2.2 "Défendre le passé et préparer l'avenir"

Le 18 novembre 1895, à l'invitation du cardinal Coullié, Mgr Mignot prononce dans la cathédrale Saint Jean, le discours de rentrée de la Faculté de théologie de Lyon. Il prend comme thème la parole de l'Écriture : "C'est pourquoi tout scribe sage dans le Royaume des cieux est comparable à un père de famille qui tire de son trésor du neuf et du vieux." (Mat 13, 52)

Le lieu se prête à des effets d'éloquence ecclésiastique : "La Tradition ! Où mieux qu'ici convient-il de prononcer ce mot ? à Lyon, dans cette primatiale qui a l'honneur de s'appeler prima Sedes Galliarum. […] Mgr l'archevêque, si vous n'êtes pas l'héritier du siège de saint Jean, vous l'êtes de sa foi. C'est ici, ce n'est pas à Smyrne que son œuvre s'est continuée" 867 . L'évêque de Fréjus n'en reste cependant pas à ces considérations rhétoriques. Il profite de la tribune qui lui est offerte pour faire passer deux ou trois idées qui lui tiennent à cœur.

Et d'abord qu'une des tâches principales des facultés catholiques est d'assurer, comme avaient su le faire les universités du Moyen-Age, l'interprétation de la tradition. La chose n'avait pas été sans difficulté à l'époque : "Quelle surprise, Messieurs, quelle nouveauté quand on vit apparaître dans les universités la philosophie d'Aristote… Quelle stupeur quand on expliqua les dogmes chrétiens au moyen des théories des Grecs ! Nous n'y pensons guère aujourd'hui, mais c'était une innovation inouïe qui devait inquiéter" 868 . Il convient donc de relativiser les inquiétudes devant certaines affirmations de la science contemporaine et s'employer à faire pour le temps actuel cet inlassable travail qui assure la vie à l'Église, car "la Tradition n'est pas une chose morte, une doctrine cristallisée, le ressort caché d'un automate, elle est avec l'Écriture la vie de l'Église : elle grandit et se développe avec elle."

L'évêque de Fréjus concède qu'il ne serait pas difficile de trouver dans l'Écriture une doctrine sur les grands dogmes du catholicisme, mais c'est pour aussitôt affirmer que "les Évangiles, les Épîtres des apôtres étaient des écrits d'occasion et non des traités spéciaux" et qu'il faut se rendre à l'évidence, ils restent silencieux sur de nombreuses vérités qui sont aujourd'hui admises. Force est donc d'admettre dans l'Écriture "une sorte d'immanence de la doctrine qui bien connue de tous ne sera précisée que plus tard […] en un mot un ensemble de vérités dont on vivait sans songer à les définir".

Chaque siècle se doit donc "d'éclairer de nouvelles lumières, d'enrichir de vérités qu'on ne connaissait pas d'une façon explicite" l'édifice doctrinal de l'Église. L'interprétation consiste à affronter ce qui reste parfois obscur dans la tradition et à créer les mots nouveaux pour mieux la définir afin de la dégager des inévitables erreurs que les jugements d'hommes toujours faillibles y ont introduites. C'est ce travail qui permet d'aboutir à des conclusions dogmatiques certaines "quoique à peine entrevues à l'origine".

Cependant l'heure n'est plus aux constructions théologiques abstraites comme celles qui furent réalisées dans les anciennes Universités. "La théologie est presque parfaite, nous en avons atteint les sommets". Les problèmes actuels hérités de la Renaissance et de la Réforme d'une part et du développement des sciences de l'autre, obligent à se placer sur un autre terrain. Le rôle des facultés catholiques est principalement apologétique. Il faut qu'au sein de chacune d'entre elles, on se saisisse des questions nouvelles avec l'objectif "de former des spécialistes, des savants, des historiens, des critiques, des individualités puissantes qui dirigent l'opinion comme les scholars d'Oxford donnent le ton dans le monde cultivé" 869 .

Or l'opinion catholique doit être de toute urgence éclairée sur les développements de l'histoire et surtout sur la question biblique. La première oblige à revoir les chronologies établies à partir de la Bible et il n'y a rien en ce domaine qui doivent émouvoir plus que de raison. La seconde est autrement difficile. Mais "si elle n'est pas résolue par nous, elle le sera contre nous" 870 . L'encyclique Providentissimus a défini l'inspiration intégrale et l'inerrance de l'Écriture mais n'a rien dit "de la date de composition du Pentateuque, de la condition de composition des psaumes, de l'intégrité d'Isaïe ou de Daniel". Puisque l'Église ne s'est pas prononcée, la discussion est libre : "il y a à toutes ces questions des solutions vraies, à nous de les mettre en lumière".

Ce n'est pourtant pas dans le domaine biblique malgré ses efforts réitérés, sur lesquels nous reviendrons, que Mgr Mignot pourra faire entendre sa voix mais sur un terrain plus général de l'histoire des religions. L'occasion lui en est fournie par la parution de l'Esquisse d'une philosophie de la religion 871 d'Auguste Sabatier 872 .

Notes
867.

Discours de rentrée de l'Institut catholique de Lyon, ADA, 1 D 5 11-01, f° 3.

868.

Discours…,op, cit., f° 7. L'éloge de la scolastique et de la Somme théologique ne doit pas faire illusion. Une phrase barrée révèle ce que l'évêque pense vraiment : " Il ne suffit donc pas pour trouver la vérité qui sauve d'interroger la raison : la raison laissée à elle-même ne dit que des extravagances quand elle se met à dogmatiser."

869.

Discours…, Op. cit., f° 17.

870.

Discours…, Op. cit., f° 19.

871.

Esquisse d'une philosophie de la religion d'après la psychologie et l'histoire, Paris, Fischbacher, 1897. Nous citons la 9e édition, s.d., XVI-416 pages : Esquisse…

872.

Louis Auguste SABATIER (1839-1901), pasteur à Aubenas puis professeur de dogmatique à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg (1868-1873). Replié à Paris il contribua à la création de la Faculté de théologie protestante de Paris et il en devint le doyen en 1895. Il enseigna également à la section des Sciences religieuses de l'École pratique des Hautes Études. Il appartient au courant du protestantisme libéral. Voir notices dans le DMRFC, vol. 5 : Les Protestants, pp. 435-438 et vol. 9 : Les Sciences religieuses, pp. 597-598.