2.3 L'évolutionnisme religieux (1897)

Ce livre est important à plus d'un titre et d'abord en ce qu'il revendique, pour la compréhension du fait religieux, la première place à l'examen par la raison de l'expérience religieuse telle que la psychologie peut en rendre compte au niveau individuel et l'histoire au niveau collectif. Son caractère moderne s'affiche dans la prétention d'une véritable "mise à l'écart de la théologie" 873 dans la mesure où A. Sabatier ne se propose pas de rendre compte de l'intelligence de la foi mais de définir ce qu'est la religion en vérité. Le plan de l'ouvrage est tout à fait éclairant : le premier livre s'attache à cerner ce qu'est l'essence de la religion, le second à montrer en quoi le christianisme en est la forme la plus parfaite, le troisième à définir les conditions à respecter pour restituer aux dogmes toute leur valeur religieuse.

Pour A. Sabatier, "c'est la prière qui distingue le phénomène religieux de tous ceux qui lui ressemblent ou l'avoisinent" 874 . C'est dire que l'essence de la religion se trouve dans le rapport conscient et voulu de l'homme avec Dieu. Cette définition a un conséquence capitale sur la notion de révélation : "Si la religion est la prière de l'homme, la révélation est la réponse de Dieu" 875 . Religion et révélation sont donc les deux faces d'une même réalité : "La religion n'est rien d'autre que la révélation subjective de Dieu dans l'homme et la révélation c'est la religion objective en Dieu" 876 . Dès lors la révélation, à la fois surnaturelle dans la cause "transcendante" qui l'engendre et naturelle par ses effets, "toujours conditionnés", dans l'histoire, ne peut pas être conçue comme la communication faite une fois pour toute d'une doctrine immuable, mais comme "la création, l'épuration et la clarté de la conscience de Dieu dans l'homme individuel et dans l'humanité" 877 .

Pierre Colin a très bien analysé la première conséquence de cette approche de la révélation, à savoir qu'il n'y a plus lieu de différencier les religions révélées des autres, les seules nuances résidant dans les représentations différentes que les hommes se font de la notion de révélation 878 . Mais il est une seconde conséquence non moins importante qui est la relativisation du miracle et de l'inspiration. Toute l'antiquité a eu du miracle une notion simple et claire à savoir que l'ordre naturel des choses peut plier devant une puissance supérieure. S'il n'y a aucune différence entre la littérature profane et la littérature biblique à ce sujet, la seconde est cependant plus réservée que la première en récits miraculeux et ceci est particulièrement vrai de la vie de Jésus qui "n'a point fondé sa religion sur le miracle mais sur la lumière, la consolation, le pardon et la joie que son évangile […] apportait aux âmes affligées" 879 . Pour Jésus, le miracle c'est "l'exaucement de la prière". La science peut fermer à la piété des "perspectives familières" sans pour autant rendre caduque l'idée de la présence réelle et active de Dieu dans le monde qui est le sens vrai du miracle.

La notion d'inspiration a suivi la destinée de celle de miracle. Le caractère miraculeux de ses effets et de ses modes a été battu en brèche par les progrès de l'exégèse et de la critique historique. Loin de croire que plus l'esprit personnel des écrivains est passif, plus l'expression de la parole de Dieu est fidèle, il faut admettre que "l'inspiration religieuse n'est pas autre chose que la pénétration de l'homme par Dieu ; mais […] par un Dieu tout intérieur, en sorte que, lorsque cette pénétration est complète, l'homme se trouve réellement et plus pleinement lui-même qu'auparavant. […] L'inspiration prophétique, c'est la piété élevée à la seconde puissance" 880 .

