5. L'homme et ses réseaux

5.1 Une vie réglée.

Lorsque Mgr Mignot prend possession du siège d'Albi en février 1900, il est dans sa cinquante huitième année.

‘Au physique, l'homme était de haute taille, de forte carrure, de belle prestance, aux traits réguliers, au front large, ombragé d'une abondante chevelure, aux yeux doux et perçants, à la voix sonore et timbrée, d'une allure grave, réservée, presque timide, d'un abord un peu froid et distant, un Picard robuste et sain, affiné par une éducation parisienne.
La glace rompue, sa conversation prenait spontanément un tour enjoué, à la fois flegmatique et humoristique. Curieux de psychologie et de savoir, il écoutait patiemment ses interlocuteurs sans les interrompre. […] Ils sont rares ceux qui, même situés aux antipodes de sa pensée, n'ont pas subi le charme de sa spirituelle malice, de sa franche bonhomie, de sa tolérance pour les opinons différentes des siennes 744 .’

En s'installant dans l'impressionnant et austère palais de la Berbie, élevé au XIIIe siècle au droit de la cathédrale et dominant les rives du Tarn, Mgr Mignot qui n'aime ni le faste ni la mise en scène, ne modifie pas son mode de vie.

‘Sa messe dite vers sept heures, il ne quittait pas sa table de travail jusqu'à midi ; après son repas, une promenade d'une heure, soit dans les environs de la ville, soit sur les belles terrasses de son ancien palais avant la Séparation, ou dans l'unique allée de son petit jardin après la crise. Je le rejoignais là avec quelques familiers. C'était l'heure des longues causeries, des projets, des échanges d'idées. Vers deux heures de l'après-midi, le travail reprenait jusqu'à sept heures, interrompu seulement par la visite au Saint-Sacrement et le chapelet 745 . ’

Il se reprochera à la fin de sa vie de ne pas avoir manifesté assez d'intérêt pour les initiatives pastorales de ses prêtres qui auraient sans doute aimer le voir davantage "à leurs fêtes religieuses au lieu de rester toujours à travailler toute la journée, sans profit pour eux". Mais il est sceptique sur leur efficacité et il estime ne pas avoir "le savoir faire" nécessaire :

‘J'aurais dû m'occuper davantage des œuvres de jeunesse : il est vrai que je ne crois guère au succès de ces pieuses tentatives et je n'ai pas les aptitudes voulues pour ce genre de ministère. Mon seul mérité est d'avoir encouragé, de n'avoir pas empêché, même ce que je prévoyais être un feu de paille 746 .’

Il ne faut cependant pas croire que Mgr Mignot se décharge totalement de la gestion administrative du diocèse sur ses collaborateurs. Il suit de près tous les dossiers. Son vicaire général Augustin Fabre ne prend aucune décision sans lui en référer, et cela jusque dans les plus petits détails. De courts billets écrits depuis Brancourt ou Laon, pendant les vacances de Mgr Mignot, et conservés dans le fonds Fabre, témoignent du fait que le vicaire général consulte son archevêque sur toutes les affaires de l'admistration diocésaine.

Il n'en reste pas moins vrai que Mgr Mignot consacre l'essentiel de son temps à ses recherches personnelles et qu'il y trouve une grande satisfaction intellectuelle :

‘Je sais quel charme fascinant on éprouve à se plonger tout entier dans les études scripturaires. Les heures, les jours, les années s'écoulent avec une rapidité prodigieuse à étudier, dans la compagnie des vieux écrivains d'Israël, le livre merveilleux qui, écrit il y a de longs siècles, répond encore si bien à toutes nos aspirations, à tous les besoins de notre vie religieuse et morale. […] La vie est trop courte pour épuiser les joies intellectuelles attachée à ses études si arides pourtant à d'autres égards 747 .’

