle de relations parisiennes. En 1896 il énumère à Mgr Mignot les rencontres qu'il a prévues de faire à Paris :

‘Je n'ai fait que courir et me préparer tant bien que mal aux conversations pour moi précieuses qui m'attendaient tous les jours […] à Paris avec MM. Loisy, Fonsegrive 660 , Baudrillart, Hébert, Thédenat 661 , Ollé-Laprune 662 , Goyau 663 , Pératé 664 et autres 665 .’

En avril 1907, nouvelle énumération. Toujours Loisy bien sûr mais aussi :

‘Ed. Le Roy 666 que j'ai, pendant cette semaine-là, vu fort à l'aise, trois fois pour 2 à 3 heures à chaque reprise et qui, je suis maintenant convaincu, est le meilleur et le plus sage des amis et des influences qu'ait et que subisse M. L[oisy] de par Paris […] J'ai aussi vu M. Touzard 667 , comme toujours l'intelligence et la pleine compétence incarnée […] l'abbé Pouget 668 , ce touchant et viril Lazariste […] tout un groupe de jeunes ecclésiastiques et laïcs chez l'abbé Portal 669 […] MM. Émile Boutroux 670 et Henri Bergson, tous remarquablement intelligents et sympathiques et MM. Paul Desjardins 671 et Gabriel Séailles 672 , avec, on l'y ressent, la simplification, la sectarisation, en grande partie bien excusables […]. Jacques Chevalier 673 , les jeunes Prof. Maurice Masson et Jacques Zeiller" 674 .’

A cette liste, il faut, pour la France, ajouter au moins les noms de Mgr Duchesne et de Maurice Blondel, et encore reste-t-elle incomplète. Ce type de réseau de relations se retrouve en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie. Le baron von Hügel est sans doute le seul personnage de l'aventure moderniste qui connaisse personnellement la quasi-totalité des protagonistes qui y furent, de près ou de loin, impliqués.

Il est convaincu que le catholicisme ne saurait se réduire à "un anti-protestantisme amer et mesquin, catholicisme réduit à une pure négation de négation". Une attitude frileuse et défensive vis-à-vis du monde moderne et des différents problèmes qu'il pose ne lui semble pas compatible avec la "grande religion organique et sociale, pour tout dire universelle" qu'est l'Église catholique et il est intimement persuadé qu'un "système aussi exclusif que possible de toute peine, de toute épreuve et de tout danger, rien de tout cela [...] ne peut être la solution définitive à toutes les batailles […] de tant de siècles que compte la chrétienté d'Occident" 675 . C'est dire que pour lui, être catholique, ce n'est pas se réfugier dans des certitudes acquises, mais au contraire, à ses risques et périls, préparer de nouveaux chemins à l'Évangile.

En 1893 cependant, rien ne le prédestinait à entrer en relation avec Mgr Mignot qui n'était alors pas connu hors du cercle étroit des quelques ecclésiastiques français qui s'intéressaient à la question biblique. La preuve en est que la recommandation dont il s'est muni auprès du cardinal Vaughan est uniquement destinée "à obtenir pendant (son) séjour le privilège de la réservation du S. Sacrement" 676 . C'est l'abbé Loisy , dans la lettre par laquelle il apprend au baron avec qui il correspond depuis le mois d'avril précédent qu'il vient d'être démis de son enseignement à l'Institut catholique, qui lui suggère d'aller voir Mgr Mignot :

‘L'évêque de Fréjus serait peut-être une relation plus agréable que les directeurs de grand séminaire. C'est un ami de Mgr d'Hulst et un abonné de l'Enseignement biblique. Je ne le connais pas personnellement. On le dit aimable et intelligent 677 . ’

S'il ne le connaissait pas personnellement, l'abbé Loisy avait eu l'occasion d'apercevoir au moins une fois le futur évêque alors que celui-ci n'était encore que vicaire général de Soissons. C'était en avril 1888, à Paris, lors du premier Congrès des savants catholiques où l'exégète présentait un mémoire sur un Texte liturgique babylonien. Il évoque ainsi la scène dans ses Mémoires :

‘Pendant ma lecture, j'avais en face de moi un ecclésiastique encore assez jeune, de belle prestance, de physionomie intelligente et agréable, qui paraissait m'écouter avec la plus grande attention. A un moment j'eus quelque hésitation, comme si j'avais craint de fatiguer l'auditoire en le retenant trop longtemps sur un sujet si particulier. De sa voix forte et douce, le personnage que je viens de dire m'encouragea : "Continuez, Monsieur l'abbé ; ce que vous nous faites entendre est trop intéressant pour être abrégé". Le prêtre qui parlait ainsi était M. Mignot… 678