Avec le christianisme est atteint le "couronnement de l'évolution religieuse de l'humanité" dans la mesure où il réalise la perfection des rapports des hommes avec Dieu "dans l'expérience créative et inaugurale qui s'est faite un jour dans la conscience du Christ" 881 . C'est dire que le christianisme réunit en lui deux attributs contradictoires et pourtant nécessaires : celui d'être une religion parfaite et définitive en même temps qu'historique. La conciliation de ces deux attributs est la grand tâche de la théologie et le danger est toujours présent, soit de réduire l'importance de l'histoire, soit au contraire de la diviniser. Dans le premier cas le christianisme n'est plus qu'une doctrine sans véritable efficacité religieuse, dans le second cas - et c'est le défaut de "la christologie traditionnelle incurablement docète" - le christianisme est une métaphysique religieuse sans prise sur la réalité. Or l'essence ou le principe du christianisme ne réside pas dans la révélation de vérités et de dogmes mais dans le trait original de la piété de Jésus, à savoir "qu'il se sentait avec Dieu dans une relation filiale et qu'il sentait Dieu dans une relation paternelle avec lui". Placer l'essence du christianisme dans une expérience religieuse, dans la révélation de Dieu en Jésus-Christ, c'est pour Sabatier le seul moyen de résoudre la tension entre l'idéal et l'histoire, car " le principe chrétien, ramené dans la conscience, se dégage toujours des expressions relatives et passagères qu'il a rencontrées". En son principe, le christianisme se présente donc bien comme la religion absolue et définitive. En revanche, "dans son évolution historique, non seulement il est perfectible, mais il doit progresser sans cesse, puisque progresser, pour lui, c'est se réaliser" 882 . C'est pourquoi il ne faut pas confondre "le fait intime et vivant de la piété […] avec les explications théologiques, et par suite dogmatiques qu'on en a tirés" 883 .

La troisième partie de l'Esquisse aborde la question qui va être au cœur de l'un des débats centraux de la crise moderniste : qu'est-ce qu'un dogme ? Pour Sabatier toute religion a besoin de se définir et on ne peut pas concevoir une religion sans dogme. Mais l'histoire de l'évolution religieuse dissipe l'illusion que s'est faite le christianisme de croire que ses dogmes lui avait été transmis par Dieu lui-même. L'enseignement des sciences religieuses "nous apprend que la religion a précédé les dogmes, comme le langage a précédé la grammaire" 884 . Les dogmes naissent dès que, quittant le domaine du mythe, l'expression du sentiment religieux emprunte les voies de la rationalité et que surgissent entre la conscience individuelle et la conscience communautaire d'une religion des conflits d'interprétation. Ils sont des propositions doctrinales devenues dans une société religieuse, par une décision de l'autorité compétente, objet de foi. "Ce que les mots et les phrases sont à la pensée, les formules dogmatiques le sont à l'expérience religieuse de la conscience […]. Le dogme, c'est le langage qui parle la foi" 885 .

Phénomènes relevant éminemment de la vie sociale ils sont en perpétuelle transformation. Poursuivant son analogie avec le langage, Sabatier considère qu'il y a trois grandes modalités d'évolution des dogmes. Soit ceux-ci "périssent par désuétude", car l'idée qu'ils exprimaient "s'est évanouie pour notre conscience", soit ils se transforment par "intussusception" 886 , c'est-à-dire que les dogmes acquièrent, "inconsciemment un contenu nouveau", soit comme l'élasticité des mots et des formules a une limite des dogmes nouveaux apparaissent dans la théologie comme les néologismes dans les langues.

