1. La réception de l'encyclique Providentissimus Deus.

Alors même que Mgr Mignot et le baron von Hügel apprennent à se connaître et tentent de débrouiller l'écheveau des difficultés créées par la mise à l'écart de l'abbé Loisy, la publication, le 18 novembre 1893, de l'encyclique Providentissimus Deus consacrée à l'étude de l'Écriture sainte, ne contribue pas à apaiser leurs inquiétudes. Conscient que rien ne se ferait sans une impulsion venue du pape lui-même, Mgr Mignot avait écrit à Léon XIII "pour le conjurer de laisser la plus grande liberté possible aux critiques et de ne rien arrêter, rien précipiter" 819 . Providentissimus Deus ne répond pas à cette attente.

Cette encyclique, dont l'avant-projet a été rédigé par le Père Cornély 820 , s'inscrit explicitement dans la série des textes que Léon XIII a consacrés aux sciences ecclésiastiques dont il entend encourager le développement.

Après avoir rappelé que l'Écriture doit être étudiée parce qu'on trouve en elle l'arsenal des arguments nécessaires à l'exposition de la vérité catholique et parce que la mission de l'Église a été, dès les premiers jours du christianisme, d'assurer l'explication et la défense de la parole de Dieu, l'encyclique précise que face aux rationalistes qui considèrent, au nom "d'une certaine science nouvelle, la science libre […], science qui usurpe son nom", que "rien n'est divin, ni la révélation, ni l'inspiration, ni l'Écriture", il faut avoir recours à l'interprétation traditionnelle des textes et que pour cela les professeurs devront "posséder à fond l'ensemble de la théologie". Léon XIII attend de ces études une irrigation de la théologie et l'établissement de l'autorité de l'Écriture sur laquelle repose la propre autorité de l'Église. Pour y parvenir, il encourage l'enseignement des langues orientales anciennes et l'initiation à la vraie critique - opposée à la critique intrinsèque -, puis la connaissance des sciences naturelles à propos desquelles il rappelle les règles d'interprétation pour résoudre les contradictions entre les affirmations de la Bible et les résultats certains de la science. Ces règles sont applicables "aux sciences voisines, surtout à l'histoire". C'est dans ce paragraphe que l'encyclique précise qu'il "ne sera jamais permis ou de restreindre l'inspiration à certaines parties seulement de la sainte Écriture ou d'accorder que l'écrivain sacré ait pu se tromper" et de "tolérer le système de ceux qui […] croient faussement que s'il s'agit de la vérité des textes, on ne doit pas tant rechercher ce que Dieu a dit, qu'examiner pour quel motif il l'a dit". C'était explicitement condamner la position prise par Mgr d'Hulst en janvier 1893 dans son article sur la question biblique.

On admet généralement que l'encyclique Providentissimus, loin de marquer un coup d'arrêt aux études bibliques, ouvrait "une voie pionnière" 821 à plusieurs champs de la recherche dans la mesure où elle "était loin d'un conservatisme rétrograde" 822 . On peut toutefois se demander si ce jugement n'est pas fondé sur le constat a posteriori que l'encyclique n'a pas empêché un certain nombre d'exégètes catholiques de poursuivre malgré tout leur travail. Mais ils l'ont fait en s'autorisant davantage de ce qu'elle ne disait pas plutôt de ce qu'elle disait et en déployant des trésors de subtilités dans l'interprétation du texte pontifical.

Tel n'a pas été le sentiment de Mgr Mignot ni celui de ses correspondants. Mgr d'Hulst, l'abbé Boudinhon et le baron von Hügel sont témoins d'une réception pour le moins embarrassée de l'encyclique. Le premier : "Puisque l'encyclique a paru, puisqu'on a réussi à lui donner le tour qu'elle ne devait point primitivement avoir, il s'agit maintenant de faire en sorte qu'on puisse respirer et travailler tout de même" 823 . Et le second : "L'avenir des études bibliques est l'objet de bien graves et légitimes préoccupations d'autant que l'encyclique nous a mis dans une passe difficile. Le fossé a été creusé plus large et plus profond : c'est signe qu'il faut établir ailleurs le passage" 824 . Par le troisième on atteint quelques unes des difficultés :

‘Quant à l'encyclique, écrit-il à Mgr Mignot, je l'ai lue fort attentivement dans l'original comme je l'avais déjà lue fort attentivement dans la traduction de l'Univers […]. Je suis de nouveau frappé des passages […] où on semble restreindre le rationalisme et le combat obligatoire contre lui à la défense de la prophétie et du miracle et à celle des auteurs traditionnels du Nouveau Testament. Pas un mot ni là, ni nulle part ailleurs, des auteurs traditionnels de l'Ancien Testament 825 . ’

Mgr Mignot, quant à lui, est partagé entre deux sentiments contradictoires. Celui d'abord d'une très grande déception qui se confirmera à la lecture des commentaires parus dans la presse anglaise et que lui fait parvenir le baron von Hügel : deux articles anonymes de la Contemporary Review 826 , ainsi qu'un article de Charles Gore 827 paru dans le Guardian et la réponse qu'y avait apportée le baron dans le Spectator 828 .