D'une certaine façon cette scène est emblématique des rapports entre les deux hommes. Que Loisy l'ait explicitement voulu ou non, elle se présente comme l'anticipation de ce qu'ont été, de son point de vue, ses relations avec Mgr Mignot. Celui-ci n'a-t-il pas été, sa vie durant, l'auditeur intelligent et attentif qui non seulement l'a suivi dans ses recherches les plus arides sans jamais se fatiguer, mais l'encouragea dans les moments difficiles ? Nul doute que pour Loisy, c'est le "Continuez, Monsieur l'abbé" qu'il n'a pas cessé d'entendre de Mgr Mignot quand bien même son interlocuteur émettait des réserves sur certaines de ses conclusions.

Toujours est-il que le 22 novembre dans l'après-midi a lieu la première rencontre entre Friedrich von Hügel et Mgr Mignot. Pour capitale qu'elle soit, il serait sans doute exagéré de suivre Loisy quand il écrit : "Ce jour est mémorable dans l'histoire du modernisme catholique ; je serais bien tenté d'y voir une des dates que l'on pourrait assigner à son commencement" 679 . Mais l'on peut, tout au moins, assigner à ce jour le point de départ d'une amitié entre deux hommes très différents par leur origine, leur formation, leur forme d'esprit mais qui, profondément attachés à l'Église et soucieux de son avenir, éprouveront un grand respect mutuel et une grande confiance l'un envers l'autre. On peut aussi lui assigner l'entrée officielle de Mgr Mignot dans le réseau des savants et des spécialistes de la question biblique qui reconnaissent ses compétences et légitiment ainsi son savoir autodidacte. A certains égards, Mgr Mignot a été inventé par le baron von Hügel.

Notes
655.

On dispose en français d'une biographie écrite par Jean Steinmann : Friedrich von Hügel , sa vie, son oeuvre, ses amitiés, Paris, Aubier, 1962.

656.

Gustav BICKELL (1838-1906), spécialiste d'histoire de l'orient sémitique, ordonné prêtre après sa conversion au catholicisme, il fut professeur à Münster (1867), Innsbrück (1874) et enfin Vienne (1892).

657.

The Papal Commission and the Pentateuch, London, Longmans, 1906, p. 17.

658.

Henri HUVELIN (1828-1910), ancien élève de l'École Normale Supérieure et du Séminaire français de Rome, ordonné prêtre en 1867, il passa toute sa vie dans le ministère paroissial et la direction spirituelle (son dirigé le plus célèbre fut Ch. de Foucauld). Appréciant peu la scolastique, il fit preuve d'un non-conformisme intellectuel certain tout en exerçant une influence modératrice auprès de ceux qui le consultaient au moment de la crise moderniste.

659.

Propos rapportés par Loisy, Mémoires, I, p. 286.

660.

George FONSEGRIVE (1852-1917), agrégé de philosophie, professeur au lycée Buffon à Paris (1883-1916). Catholique libéral, il a exercé une grande influence comme polémiste dans la Quinzaine dont il fut le directeur de 1897 à 1907.

661.

Henry THEDENAT, membre du comité de rédaction du Bulletin critique.

662.

Léon OLLE-LAPRUNE (1839-1898) Professeur de philosophie à l'École Normale Supérieure (1875). Catholique convaincu, il a contribué à ouvrir des perspectives nouvelles à l'apologétique. Ce fut le maître de Maurice Blondel.

663.

Georges GOYAU (1869-1939) Elève à l'École Normale Supérieure puis à l'École française de Rome, agrégé d'histoire, défenseur de la politique de Léon XIII. Il fit toute sa carrière à la Revue des Deux Mondes où il était entré en 1894. Elu à l'Académie française en 1922.

664.

André PERATE (1862-1947), ancien élève de l'École Normale Supérieure (où il fut condisciple de Maurice Blondel) et de l'École française de Rome. Historien de l'Art, il était très lié à l'abbé Bremond.

665.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 9 mai 1896.

666.

Edouard LE ROY (1870-1954), ancien élève de l'École Normale Supérieure, mathématicien et philosophe, successeur de Bergson au Collège de France (1921), élu à l'Académie française en 1945.

667.