Mgr Mignot dit avoir lu ce livre "captivant, séduisant" qui "fait beaucoup penser", avec "un vif intérêt et une très réelle sympathie pour l'auteur". Et il y a tout lieu de penser qu'il ne s'agit pas là de vagues formules de convenance. Comment ne pouvait-il pas être pleinement d'accord avec l'affirmation de l'introduction qui critique le fait que "certains théologiens partant de l'idée de Dieu, de sa justice, ou de son intelligence, qu'ils assimilent ingénument à la nôtre, croient pouvoir en conclure à ce qui doit être et se passer dans l'histoire et dans la nature" 887 ? Comment Mgr Mignot n'aurait-il pas été sensible aux premières pages de l'Esquisse dans lesquelles A. Sabatier évoque son propre cheminement ? N'est-ce pas, en quelque façon, sa propre expérience qu'il y trouve décrite : "Entre le désir impérieux de savoir et l'invincible besoin de croire et d'espérer, je n'ai pu me résigner à vivre dans l'insouciance…" 888

Mais il y a plus. Mgr Mignot estime que l'ambition du livre : proposer une lecture de la religion et du christianisme acceptable par les hommes du temps, est tout à fait légitime. "Nous ne pouvons pas éternellement piétiner sur place, accueillir par d'aveugles fins de non-recevoir les affirmations de la critique moderne" 889 . Ce livre mérite considération parce qu'on y trouve la "peinture d'un état d'âme général", parce qu'il "incarne les idées du monde intelligent" et parce qu'il y a "dans la plupart de ses idées un fond de vérité". Enfin, l'évêque de Fréjus n'avait aucune objection de fond à formuler quant à la place faite à l'histoire dans le travail de Sabatier : outil indispensable pour remonter des idées dont on hérite aux faits qui leur ont donné naissance.

Mais tenter de concilier les exigences de la foi avec l'esprit moderne ne va pas sans risque. C'est pourquoi il faut soigneusement distinguer le diagnostic sur lequel l'accord peut se faire d'avec les propositions qui sont faites. A ce niveau, la notion d'évolution est ambiguë. Certes, A. Sabatier prend bien soin de noter ce qui différencie son acception du mot "évolutionnisme" de l'acception purement matérialiste qui voudrait que tout ce qui est aujourd'hui soit le résultat nécessaire de l'évolution de ce qu'il y avait hier. "Si, par évolution, on veut entendre une marche des choses nécessaires et inconsciente, un mouvement mécanique et continue […] alors on n'évitera pas le reproche de confondre les lois du monde moral avec celles de l'ordre physique" 890 . Le concept d'évolution n'a pour lui qu'une valeur heuristique : le réel doit être observé tel qu'il est en train de se faire : "J'aime à me servir du mot évolution et à considérer tous les phénomènes dans leur succession naturelle" 891 , écrit-il dans la préface à la réédition pour se justifier de l'accusation d'évolutionnisme religieux.. Il s'agit en quelque sorte d'un évolutionnisme méthodologique qui n'a pas pour but d'expliquer les faits observés mais de les mettre en perspective.

Il n'en demeure pas moins que cette approche méthodologique modifie l'objet sur lequel travaille le théologien. Celui-ci n'a plus à expliquer les vérités intemporelles, mais à dégager dans l'expérience religieuse de l'humanité ce que elle porte de vérité de foi. C'est pourquoi la notion d'évolution, appliquée à la religion, est au cœur de la critique de Mgr Mignot, comme le titre de l'article l'annonce clairement. Il estime en effet que si les mots utilisés restent les mêmes, le sens qui leur est donné est nouveau, en sorte que, il y a tout lieu de penser que la génération actuelle "se dit chrétienne et ne l'est plus".

Tout en concédant que l'analyse faite par Sabatier du concept de religion est "fine et pénétrante", l'évêque de Fréjus ne peut pas admettre que la révélation n'est que "l'épuration progressive de la conscience de Dieu dans l'homme" et "le christianisme une évolution heureuse, providentielle du sentiment religieux qui existe en nous à l'état naturel". Mgr Mignot estime que confondant révélation et connaissance rationnelle de Dieu Sabatier se heurte à une double difficulté : celle des critères qui vont pouvoir guider les hommes vers la vraie religion, puisque "toutes les religions sont sur le même pied", et surtout celle de la place de la Bible qui a toujours été considérée jusqu'alors comme la seule révélation de Dieu.