Rien, semble-t-il, ne pouvait empêcher Mgr Mignot de déroger à cette règle de vie. Prosper Alfaric raconte à cet égard une anecdote significative. Au plus fort de la crise consécutive au vote de la loi de Séparation, le professeur est convoqué, toutes affaires cessantes, par Mgr Mignot. Il arrive à l'archevêché se demandant ce que le prélat a de si urgent à lui demander. Il trouve les lieux encombrés de curés venus de tous les coins du diocèse prendre des nouvelles et demander conseil. Alors que certains font antichambre depuis longtemps, il est immédiatement introduit auprès de l'archevêque qu'il trouve plongé dans l'étude de… Philon d'Alexandrie. Mgr Mignot voulait avoir son avis sur les affinités qu'il croyait déceler entre "les écrits de ce juif platonisant du début de notre ère et quelques-uns des textes chrétiens les plus anciens tels que le Quatrième Évangile ou l'Épître au Hébreux" 748 .

Le personnel de l'archevêque est réduit à deux personnes : un valet de chambre et une cuisinière : Félicien et Rose qui sont à son service depuis Fréjus et qui le resteront jusqu'à sa mort. Mgr Mignot mène une vie relativement austère et retirée. A l'évidence, il reste un homme modeste qui dédaigne l'apparat et les insignes épiscopaux. Il ne recherche pas les grandes célébrations qui rassemblent de temps à autre nombre d'évêques. Ces "exhibitions de mitres" ne lui plaisent que médiocrement et surtout, il les juge assez inutiles ou même pire, source d'illusion sur la vitalité de l'Église.

En 1896, il prend prétexte de la distance pour ne pas se rendre aux cérémonies du quatorzième centenaire du baptême de Clovis et dans la lettre pastorale qu'il écrit à l'occasion il rappelle que le baptême du roi franc n'est pas la cause de la conversion de la Gaule au christianisme et qu'en tout état de cause "les enfants de l'Église n'ont pas besoin de ces moyens humains pour fortifier leur foi".

En 1908, après le Congrès eucharistique de Londres, il trouve extravagants les propos de ceux qui "sont dans le ravissement et prophétisent la conversion à bref délai de l'Angleterre". Lui qui avait noté dans son Journal à la suite de sa visite en Grande-Bretagne : "Le peuple anglais n'a plus le sens catholique. Je regarde la conversion totale comme une pure chimère", demande son avis au baron von Hügel, car il est plus enclin à croire ceux qui "trouvent que les récits sont exagérés, que l'effet produit n'est pas aussi décisif qu'on l'avait espéré" 749 .

En 1909, il ne se rend pas à Rome aux fêtes de Jeanne d'Arc 750 parce que tout en la vénérant, il "ne peut, en vérité, s'empêcher de trouver qu'on est entraîné dans un véritable emballement" 751 . En 1914, au lendemain du Congrès eucharistique de Lourdes il écrit à Mgr Lacroix : "Je ne sais ce que Bossuet aurait pensé d'un congrès comme celui de Lourdes. Il aurait été surpris et aurait trouvé la chose assez extraordinaire... C'est une bonne chose en soi, mais il y a un peu d'exagération dans ces manifestations" 752 .

Sa participation à certaines d'entre elle n'en est que plus significative. On le voit ainsi aux côtés du cardinal Langénieux participer à la séance de clôture du Congrès ecclésiastique de Reims. On le voit également à Orléans à l'occasion des cérémonies célébrant le centenaire de la naissance de Mgr Dupanloup. Mais en règle générale c'est à son corps défendant qu'il participe à de tels rassemblements. "Vous regrettez que j'aille me fatiguer à Lourdes 753 , dit-il à Mgr Lacroix. Croyez bien que je n'y vais pas uniquement pour mon plaisir et ma dévotion ! J'y vais parce qu'il faut édifier son monde, parce que prêtres et fidèles seraient mal édifiés de ne pas m'y voir, surtout que je ne suis allé qu'une fois à Lourdes depuis 14 ans que je suis ici et que je n'y retournerai probablement pas" 754 .