Jules TOUZARD (1867-1936), sulpicien, ancien élève de Loisy, professeur d'Écriture sainte et d'hébreu à Saint-Sulpice puis à l'Institut catholique de Paris. Collaborateur du DB, de la RB, de la RCF. Prudent et soucieux de ne pas se compromettre en public, il initiait les élèves en qui il avait confiance à une exégèse biblique qui tenait compte des problèmes nouveaux qu'elle posait.

668.

Guillaume POUGET (1847-1933), lazariste, professeur d'Écriture sainte et d'hébreu de 1888 à 1905 date à laquelle son enseignement fut suspendu car on le suspectait d'être proche des thèses de Loisy. Son influence comme directeur de conscience rappelle celle de l'abbé Huvelin, voir notice in DMRFC, t. 9, Les sciences religieuses, pp. 542-543.

669.

Fernand PORTAL (1855-1926), lazariste français qui travailla à l'union des Églises catholique et anglicane. Professeur de dogme au grand séminaire de Châlons-sur-Marne (1896), directeur de celui de Nice (1897) puis du séminaire universitaire de Paris (1899). Membre de la Société d'études religieuses qui visait à répondre aux questions d'une société sécularisée, il continue son action pour l'union des Églises et fonde la Revue catholique des Églises (1904). Il fut interdit de publication en 1908. Devenu aumônier de l'École Normale Supérieure, son influence fut très grande auprès des "Talas". Voir R. Ladous, Monsieur Portal et les siens (1855-1926), Paris, Cerf, 1985.

670.

Émile BOUTROUX (1845-1921), ancien élève de l'École Normale Supérieure, professeur de philosophie à la Sorbonne (1885), rapporteur de la thèse de Blondel. S'attachant à analyser les conditions de la connaissance scientifique, il fit la critique du déterminisme en montrant que la liberté se développe au dépens de la nécessité physique. Il évolua du spiritualisme au catholicisme et se montra critique à l'égard du modernisme. Il fut élu à l'Académie française en 1912.

671.

Paul DESJARDINS (1859-1940), agrégé de philosophie, successivement professeur au Collège Stanislas, aux lycées Michelet et Condorcet, maître de conférences aux Écoles Normales de Sèvres et de Saint-Cloud. Fondateur de l'Union pour l'Action Morale (1892) qui devint en 1906 l'Union pour la Vérité, après la scission des antidreyfusards. D'abord proche des milieux du néo-christianisme, il s'en éloigna peu à peu tout en restant en contact avec eux. Ayant acheté l'abbaye de Pontigny (Yonne), il en fit un centre de rencontres internationales influent.

672.

Gabriel SÉAILLES (1852-1922), élève à l'École normale supérieure, professeur de philosophie à la Sorbonne (1898). Membre de l'Union des libres penseurs. Son livre Les affirmations de la conscience moderne, Paris, Armand Colin, 1903 s'ouvre par une longue réflexion ("Pourquoi les dogmes ne renaissent pas", pp. 1-113) sur la difficile compatibilité dans la conscience moderne des conceptions scientifiques et des conceptions religieuses.

673.

Louis Antoine Jacques CHEVALIER, (1882-1962), ancien élève de l'École normale supérieure, pensionnaire de la fondation Thiers (1903-1908), ami de Lord Halifax et du P. Portal, dirigé de l'abbé Pouget et bergsonien. Professeur de philosophie à Chateauroux puis à Lyon (1909-1914), chargé de cours, professeur, doyen de l'Université de Grenoble (1919-1940). Sur son rôle dans le catholicisme en France entre les deux guerres voir E. Fouilloux, Une Église en quête de liberté, pp. 162-165. Il fut Secrétaire d'État à l'Instruction publique puis à la famille et à la santé publique sous Vichy (1940-1942).

674.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 17 avril 1907.

675.

La Commission biblique et le Pentateuque, pp. 36-37.

676.

Lettre du 5 octobre 1893, ADA, 1 D 5 01. Pour justifier ce privilège le cardinal écrit : "Je puis assurer Votre Grandeur que c'est une famille tout à fait hors ligne et exceptionnelle pour ce qui regarde la piété comme pour ce qui regarde l'intelligence, et les services que M. le Baron rend à l'Église par ses écrits et son influence".

677.

Lettre du 18 novembre 1893, BN, Fonds Loisy, Naf, 15644, f° 336.

678.

Mémoires, t. I, p. 163.

679.

Mémoires, t. I, p. 293.