La position de Sabatier n'est pas admissible, car un évolutionnisme sans solution de continuité ne serait alors "qu'un transformisme pur dans l'ordre physique et du déterminisme inéluctable dans les lois de l'esprit et de la matière". Certes, le transformisme est acceptable dans les "enchaînements du monde animal" : même s'il ne s'agit encore que d'une d'hypothèse, il y a cependant tout lieu de penser que la vérité est de ce côté. Mais cette notion est-elle transposable telle quelle dans le domaine religieux et moral ? Oui, sous réserve de maintenir "l'action de Dieu dans l'univers et son intervention indispensable pour faire jaillir la vie […] et donner à l'homme une âme immortelle" 892 . C'était très exactement la position prise par les membres du Congrès scientifique international des catholiques de Paris en 1888 : "L'on a entendu Mgr d'Hulst, M. le chanoine Duilhé de Saint-Projet, M. l'abbé Guillaumet et le R. P. Van den Gheyn déclarer très sincèrement que le transformisme, étant réservée la création immédiate de l'âme humaine, est une théorie librement discutable" 893 .

L'idée que le "substratum destiné à recevoir l'âme humaine pourrait avoir été préparé par le concours des agents naturels au moyen de l'évolution" était d'ailleurs une idée défendue par plusieurs théologiens comme le P. Leroy, dominicain et le P. Zahm, prêtre de la congrégation de la Sainte-Croix 894 . Toutefois, ils furent avisés que leur opinion était jugée insoutenable par le Saint-Office 895 et ils acceptèrent de se rétracter ce qui n'empêcha pas le livre du second d'être inscrit à l'Index..

C'était nous le savons une position ancienne chez Mgr Mignot. En 1897, ce n'est bien évidemment plus tant le souci de défendre l'historicité des premiers chapitres de la Genèse qui inspire Mgr Mignot dans sa critique, encore que ce point, nous l'avons vu, lui pose encore quelques difficultés, et qu'il est tenu à quelque précaution pour tenir compte de l'opinion commune, mais la conviction qu'il faut marquer nettement les limites au delà de laquelle le critique sort du christianisme. C'est donc un point de vue résolument apologétique qui est ici affirmé. L'acceptation de l'évolutionnisme radical n'est pas tenable puisqu'il ramène tout à l'homme et conduit inévitablement à l'athéisme. Il faut à chaque niveau maintenir une solution de continuité, car c'est dans ces ruptures que se manifeste la divinité.

L'argumentation est la même avec les miracles, le prophétisme et la personne de Jésus-Christ. En ce qui concerne les premiers, Mgr Mignot estime qu'il ne faut pas conclure du fait qu'ils ne relèvent pas de la science à leur impossibilité. En ce qui concerne le prophétisme, il concède qu'il s'agit d'une institution que l'on retrouve dans presque toutes les religions, mais il ne faut pas pour autant en conclure "qu'il n'y a pas plus de vrais prophètes que de vrais miracles" 896 . Le cas d'Israël est tellement spécifique qu'il faut bien, ici aussi, admettre une solution de continuité. Quand bien même on admettrait, ce qui reste à démontrer, que la religion d'Israël aurait évolué de l'idolâtrie au monothéisme, le prophétisme n'en demeure pas moins la caractéristique du "miracle juif", puisqu'il réside justement dans l'affirmation "du plus rigoureux monothéisme".