Quand il le fallait cependant, il pontifiait avec solennité même s'il ne s'intéressait guère aux détails de la liturgie. Et malgré les efforts qu'il faisait pour ne pas scandaliser ses prêtres, il n'échappait pas au reproche d'en prendre trop à son aise avec les rubriques. On lui reconnaissait du moins sa compétence dans le chant liturgique même s'il ne manifestait pas grand enthousiasme pour le grégorien. Il trouvait le vieux plain-chant français plus majestueux et plus solennel et estimait qu'il était impossible de "familiariser les fidèles à l'émission de ces neumes toujours compliqués et qui font croire que les chanteurs, avec une voix mourante, sont sur le point d'expirer. Dans une masse humaine, on ne fera jamais chanter le credo de Dumont d'après le chant grégorien. La foi chrétienne s'accommode d'accents plus robustes". Ce témoignage de l'abbé Berriot est confirmé par une réponse faite à l'abbé Loisy qui l'interrogeait sur une lettre pastorale de Mgr Latty :

‘A vous dire vrai, je crois le chant de Dom Pothierinchantable dans nos campagnes ; mais Mgr Latty a dit la chose d'une façon moins qu'aimable. Pour mon compte je serais encore plus radical, car je supprimerais Introït, Graduel, Communion, me bornant à quelques ordinaires simples, bien appris, bien chantés par la masse des assistants, je supprimerais - dût l'ombre de David en trembler, bien qu'elle n'ait peut-être pas grand-chose à y voir - les vêpres telles que nous les avons. Je les remplacerais par des chants populaires, comme en Allemagne. J'ai été très touché de voir ce qui se passe en ce genre à Munich et à Prague 755 .’

Mgr Mignot est absent d'Albi comme il l'était de Fréjus durant les mois d'été. Quand il voyage, c'est habituellement en soutane noire et il n'emporte qu'une seule ceinture violette pour les circonstances où il faut bien sacrifier au protocole. Il reste fidèle au vieux rabat français et déplore que les jeunes prêtres l'abandonnent au profit du col romain sous prétexte que c'est moins coûteux : "Ils ne soupçonnent pas qu'ils renoncent à la dernière des libertés gallicanes" 756 , aime-t-il répéter.

Arrivé à Laon dès les premiers jours de juillet il redevient, pour quelques semaines, l'abbé Mignot. A la clinique Saint-Martin, tenue par les Augustines, il dispose d'un pied-à-terre dans une petite maison qu'il a achetée à la communauté. Il peut y recevoir ses amis soissonnais, à commencer bien sûr par l'abbé Chédaille. Il éprouve une vraie joie à rencontrer ses anciens confrères et il est très atteint quand il se rend compte qu'on utilise ses propos de table, où il savait à l'occasion se montrer le plus éblouissant causeur 757 , pour mettre en doute son orthodoxie.

‘Ses imprudences de langage furent la cause de tous ses déboires, dira M. Ardoïn à Mgr Lacroix. Il fut dénoncé plusieurs fois à Rome pour les propos qu'il tenait et auxquels il n'attachait pas d'importance, les regardant somme de simples boutades, des saillies de son esprit. Les dîners de prêtres soissonnais étaient particulièrement dangereux. N'y pas aller, c'eût été de la fierté. Y prendre part c'était s'exposer à laisser échapper des paroles difficiles à rattraper. […] De cela, Mgr Mignot souffrait beaucoup 758 .’

Les témoignages sont en effet unanimes à souligner le goût de Mgr Mignot pour le paradoxe et pour "les boutades ou les questions captieuses qu'il s'amusait à poser à brûle pourpoint" 759 . Celui de l'abbé Berriot qui raconte que l'abbé Mignot "se plaisait à épater son monde par des objections insidieusement présentées" 760 et qui attribue son départ de Saint Quentin à l'incompatibilité de cette "mentalité" du vicaire avec celle de l'archiprêtre. Celui du chanoine Ardoïn qui rappelle que l'évêque de Fréjus "se plaisait et s'amusait même à intriguer les prêtres - quelquefois peu intelligents - par des questions déconcertantes" 761 . Celui de Mgr Mignot lui-même qui évoque dans ses souvenirs quelques unes de ces occasions où ses paradoxes ont déconcerté des confrères. Par exemple, lors d'une conférence ecclésiastique, il provoque le scandale des prêtres présents, en affirmant qu'il sacrifierait volontiers l'Iliade et l'Odyssée pour savoir comment avait été composé le Pentateuque. "C'était à leurs yeux, commente-t-il, une énormité, car le plus petit enfant du catéchisme ne savait-il pas qu'il a Moïse pour auteur ?" 762