L'un des objectifs de la quatrième des Lettres d'un inconnu sur la question biblique 829 , sur lesquelles nous reviendrons 830 , sera de faire connaître à l'opinion française qui a reçu l'encyclique "dans l'indifférence générale", sans que la plupart des évêques ne se doutent de la gravité des problèmes […] auxquels elle ne touche pas" 831 et sans que "la torpeur intellectuelle" qui règne dans les séminaires ne soit secouée le moins du monde, que tel n'avait pas été le cas à l'étranger, particulièrement en Grande-Bretagne. Non seulement "nos frères séparés quoique profondément chrétiens" y considèrent qu'aucun "document ne montre mieux la faillite lamentable faite à l'esprit scientifique par le chef éminent du catholicisme", mais les catholiques eux-mêmes ne se sont pas contentés d'un "respectueux silence" et ont osé élever une protestation publique.

Pour l'évêque de Fréjus, le pape n'a pas répondu aux problèmes essentiels soulevés par la question biblique. Sur ce point il est en accord avec le baron von Hügel à qui il écrit : "Il est hors de doute que la publication de l'Encyclique - dans sa forme actuelle - ne fera pas grand bien" 832 . C'est que le double but que s'était assigné le pape : développer les études bibliques et leur donner une direction appropriée aux besoins du temps" n'est pas atteint.

Il estime, comme il le dira plus tard au baron, que cette encyclique de Léon XIII "n'est pas à la hauteur de ses autres lettres apostoliques" 833 . Ce qui l'inquiète le plus c'est que le Souverain Pontife semble ne pas connaître personnellement la gravité des problèmes :

‘Évidemment on attendait autre chose. Sans aller jusqu'à dire avec Gore que l'encyclique est un désastre pour ceux qui veulent sincèrement la réconciliation entre la théologie et une critique scientifique, on peut dire qu'il est regrettable que le Souverain Pontife n'ait pas l'air de se douter qu'il existe une critique sérieuse, et qu'il semble mettre sur le même pied les rationalistes incroyants et les critiques chrétiens 834 .’

De plus, Mgr Mignot craint que le pape ne se doute même pas "de l'impression fâcheuse qu'elle a produite non seulement sur les critiques croyants, mais même sur beaucoup de ses fils les plus dévoués et les plus respectueux."

Pour lui, la plus grande partie de l'encyclique n'offre aucune idée neuve. "Elle se contente de résumer en fort beau langage l'enseignement commun de la théologie" 835 , en sorte que son enseignement ne dépasse guère ce que l'on trouve dans tous les manuels d'Écriture sainte. "Rien sur les dangers spéciaux du temps présent, rien qui puisse encourager les ecclésiastiques en attirant leur attention de ce côté. Les rationalistes seuls sont la cause du mal" 836 . C'est qu'en fait, derrière ses buts annoncés, l'encyclique vise tout autre chose. Elle entend préciser "d'une façon plus rigoureuse que ne l'avait fait le concile du Vatican, et à plus forte raison celui de Trente, la notion d'inspiration et d'inerrance absolue. […] C'est là le fond de toute l'encyclique et le reste n'est qu'accessoire" 837 .

‘Ce qui a surpris le plus le lecteur intelligent et compétent, c'est le caractère absolu et tranchant de la lettre pontificale. C'est la sanction de l'absolu. On dirait qu'un problème dont la solution dépend surtout de l'examen des faits a été résolu au moyen de principes abstraits, de conclusions théologiques réputées infaillibles 838 .’