Avec le Christ, on touche un point autrement capital. Peut-on admettre la "mode" du monde rationaliste qui sépare "le Christ palestinien du Christ théologique" au motif que "la théologie nous conduit à l'absurde, à l'incompréhensible, au contradictoire, à des définitions vides de sens" ? Bien sûr Sabatier n'a pas complètement tort d'accuser la christologie d'avoir une tendance incurablement docète, bien sûr on ne peut enfermer le Christ "dans une définition métaphysique", mais il importe de savoir qui il est, car une religion ne peut "se désintéresser de la vérité ou de la fausseté de l'objet qu'elle vénère et adore". Or si Jésus ne dit pas "de façon explicite" qu'il est Dieu, "il l'affirme de manière équivalente […] (et) nul ne s'y trompe". Dire cela n'est pas pour autant supprimer toute réalité à la nature humaine de Jésus : "le Christ est resté juif", mais c'est maintenir qu'il a parlé comme nul autre homme et qu'il faut, soit dire qu'il est un rêveur, soit accepter "l'inéluctable nécessité de prendre les paroles du Sauveur à la lettre". Avec le Christ aussi, il faut admettre que l'on est en présence d'une rupture de continuité et donc que le christianisme dont il est "l'initiateur" n'est pas "l'une des formes multiples de l'évolutionnisme religieux" 897 .

Loisy, après avoir reçu le tiré à part de l'article, écrit à Mgr Mignot :

‘J'avais entendu parler de votre article sur Sabatier et je me réjouissais de ce que vous êtes devenu l'Évêque du Correspondant, succédant ainsi au cardinal Meignan et le remplaçant avec avantage. Je savais bien que vous m'enverriez le tirage à part, et ma confiance n'a pas été trompée. Vous avez mis quantité d'excellentes choses dans ce travail, et ce qu'il y a de nouveau pour beaucoup de nos gens se rattache si bien à des principes incontestables pour eux, qu'ils n'auront rien à dire. Il était bon qu'une voix autorisée se fît entendre du côté catholique, à l'occasion de ce livre de Sabatier, qui est remarquable à beaucoup d'égards. Vous avez bien fait de parler et vous avez bien parlé 898 . ’

Ces "excellentes choses" visent sans doute tout ce que Mgr Mignot a pu glisser concernant la question biblique. Ainsi l'affirmation que "l'histoire de la création peut être interprétée de diverses façon, puisque l'Église n'a aucune explication scientifique officielle à nous donner" ; que la Bible "n'est pas un autographe de Dieu lui-même" et qu'elle "n'a pas pour objet de nous apprendre l'astronomie ni la géologie" ; que l'on s'était trompé en essayant "de faire une chronologie sacrée avec les chiffres de convention dont le caractère artificiel est sensible jusqu'à Samuel" ; que l'on a "trop abusé d'insignifiants rapprochements de mots" dans l'interprétation des prophéties.

Mais dans le fond, l'exégète estime que Mgr Mignot est passé à côté de l'essentiel. Il le dit au baron von Hügel : "J'ai lu aussi le livre de Sabatier, je lis sa réfutation par Mgr Mignot que je trouve un peu insuffisante" 899 .

On peut se faire une idée des limites que Loisy trouvait à l'article de Mgr Mignot dans sa propre réfutation du livre d'A. Sabatier parue dans différents articles de la Revue du clergé français quelques années plus tard 900 . Loisy estime qu'entrer dans un débat sur l'origine de la conscience est vain. L'idée que "l'homme a dû naître adulte, capable de pourvoir à ses besoins" 901 , comme l'avait écrit Mgr Mignot, lui semblait être une survivance du traditionalisme dans l'apologétique. "Gardons-nous de vouloir apprendre à Dieu comment il a fait l'homme, car nous n'en savons rien" 902 . Si, comme Mgr Mignot il refuse d'identifier la révélation avec la religion, il dégage, plus nettement que le prélat ne l'avait fait, les implications philosophiques d'une telle position : "Non seulement religion et révélation seraient les deux noms du même phénomène psychologique ; mais Dieu et âme seraient aussi deux noms, inégalement grands, de la même entité spirituelle. Il faut pourtant […] maintenir la distinction essentielle de Dieu et de l'homme" 903 . Loisy insiste sur le fait que la révélation a pour objet propre et direct "les vérités simples contenues dans les assertions de la foi, non pas les doctrines et les dogmes comme tels" 904 . Contrairement à Mgr Mignot qui voit dans le dogme l'expression directe de la révélation, Loisy estime que pour rendre compte du phénomène religieux dans sa complexité il faut tenir ensemble trois moments : "la révélation intérieure de Dieu, laquelle produit la piété subjective de l'homme, laquelle à son tour engendre les formes religieuses historiques, rites, formules de foi, livres sacrés" 905 . Pour lui la révélation porte sur les assertions de foi, pas sur le dogme. C'est pourquoi le combat autour des miracles et des prophéties comme garantie de la révélation lui semble un peu vain. L'évidence de la révélation provient du fait qu'elle est toujours la manifestation de la vie.