Nous avons vu que Mgr Thibaudier s'était cru obligé de signaler au Nonce l'existence d'une opposition à la nomination de l'abbé Mignot à l'épiscopat de la part de quelques confrères qui lui imputent des tendances rationalistes, s'emploie à minimiser le fait : "J'attribue cette supposition à la curiosité de son esprit et à la liberté qu'il prenait parfois d'essayer sur quelques hommes naïfs la force de certaines objections, non contre les vérités de la foi, mais contre la valeur de certains arguments ou contre les opinions communes" 763 . Il s'était empressé d'ajouter que ses fonctions de vicaire général avaient appris à l'abbé Mignot à faire preuve de plus de retenue. Il faut croire que non. Ce comportement n'est pas sans rappeler celui de Mgr Duchesne dont on sait qu'il ne se privait pas de ce qu'il est convenu d'appeler "les plaisanteries de sacristie" 764 .

Le chanoine de Lacger voit dans ce besoin de manier la boutade et le paradoxe la revanche de l'homme privé sur les contraintes et les réserves que s'imposait l'homme public. C'est en tout cas, une manifestation de l'exaspération qu'il devait éprouver face à ceux de ses collègues qui restaient étrangers à ses préoccupations. Mais comme le note en même temps le chanoine de Lacger : "Il y a des confidences qu'il convient de ne faire qu'en famille, et sans doute, notre prélat avait parfois tendance à trop élargir ce qu'il appelait 'la maison de Socrate'" 765 .

Il y a donc tout lieu de penser que cette réputation de penseur téméraire, maniant le paradoxe à temps et à contre temps, a incontestablement été un des aspects non négligeable de la suspicion dont il est l'objet dans les milieux romains. En 1911, le P. Pègues 766 , thomiste de stricte obédience, interrogé par le cardinal De Laï qui diligente une enquête sur Mgr Mignot à la suite d'une dénonciation concernant le grand séminaire d'Albi, raconte une anecdote dont il n'est pas encore totalement remis tant il a été décontenancé par ce qui lui apparaît être un signe évident de concession à une "philosophie pervertie" (lisez le kantisme) :

‘Un jour il me demanda, alors que je prenais comme exemple, dans une argumentation, le mur de la salle où nous étions, s'il était bien sûr qu'il y eût un mur là. C'est continuellement qu'il pose des questions de cette sorte, en telle manière que ceux qui l'entendent se demanderaient s'il croit vraiment à quelque chose, si, de par ailleurs, on ne savait que la volonté, chez lui, est meilleure que l'esprit 767 . ’

Comme le note B. Sesboüé à propos de Mgr Duchesne : "On ne saurait sous-estimer les conséquences négatives de ce travers […]. L'époque n'admettait pas que l'on puisse parler sur un tel ton de choses aussi graves" 768 .

Mais ce serait sans doute s'arrêter à des motifs superficiels que d'attribuer à ce goût du paradoxe l'essentiel des suspicions. La libre expression d'une pensée davantage portée à faire l'inventaire des questions qu'à imposer des réponses était de nature non seulement à étonner de la part d'un évêque mais encore à susciter des malentendus.

Ainsi, au printemps 1909, l'archevêque évoque ses relations avec Loisy lors d'une conversation avec le jeune professeur de dogme de son grand séminaire, l'abbé Prosper Alfaric. L'archevêque laisse percevoir à quel point l'excommunication de son ami l'a ému et affecté. Si l'on en croit la relation de cet entretien fait un demi siècle plus tard 769 , Mgr Mignot, fidèle à son souci d'équilibre, impute la décision romaine "à la raideur du condamné autant qu'à l'inflexibilité du juge" 770 , mais ses propos laissent percevoir qu'il est "de cœur avec le premier". De la situation de Loisy l'archevêque passe aux questions théologiques du moment. "Il me parla très librement de la relativité des dogmes" écrit à ce propos P. Alfaric. L'expression est à tout le moins ambiguë. L'ancien professeur de dogme lui donne - sur le moment ? plus tard ? - un sens absolu qu'elle n'avait sans doute pas dans l'esprit de l'archevêque. Du récit même, il ressort en effet clairement que Mgr Mignot a réfléchi à haute voix sur la différence de représentations qui peut exister - par exemple sur la présence réelle - entre la "croyance naïve des dévotes et même de leurs confesseurs" et celle d'un chrétien cultivé. Si relativité il y a pour le prélat, elle concerne la cohérence des discours possibles sur le dogme, et non sa réalité elle-même et sa signification.

