5.3 Les réseaux de Mgr Mignot

Si Mgr Mignot reçoit beaucoup de courrier, les hommes avec qui il est en relation épistolaire régulière et qui constituent donc son réel réseau de correspondants, sont, nous l'avons dit, peu nombreux. Si l'on place le seuil à plus de cinq lettres conservées 813 et à une durée de correspondance supérieure à 5 ans, le cercle des correspondants de l'archevêque se réduit à dix-sept personnes : 11 ecclésiastiques et 6 laïcs.

On trouve d'abord les relations anciennes qui se manifestent dès Fréjus et qui relèvent de trois origines distinctes : les amitiés nouées à Saint-Sulpice, les amitiés, ou tout au moins les sympathies, nées à la suite d'une visite, les relations provoquées par l'évêque.

Mgr Guillibert est un exemple du premier cas de figure. Sa correspondance avec Mgr Mignot est celle qui est attestée sur la plus longue période puisqu'elle couvre 25 ans. Le vicaire général d'Aix, puis l'évêque de Fréjus ne manque en effet pas une occasion de soutenir et d'encourager son ancien condisciple et de lui transmettre les informations qui lui parviennent de Rome et parfois, les réactions de Blondel. C'est aussi le cas bien sûr de M. Vigouroux.

Le second groupe est constitué par ceux qui, ayant fait connaissance de l'évêque à l'occasion d'une visite à Fréjus, poursuivent la relation de façon épistolaire C'est bien sûr le cas du baron von Hügel mais également de Loyson (Père Hyacinthe) et du futur Mgr Le Camus 814 .

Il y a enfin les relations provoquées par l'évêque. A certains égards, Loisy appartient à ce groupe. Nous avons vu qu'il a fallu toute l'insistance de l'évêque pour que l'exégète passe outre les réticences que lui inspirait l'intervention du prélat après son éviction de l'Institut catholique. Deux hommes surtout nous semblent relever de ce groupe : Mgr Duchesne et Mgr Mourey 815 , tous deux résidants à Rome, à des postes certes très différents mais d'une certaine façon complémentaires et pouvant, par là même, être de précieux auxiliaires pour Mgr Mignot, à la fois en tant qu'informateurs et en tant que relais.

Tableau 3 : Les principaux correspondants de Mgr Mignot
Nom Fonction Dates 816 Nbre de lettres
Duchesne Mgr Directeur de l'École française de Rome 1894-1908 6
Fonsegrive G. Professeur au lycée Buffon à Paris 1900-1910 12
Germain Mgr Archevêque de Toulouse 1901-1910 10
Guillibert Mgr Évêque de Fréjus 1893-1918 11
Hügel von Erudit 1892-1914 35
Imbart de la Tour Professeur à l'Université de Bordeaux 1902-1911 9
Klein abbé Professeur à l'Institut catholique de Paris 1900-1910 9
Lacroix Mgr Professeur à l'E.P.H.E. 1902-1911 5
Le Camus Mgr Évêque de La Rochelle 1893-1906 12
Loisy Professeur au Collège de France 1894-1909 76
Loyson (P. Hyacinthe) 1900-1911 18
Monier Supérieur du séminaires des Carmes à Paris 1901-1906 6
Mourey Mgr Auditeur de la Rote 1893-1909 12
Naudet abbé Directeur de la Justice sociale 1902-1917 6
Sabatier P. Pasteur et historien 1904-1914 13
Urclé d' Trésorier payeur général 1901-1910 7
Vigouroux F. Secrétaire de la Commission biblique 1893-1910 20

Ce réseau encore restreint va se développer très vite après l'arrivée à Albi. Le réseau Saint-Sulpice fonctionne à nouveau. L'abbé Klein qui devient à ce moment un correspondant régulier de l'archevêque lui suggère de prendre l'abbé Birot pour vicaire général et c'est par l'intermédiaire de ce dernier qu'il va entrer en relation avec des hommes auxquels il sera fidèle. On en est sûr pour Imbart de la Tour et pour l'abbé Naudet, mais c'est très vraisemblablement sur les conseils de son vicaire général qu'il envoie ses Lettres sur les études ecclésiastiques à G. Fonsegrive, inaugurant ainsi une correspondance qui se renforcera quand Mgr Mignot aura pris la défense du professeur contre Mgr Turinaz. C'est donc lui, comme nous l'avons vu faire à Fréjus, qui a l'initiative de certaines correspondances. C'est lui qui écrit le premier à Mgr Lacroix estimant sans doute qu'il trouvera dans l'ancien directeur de la Revue du clergé français, devenu évêque de Tarentaise, un collègue proche de ses préoccupations.