Cette déception s'accompagne toutefois d'une certitude : l'encyclique ne peut pas avoir fermé la porte de la recherche, ni avoir tranché définitivement la question. D'abord parce que le pape affirme clairement que son objectif est d'encourager les études bibliques et ensuite parce qu'on ne peut pas admettre l'idée que les paroles du Souverain Pontife auraient "contrairement à l'usage de tous les siècles, interdit toute discussion soumise et respectueuse" 839 . "Je suis convaincu pour mon propre compte qu'il n'y a pas lieu de fermer ses livres […] Je crois que la lumière se fera, comme elle s'est faite sur la théorie de Galilée. Il en coûte assurément de dire qu'on s'est trompé ; qu'on n'a pas compris la Bible jusqu'ici, que les théologiens, les Pères, les juifs eux-mêmes ont attribué à Moïse un rôle qui n'aurait pas été le sien [...]. J'en conviens, mais n'en a-t-il pas coûté aussi d'abandonner Ptolémée ?", écrit-il au baron von Hügel 840 .

Notes
819.

Baron à l'abbé Loisy, 23 novembre 1893, BN, Naf, 15635, f° 306.

820.

Rudolf CORNELY (1830-1908), jésuite, professeur d'exégèse et de langues orientales à Maria-Laach (1867) puis à l'université Grégorienne (1879), enfin au noviciat de Blijenberck en Hollande (1889). Doté d'une immense érudition, il dirigea la publication d'un Cursus sacrae scripurae dont il écrivit l'introduction (une traduction abrégée parut en français sous le titre : Manuel d'introduction historique et critique à toutes les saintes Écritures) et le commentaire de l'épître aux Romains que le P. Lagrange tenait comme "un des exemples les plus remarquables des progrès de l'exégèse dans l'Église". Sur l'encyclique et le rôle du P. Cornély voir F. Beretta, "De l'inerrance absolue à la vérité salvifique de l'Écriture", Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 1999, pp. 461-501.

821.

Selon le chanoine Aubert, Storia della Chiesa, XXII-2, pp. 40-42, cité in Histoire du Christianisme, 11, p. 459.

822.

Marcel Launay, La papauté à l'aube du XX e siècle, p. 115.

823.

Mgr d'Hulst à Mgr Mignot, 28 mars 1894.

824.

Lettre déjà citée du 4 octobre 1894.

825.

Lettre du 1er janvier 1894. Le passage évoqué par le baron est celui où l'encyclique dénonce les rationalistes pour qui on ne trouve pas dans l'Écriture "le récit véridique d'événements réels, mais ou bien des fables ineptes, ou bien des histoires mensongères ; ailleurs ce ne sont ni des prophéties, ni des oracles, mais tantôt des prédictions arrangées après l'événement, tantôt des divinations dues aux énergies naturelles ; ou encore, ce ne sont ni des miracles proprement dits, ni des manifestations de puissance divine, mais des prodiges qui ne dépassent nullement les forces de la nature, ou même des illusions ou des mythes ; enfin les Évangiles et les écrits apostoliques appartiennent à des auteurs tout autres que ceux que nous leur attribuons".

826.

"The Papal Encyclical and the Bible", avril 1894 et "Intellectual Liberty and Contemporary Catholicism", août 1894. Ces articles était signé "by the author of The Policy of the Pope". L'auteur en était E.J. Dillon. Sur les articles publiés par Dillon dans cette revue entre 1892 et 1894 et leur traduction en français par l'abbé Robert, cf. E. Poulat, Histoire, pp. 673-674.

827.

Charles GORE (1853-1932), théologien anglican. Après des études à Oxford, il fut vice-recteur du séminaire de Cuddeston puis évêque de Worcester (1902), et d'Oxford (1911). Le recueil Lux mundi dont il fut l'inspirateur en 1889 défendait une adaptation critique du christianisme aux problèmes modernes. Il "représentait un modernisme modéré" (Y. Congar). Il participa aux conversation de Malines.

828.

"The Papal Encyclical and Mr Gore", Spectator, 19 mai 1894.

829.

Lettres d'un inconnu sur la question biblique, 4 e lettre : "Après l'encyclique, la vraie question", ADA, 1D 5 11-01.

830.

Voir infra p. 252 et sq.

831.

Lettres d'un inconnu…, 4 e lettre, f° 5.

832.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 19 juin 1894, ms 2779.

833.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 16 mars 1896, ms 2781.

834.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 19 juin 1894, ms 2779.

835.

Lettres d'un inconnu , 4 e Lettre, f° 2.

836.

Lettres d'un inconnu , 4 e Lettre, f° 4.

837.

Lettres d'un inconnu , 4 e Lettre, f° 4..

838.

Lettres d'un inconnu , 4 e Lettre, f° 7.

839.

Lettres d'un inconnu…, 4 e Lettre, f° 4.

840.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 19 juin 1894.