D'ailleurs, P. Alfaric conclut tout à la fois que "plus d'un curé, en l'écoutant, se serait sans doute dit avec épouvante qu'il n'avait plus la foi" et que cette opinion est dénuée de tout fondement : "Erreur ! il restait sincèrement croyant mais il croyait à sa manière, qui n'était pas celle des ignorants ni des irréfléchis". Le témoignage de P. Alfaric est intéressant en ce qu'il montre où se situait la ligne de partage entre des hommes qui pouvaient se croire intellectuellement très proches mais qui divergeaient sur le fond. P. Alfaric, pour qui les exigences de la raison et celles de la foi sont devenues inconciliables, n'a d'autre solution pour s'expliquer l'attitude de Mgr Mignot, que d'invoquer "l'indépendance discrète (de l'archevêque) à l'égard des directives papales" et une souplesse intellectuelle qui lui permettait "de se mouvoir avec une assez grande aisance en dépit des entraves de tout ordre qui lui venaient de Rome". Discrète critique de ce qui lui apparaît comme des expédients très peu orthodoxes. L'acceptation par Mgr Mignot de la légitimité d'une certaine pluralité des régimes du croire apparaît tout aussi inconcevable à P. Alfaric qu'au P. Pègues.

C'est généralement à Laon qu'il prépare ses mandements de carême pour l'année suivante. C'est pour lui un pensum dont il passerait bien, car il mesure l'ambiguïté de ce genre littéraire, voire son inutilité. Comment trouver le ton juste qui convienne à tous les fidèles ? A vouloir s'adresser à tout le monde, on court le risque de ne s'adresser à personne 771 . Dès son premier mandement 772 , son ancien évêque à qui il l'a envoyé lui écrit : "Je vous engage à descendre ordinairement un peu plus sur la moyenne intellectuelle de vos diocésains" 773 . Aussi bien s'excuse-t-il souvent auprès de ses correspondants à qui il les envoie. "Vous pensez bien, écrit-il à Mgr Lacroix, que ce n'est pas pour les professeurs de la Sorbonne ou du Collège de France que j'ai fait mon mandement 774 . J'aurais dit d'autres choses ou je les aurais dites autrement si j'avais écrit pour les Bergson et consorts" 775 . Il ne renonce pourtant pas d'aborder des questions difficiles. Ainsi en 1910, son mandement de carême porte sur Les Harmonies du Dogme avec la Raison. A Mgr Lacroix qui a dû le plaisanter sur la difficulté du texte, il répond :"Je suis de votre avis, mon mandement n'est guère fait que pour les séminaristes qui plongés dans leur manuel de dogme en savent plus que beaucoup de curés qui ont oublié bien des choses - je ne parle pas des fidèles". Et il ajoute : "Une réforme ce serait la suppression des mandements de carême que personne ne lit, que peu entendent, que peu écoutent. Quelle impression peut laisser dans l'esprit des gens la lecture plus ou moins intelligente - intelligible si vous voulez - de la prose épiscopale" 776 .

S'il en confie parfois la rédaction à ses collaborateurs : l'abbé Birot, mais aussi l'abbé Alfaric qui est vraisemblablement l'auteur de celui sur le dogme et même Mgr Lacroix à qui il fait appel en 1915, il tient cependant à ces textes, qui sont la manifestation concrète de la fonction de docteur de l'évêque. Il les envoie à ses relations les plus proches. Loisy ne manque jamais de l'en remercier en s'efforçant de trouver un mot qui se veut aimable 777 . Il en va de même du baron von Hügel.