Finalement, ce n'est pas un mais plusieurs réseaux qui entourent Mgr Mignot. Ces réseaux se chevauchent mais sont relativement cloisonnés et gardent une autonomie certaine. Il est très rare par exemple que l'archevêque évoque les questions bibliques avec Mgr Lacroix. Réciproquement, il n'aborde qu'en passant les problèmes de politiques ecclésiastiques avec l'abbé Loisy. On peut différencier au moins deux réseaux. L'un que l'on peut qualifier de parisien dans lequel les laïcs sont fortement représentés - G. Fonsegrive, E. Lamy, H. d'Urclé etc. - à côté d'ecclésiastiques comme l'abbé Naudet et Mgr Lacroix. Avec lui il traite principalement des questions de politique ecclésiastique. Un réseau italien et plus précisément romain à dominante ecclésiastique. On y trouve d'une part des prêtres français résidants à Rome : Mgr Duchesne, Mgr Mourey, M. Hertzog 817 , l'abbé Bonsirven et d'autre part quelques italiens en qui l'archevêque sait qu'il peut avoir confiance : le cardinal Ferrata, le P. Genocchi. Ce réseau romain compte aussi quelques laïcs, comme par exemple J. Ollé-Laprune, fils du philosophe et premier secrétaire d'Ambassade au Palais Farnèse. Ce réseau est essentiellement consacré à l'information sur l'évolution des esprits, dans l'entourage pontifical et dans les milieux romains, sur les sujets qui lui tiennent à cœur : la question biblique d'abord, mais également celui des rapports entre la France et le Vatican. S'il est vrai, comme le note le P. Merklen, que Mgr Mignot n'a "jamais été très romain d'esprit et (n'a) pas bien compris la mentalité romaine" 818 , il n'en demeure pas moins qu'il avait parfaitement compris l'importance d'avoir des relais, à la fois comme source d'information mais aussi comme moyen de pression susceptible de contrebalancer l'influence intrasigeante.

L'analyse de la correspondance de Mgr Mignot met en évidence, le caractère "médiatique" avant la lettre de la personnalité de l'archevêque d'Albi. Nous avons vu que le P. Lecanuet lui en faisait un discret reproche. Mais il est un autre point sur lequel il convient d'insister. Dans de nombreux cas, nous l'avons dit, c'est lui qui est à l'initiative de la correspondance en utilisant deux grandes occasions classiques : l'envoi des félicitations à un auteur à l'occasion de la sortie d'un livre, ou l'hommage d'une de ses propres publications. On se souvient que la méthode avait été utilisée, avec l'abbé Bougaud, par exemple. On a ainsi le sentiment que Mgr Mignot n'a eu de cesse de se faire admettre dans le cercle des auteurs dont il reconnaissait l'autorité. Il y a là une perpétuelle recherche de légitimation et un besoin d'assurance sur sa propre valeur et sa propre autorité qui révèlent un trait de personnalité important : le manque manifeste de confiance en soi. C'est un élément qu'il ne faut pas négliger dans l'appréciation d'ensemble de l'action de Mgr Mignot.

Notes
813.

Nous faisons une exception pour Mgr Lacroix dont on est certain qu'il a écrit plus de cinq lettres.

814.

Émile LE CAMUS (1839-1906), élève au grand séminaire de Carcassonne puis à Saint-Sulpice et enfin au Collège romain La Minerve. Docteur en théologie, il publia en 1883 une Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ qui eut un immense succès et collabora au DB de Vigouroux. Quand il fut question de lui pour un évêché, le P. Eschbach mit en garde le cardinal Secrétaire d'État contre "l'auteur d'une Vie de N. S. où se trouvent des choses fort répréhensibles (et qui) veut être évêque pour appliquer aux Études ecclésiastiques sa théorie que la théologie doit céder le pas au biblisme moderne", (ASV, 248, 1902, fasc. 6, f° 86). Nommé évêque de La Rochelle en 1901, il entreprit en effet de relever le niveaux des études dans son séminaire, en donnant une place plus large aux études bibliques. Il marqua ses distances avec Loisy en répondant à l'Évangile et l'Église par Vraie et fausse exégèse (1903). Loisy l'ayant pris à partie dans Autour d'un petit livre (3e lettre), il écrivit Fausse exégèse, mauvaise théologie (1904) : "Il avait plus de bonne volonté que de génie, et il a fait plus de bruit que d'utile besogne" tranche Loisy (Mémoires, I, p. 190). Mgr Mignot prononça son oraison funèbre le 15 novembre 1906.

815.

Charles Athanase MOUREY (1831-1915), après avoir commencé ses études de théologie au grand séminaire de Lyon, il est admis au noviciat du tiers ordre enseignant dominicain à Sorèze. Ordonné prêtre à Albi en 1855, il devient le confesseur de Lacordaire qui en fait son légataire universel. Après la mort de Lacordaire, il conserve la direction de Sorèze qu'il ne restitue au tiers ordre qu'en 1875 contre une rente confortable. Il fait alors des études de droit canonique et il est nommé auditeur de la Rote pour la France en 1879. Il a été question de lui pour un évêché, mais son attitude à Sorèze lui a été préjudiciable. Mgr Mignot se fait l'écho de cette affaire dans une lettre du 25 octobre 1902 à Loisy : "Il est désagréable d'être contesté et finalement lâché par le ministre. C'est ce qui est arrivé à Mgr Mourey, auditeur de Rote. M. Waldeck-Rousseau qui avait été son hôte à Rome lui avait promis son appui ; mais pro bono pacis, comme on dit à Rome, il a abandonné la candidature Mourey, ne voulant pas, dit-il, contrarier le Souverain Pontife ! Les Dominicains ont empêché Mgr Mourey d'arriver".

816.

Ces dates sont celles des lettres conservées. Cela ne signifie pas que la correspondance a commencé ou a cessé aux dates indiquées. Nous avons même souvent la preuve du contraire, à commencer pour la correspondance avec Loisy.

817.

Supérieur de la Procure de Saint-Sulpice où réside Mgr Mignot quand il est à Rome.

818.

P. Merklen, Mémoires de guerre, 7 septembre 1941, AAA, J 551.