Enfin, il est probable que Loisy considère que Mgr Mignot n'a pas assez insisté sur le fait qu'aucune religion n'a jamais été une affaire personnelle mais toujours, plus ou moins une institution et que par voie de conséquence, le moteur du développement est à placer dans la tension qui existe toujours entre les aspirations individuelles et les réalisations institutionnelles.

D'une certaine façon finalement, Loisy reproche à Mgr Mignot d'avoir fait trop de concessions à A. Sabatier, ou plus exactement d'être resté trop prisonnier de sa problématique. Tel n'est pas l'avis des correspondants de Mgr Mignot. Ceux du moins dont les lettres sont conservées.

C'est ainsi que le P. Fontaine, dont on ne saurait mettre en doute la vigilance, remercie l'évêque pour ces pages qui dénoncent sans complaisance "ce mauvais livre" et il estime qu'aucune "plume épiscopale en ce siècle n'en a écrit de plus étincelantes et de plus remarquables" 906 . Il regrette toutefois que Mgr Mignot accorde le bénéfice de la "sincérité" à Sabatier.

C'est ainsi que Mgr Baudrillart, qui ne s'est pas encore rendu compte de l'inconsistance doctrinale de Mgr Mignot, lui écrit :

‘Vous posez, Monseigneur, une grande question et vous ouvrez la voie à des solutions qui concilient avec les conclusions de la théologie, les résultats du progrès scientifique. J'espère que l'on saura comprendre 907 .’

Un médecin catholique suisse de Genève remercie Mgr Mignot de s'être montré si franchement anti-Sabatier, "succédané de Renan et représentant de l'incrédulité moderne". Il tient à manifester la satisfaction qu'il éprouve à voir enfin un prélat catholique prendre au sérieux les objections protestantes. Jadis en relation avec Mgr Dupanloup

‘C'était un de mes sujets de surprise, écrit-il, de le voir passer rapidement sur les questions protestantes. Il lui semblait que […] les Variations de Bossuet avait tout résolu. Il n'en était rien pourtant et votre étude l'atteste 908 .’

Là gît la difficulté. Car, comme le sous-entend un de ses amis, prêtre soissonnais, l'exposition loyale de "systèmes hasardeux" et la présentation sereine des objections exposées "pour les réduire à néant" risquent de passer pour l'expression des idées personnelles" de Mgr Mignot. Il faut s'attendre à ce que "les ignorants" se laissent prendre, car ils ne verront pas que c'est la condition nécessaire d'une réfutation honnête "de théories aussi dangereuses que séduisantes" 909 .

Paradoxalement, la seule réserve arrive de M. Vigouroux qui écrit de Rome sans beaucoup se compromettre ni donner réellement son opinion, encore que la dernière phrase laisse entendre que si la forme est parfaite, le fond laisse à désirer :

‘Votre article du Correspondant est arrivé et M. Le Camus en est ravi quoiqu'il ait peur cependant que certaines hardiesses ne soient mal appréciées. Il a aussi l'appréciation de Mgr Mourey. Le titre, lui a-t-il dit, va faire frémir certains cardinaux et certaines phrases les troubleront. Mais je pense que cela est exagéré. Personne ne pourra condamner le mérite et le talent" 910 .’