Le reste des vacances est consacré, après un séjour dans son village natal, à des voyages en Europe 778 . C'est ainsi qu'en 1904, il passe huit jours à Londres où le baron von Hügel a organisé des rencontres avec tout ce que la Grande-Bretagne compte de savants éminents 779 . L'archevêque est particulièrement impressionné de rencontrer des hommes dont certains ont personnellement connu Newman. Le baron qui avait conçu cette visite de Mgr Mignot comme une tournée de propagande en faveur de l'abbé Loisy, est très satisfait du résultat obtenu et il écrit à l'exégète : "La visite a été un très grand succès, vraiment utile à notre cause" 780 . Sentiment partagé, avec un humour distancié, par le P. Tyrrell qui écrit à l'abbé Bremond : "La visite de Mgr Mignot a été un grand succès dans l'ensemble… Sa Grandeur ne savait parler ni même comprendre l'anglais, aussi notre baron sourd servait d'interprète et faisait dire aux deux côtés exactement ce qu'il voulait qu'ils disent" 781 .

Enfin il n'y a pas de vacances sans cure. Mgr Mignot souffre du diabète 782 et il fréquente différentes villes d'eaux : Contrexeville, Vichy, Vittel, Brides, même s'il doute un peu de l'efficacité du remède : "J'ai eu tant d'eau sur le dos, écrit-il à Mgr Lacroix, que je n'ai nulle envie de m'en mettre autant dans l'intérieur. Et puis, la foi manque pour ingurgiter l'eau de Vichy. Croyez-vous que l'effet ne serait pas le même si vous buviez pendant trois semaines l'eau de votre puits de Pougues 783 ? En tout cas l'effet ne dure pas plus de trois semaines et le diabète ne guérit pas" 784 .

Il est toujours de retour à Albi, début septembre, pour présider les trois retraites ecclésiastiques et celles des communautés religieuses. Cela lui pèse de plus en plus 785 , mais il ne s'autorise pas à déroger à cette règle. Mgr Lacroix s'en moque :

‘Pourquoi vous fatiguer de la sorte pendant vos retraites. Vous auriez dû planter votre barrette violette sur votre prie-Dieu et rester tranquillement chez vous. Ce symbole violet de la hiérarchie aurait probablement suffit à maintenir l'ordre parmi les retraitants 786 .’

Il consacre ensuite une semaine à sa propre retraite spirituelle qu'il effectue dans un monastère de son diocèse. Saint-Honorat à Lérins à l'époque de Fréjus, Bonnecombe ou, plus souvent, le couvent des Clarisses de Mazamet depuis qu'il est à Albi.

En dehors de toute considération doctrinale, Mgr Mignot se sent isolé à Albi. Contrairement à l'époque où il était à Fréjus, il voit moins de monde. Pour les deux raisons qui faisaient de l'évêché de Fréjus un lieu particulièrement fréquenté : Albi n'est pas sur la route de l'Italie et le Tarn n'est pas un lieu de villégiature. Fréjus était une halte commode pour les évêques ou les ecclésiastiques en partance ou de retour de Rome. La renommée rapide de l'évêque attirait d'autre part les hôtes illustres de la Côte d'Azur. Mgr Mignot eut ainsi le privilège de recevoir Gladstone, le vieux premier ministre de la reine Victoria et Anglo-catholique fervent, qui parcourait les routes du Var en bicyclette ; de faire la connaissance d'Émile Ollivier et de confirmer son dernier fils.

Depuis qu'il est à Albi, ce genre d'occasions devient rare. Il faut vraiment vouloir rencontrer Mgr Mignot pour entreprendre le voyage. Ce n'est pas faute pourtant qu'il sollicite les visites. Mais en dehors de Mgr Lacroix et de ses amis les plus proches avec qui il peut, sans arrière pensée, partager ses préoccupations 787 , les visiteurs ne sont pas fréquents. Il est d'autant plus désolé de rater ceux qui ne le trouvent pas chez lui ou de ne pouvoir consacrer à ceux qui viennent, tout le temps qu'il aurait souhaité, comme ce fut le cas avec le P. Lagrange en décembre 1902.

Notes
744.

Chanoine de Lacger, Mgr Mignot, p. 136

745.

L. Birot, préface à Mgr Mignot…, pp. XV-XVI.

746.

1 er Reg., f° 193. Il ajoute : "Je suis plutôt un solitaire, une sorte de bénédictin en chambre, peut-être un chartreux sans l'austérité. Je n'ai rien du vrai jésuite et du vrai dominicain". Dès 1890, il s'était demandé s'il avait vraiment les qualités nécessaires pour être évêque : "On me croit vertueux, intelligent, énergique : tout cela est de l'apparence. Je manque de bien des choses pour être un véritable évêque ! Voir de haut et de loin, indiquer nettement le chemin ; être assez énergique pour y faire marcher et pour y marcher moi-même sans défaillance… Je n'ai qu'une piété ordinaire ; je suis légèrement blessé par le rationalisme, sans être Dieu merci, un homme de foi tiède, je sens qu'il y a certaines choses secondaires auxquelles je ne crois pas assez. Comment inspirer la ferveur à l'égard de telles dévotions, de telles œuvres, de telles manifestations - congrès, cercles, etc. - quand on reste soi-même presque froid. Je suis un homme d'études plutôt qu'un homme d'œuvres, et par le temps qui court, il faut être l'âme vivante de son diocèse", "Une conversation d'antan", Mélanges, ADA, 1 D 5 05.

747.

Préface à la Polyglotte, pp. III-IV.

748.

P. Alfaric, De la foi à la raison, p. 168.

749.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 4 décembre 1908, ms 2819.

750.

A l'occasion de la béatification le 13 avril 1909.

751.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 9 avril 1909, f° 107-108. Le 12 avril, il justifie son absence auprès du cardinal Merry del Val en invoquant le congrès diocésain de la Jeunesse catholique qu'il doit présider : "A mon très vif regret il m'est impossible de me rendre à Rome pour la fête de la béatification de Jeanne d'Arc. C'est un vrai chagrin pour moi […] Je le regrette d'autant plus que, V. E. ne l'ignore pas, nous souffrons des insinuations perfides et odieuses qu'une presse sans conscience jette trop souvent en pâture à un public qui ne sait que croire", ASV, Rubrica 17, 1913, fasc. 1, f° 41.

752.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 16 juillet 1914, f° 230-231.

753.

Pour le congrès eucharistique.

754.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 4 juin 1914, f° 228-229.

755.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 27 décembre 1897, f° 99-100. En avril 1913 il note dans son carnet : "Je viens d'assister aux Vêpres à Namur : ce n'est pas moi qui me réconcilie avec le grégorien et la prononciation romaine", ADA, 1 D 5 22.

756.

Abbé Berriot, Notes et souvenirs, ADA, 1 D 5 15.

757.

"C'est dans les entretiens surtout que triomphait Mgr Mignot. Il était homme à aborder tous les sujets et à parler de chacun avec une compétence de spécialiste. […] Quand il trouvait un partenaire digne de lui, il faisait preuve de tant de souplesse, d'une érudition si précise, d'une dialectique si serrée et de tant de bonheur dans les ripostes qu'on se retirait, charmé et même ébloui par sa virtuosité dans la discussion", Mgr Lacroix, Biographie de Mgr Mignot, Avant Propos, ADA, 1 D 5 26.

758.

Abbé Ardoïn, BN, Naf, 24404, f° 557.

759.

L. de Lacger, Mgr Mignot, p. 140.

760.

Abbé Berriot, Notes et souvenirs, ADA, 1 D 5-15.

761.

Abbé Ardoïn, BN, fonds Lacroix, Naf. 24404, f° 558.

762.

1 er Reg, f° 81.

763.

Lettre du 28 mai 1890, ASV, fonds de la Secrétairerie d'État, Rub. 248, 1890, fasc. 6, f°152.

764.

Mgr Mignot en cite une, dont Pie X fait les frais. Sortant d'une audience, l'archevêque fait état de la bonté du Pape. "Méfiez-vous, lui répond Mgr Duchesne, Pie X est comme un jambon : l'extérieur est grassouillet, donc tendre, mais l'intérieur est dur", Notes de la visite ad limina, 1912, ADA, 1 D 5 15.

765.

L. de Lacger, Op. cit., p. 142.

766.

Thomas PÈGUES (1866-1936), dominicain, professeur de théologie à Toulouse puis à l'Angelicum à Rome.

767.

Archives de la Sacré Congrégation de la Consistoriale, dossier 780/10.