Ces publications ne sont que la partie émergée du travail de Mgr Mignot qui voudrait exposer les points cruciaux de la question biblique : la question de l'inspiration et celle de la composition du Pentateuque, celle de la critique. Il estime en effet être en mesure d'influer sur une opinion catholique qu'il juge trop inféodée en France à des journalistes incompétents, s'attribuant de surcroît une autorité qu'ils n'ont pas. "Ces grandes questions sont entrées dans le domaine public, écrit-il au baron, elles ont pris possession des esprits cultivés qu'elles passionnent et captivent, et il est impossible de ne pas nous en préoccuper" 911 . Il multiplie donc entre 1894 et 1896 les tentatives de publication dont aucune n'aboutira.

Notes
873.

Pierre Colin, L'audace …, p. 336.

874.

Esquisse…, p. 24.

875.

Esquisse…, p. 32.

876.

Esquisse…, p. 34.

877.

Esquisse…,p. 35.

878.

P. Colin, L'audace …, pp. 341-344.

879.

Esquisse…, p.72.

880.

Esquisse…, p. 100.

881.

Esquisse…, p. 177.

882.

Esquisse…, p. 216.

883.

Esquisse…, p. 189.

884.

Esquisse…, p. 299.

885.

Esquisse…, p. 301.

886.

Accroissement intermoléculaire des substances vivantes. L'intussusception est une conséquence directe de l'assimilation (Nouveau Larousse illustré).

887.

Esquisse…, pp. XXVIII.

888.

Esquisse…, p. 4.

889.

"L'évolutionnisme", in L'Église et la critique, p. 7.

890.

Esquisse…, p. 154.

891.

Esquisse…, p. XX.

892.

"L'évolutionnisme", Op. cit., p. 12.

893.

"L'anthropologie au congrès scientifique international des catholiques", Le Correspondant, t. 151, 1888, p. 576.

894.

R. P. Leroy, L'évolution restreinte aux espèces organiques, Paris, Lyon, Delhomme et Briguet, 1891 ; R. P. Zahm, Évolution and Dogma, Chicago, Mac Bride & Company, 1896.

895.

"Monseigneur aura remarqué les tribulations récentes du Père Leroy, à propos de l'Évolutionnisme : il a été tout à fait modéré, pourtant, en ces idées ; et le Père Zahm est cité au devant des Congrégations Romaines", baron von Hügel à Mgr Mignot, 4 juillet 1899. "La vérité y est toujours adaequatio intellectus et rei ; les essences y sont toujours immuables ; le bon Père Leroy, dominicain, m'a expliqué comment il avait dû retirer son livre sur l'évolution : il avait perverti la notion de l'espèce", l'abbé Loisy à Mgr Mignot, 24 juin 1900, BLE, 1966, pp. 38-40.

896.

"L'évolutionnisme", Op. cit., p. 38.

897.

"L'évolutionnisme", Op. cit., pp. 61-70.

898.

Lettre du 10 mai 1897.

899.

BN, fonds Loisy, lettre du 21 juin 1897, Naf 15644, f° 477 et Mémoires, I, p. 438.

900.

Les articles signés A. Firmin

901.

"L'évolutionnisme…", Op. cit., p. 18.

902.

"L'idée de révélation", RCF, 1er janvier 1900", p. 262.

903.

"L'idée…", idem, p. 257.

904.

"L'idée…", idem, p. 253.

905.

"L'idée…", idem, p. 268.

906.

Lettre du 28 juillet 1897, ADA, 1 D 5-07.

907.

Lettre du 11 mai 1897.

908.

M. Dufresne, lettre du 17 avril 1897, ADA, 1 D 5-07.

909.

Abbé Marlier, lettre du 10 juillet 1897, ADA, 1 D 5-01.

910.

Lettre du 17 avril 1897, ADA, 1 D 5-01.

911.

Lettre du 19 janvier 1894.