768.

B. Sesboué, "Avant le modernisme…", Les cents ans de la faculté de théologie, p. 103.

769.

P. Alfaric, De la foi à la raison. Paris, Nouvelles Éditions Rationalistes, 1955, 290 p. Même s'il faut faire la part de la reconstruction, le témoignage d'Alfaric semble dans l'ensemble assez fiable. Ainsi la manière dont il évoque le dernier entretien qu'il a eu avec l'archevêque sur les preuves de l'existence de Dieu se trouve confirmée par le fait que Mgr Mignot évoque dans son Journal, à propos de l'argument de causalité, la conversation qu'il avait eue avec un homme "sur lequel il avait fondé les meilleures espérances". Le contexte fait penser qu'il s'agit de P. Alfaric. 2 e Reg., mars 1915, f° 69.

770.

P. Alfaric, De la foi à la raison, pp. 191-192. Ainsi que les citations suivantes.

771.

"Son goût pour les idées élevées et les grandes vues d'ensemble l'exposait, semble-t-il, à planer infiniment au-dessus de la moyenne des lecteurs, et il faut reconnaître que cette inhabileté à adapter son enseignement à la mesure intellectuelle de ceux à qui il le destinait fut grandement préjudiciable à la diffusion de sa pensée, et nuisit au succès de ses lettres pastorales", Mgr Lacroix, Biographie manuscrite, ADA, 1 D 5 26.

772.

L'affaiblissement de l'esprit chrétien.

773.

Mgr Thibaudier à Mgr Mignot, 23 septembre 1890, ADA, 1 D 5 02.

774.

La défense de l'école laïque et les devoirs des parents chrétiens.

775.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 2 mars 1914, f° 226-227.

776.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 1er février 1910, f° 126-127. En introduction de son mandement de 1912 il écrit : "Par malheur, ces instructions passent souvent inaperçues ; attendu que la lecture rapide qui en est faite au prône ne laisse le plus souvent, dans l'esprit des auditeurs, aucune impression durable. … Après une lecture sommaire et parfois écourtée, l'Instruction pastorale est remisée dans les archives de la paroisse, où l'on se garde bien de toucher ; elle y demeure à jamais comme une fleur desséchée, conservée sous un numéro d'ordre entre les feuilles jaunies d'un herbier".

777.

Par exemple : "J'ai lu avec beaucoup d'édification le mandement (Sur les attaques dirigées contre la religion au nom de la science) que Votre Grandeur a bien voulu m'envoyer. Il me semble que les évêques soucieux d'écrire un mandement qui ait une valeur doctrinale se font assez rares. Ici nous avons eu de pieuses considérations sur la Providence", L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 27 février 1898, BLE, 1966, pp.15-17.

778.

Plusieurs allusions dans sa correspondance ou dans son Journal montrent qu'il connaît les pays nordiques : Norvège, Suède ; l'Europe centrale : Allemagne, Bohème ; l'Espagne et bien sûr l'Italie.

779.

Dans une lettre du 4 août 1904, le baron donne à Mgr Mignot les adresses de plus de soixante dix personnes.

780.

Lettre du 17 août 1904, BN, fonds Loisy, Naf 15656, f° 96.

781.

Lettre du 18 août 1904 in Lettres de G. Tyrrell à H. Bremond, traduction de Anne Louis-David, Paris, Aubier, 1971, p. 170.

782.

"Il est bon de se soigner parce que j'ai 58 g. de sucre par litre... C'est vraiment trop", Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 22 juillet 1909, f° 113-114.

783.

Mgr Lacroix y possédait une résidence, à laquelle il avait donné le nom de "Chalet Richelieu".

784.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 11 août 1910, f° 142-143.

785.

"Je suis à bout de forces après ces deux retraites dont la seconde se termine. Jamais je crois je n'ai été aussi sonné", Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 20 septembre 1911, f° 177-178.

786.

Mgr Lacroix à Mgr Mignot, 23 septembre 1911, ADA, 1 D 5 07.

787.

"J'ai eu peu d'amis, je veux dire d'amis avec qui j'ai pu penser tout haut", Lettre à Mlle De Coninck, 26 décembre 1916.