3. Entrouvrir la porte.

3.1 L'inspiration

Dans un premier temps, il pense revenir sur la question de l'inspiration. Il a pour cela, nous le savons, un texte tout prêt. Ce texte cependant ne peut pas être repris tel quel. Il travaille donc à sa refonte durant l'année 1894. Il en parle à ses correspondants. Dillon 912 , qui voit en lui "le théologien et le savant le plus accrédité de l'Église contemporaine" l'encourage et lui donne son sentiment :

Après l'encyclique, le solution qui était possible auparavant cesse de l'être. Maintenant il n'y a que deux idées derrière lesquelles nous pouvons mettre tout ce que la science a fermement établi, c'est-à-dire l'inspiration et l'interprétation. La seconde est dangereuse… Il n'en est pas de même de l'inspiration. L'idée […] est vague, indécise… Ceux qui comme vous ont approfondi les questions bibliques comprennent que l'inspiration a […] laissé un très grand champ libre au jugement et au talent individuel 913 .

Le manuscrit conservé dans les archives d'Albi et intitulé "Notes sur l'inspiration" est une des versions de l'article projeté 914 . Il s'agit d'une réécriture du texte de 1885 dont de larges parties sont toutefois reprises in extenso. Le nouveau texte ne se présente pas comme une réponse directe à Providentissimus Deus qui n'est explicitement citée qu'une fois. Il n'empêche que Mgr Mignot puise dans son texte de 1885 les éléments d'une argumentation au service d'une interprétation large de l'enseignement pontifical : la question de l'inspiration n'est pas définitivement close par l'encyclique, la critique ne se restreint pas à ce qu'elle en dit, l'inerrance absolue n'est imposée que par la crainte des perspectives nouvelles.

Sur le premier point il condense la partie historique de 1885 autour de trois considérations : la question de l'inspiration en tant que telle ne se posait pas vraiment dans les premiers siècles chrétiens ; les Pères croyaient à l'inspiration verbale ; on repère deux tendances - qui traversent l'histoire et sont donc l'une et l'autre légitimes - quant à l'action de Dieu : pour l'une les écrivains n'ont été que des instruments entre les mains de Dieu et la Bible est "comme un autographe de Dieu même", tandis que pour l'autre "les auteurs inspirés sont considérés comme les traducteurs exacts de la pensée divine".

Ces faits l'amènent à deux conclusions : on ne peut pas, à la fois, faire appel aux Pères pour justifier une position que l'on veut accréditer et refuser leur témoignage en cas contraire ; l'interprétation large qui s'oppose à l'interprétation rigoureuse des protestants et des jansénistes ainsi qu'à celle des écoles catholiques qui font preuve d'une "orthodoxie ombrageuse" est préférable.

Sur la question de la critique, Mgr Mignot veut montrer qu'elle ne se réduit pas à la vision qu'en a l'encyclique. Il reprend le texte de la Préface et y réintroduit des éléments du texte de 1885 qu'il avait dû gommer : par exemple un long passage dans lequel il explique les raisons qui ont conduit Semler 915 à mettre au point la critique interne ; ou laisser dans l'ombre, par exemple la légitimité du recours à la "critique supérieure", car ce n'est pas la méthode critique qui est en cause mais l'usage qu'en ont fait certains adversaires de l'Église. "Le seul moyen d'empêcher de faire de la mauvaise critique, c'est d'en faire de la bonne". Cela passe nécessairement par la critique intrinsèque qui a "conquis le droit de cité aussi bien auprès des adversaires que des défenseurs de la Bible. On ne l'abandonnera plus", disait le texte de 1885, "On ne se contentera plus, même chez les savants catholiques des preuves d'autorité [...] à moins de renoncer à réfuter nos adversaires" 916 , rajoute le texte de 1894. L'évêque de Fréjus prend là une position en rupture avec l'encyclique qui manifeste au contraire une grande réserve à l'égard de la critique intrinsèque à laquelle on ne doit recourir que pour confirmer les preuves fournies par l'histoire.

Sur la question de l'inspiration Mgr Mignot ne peut pas reprendre tel quel son texte de 1885. Providentissimus le lui interdit. Il laisse toutefois entendre qu'elle n'a pas clos la question :

‘Nul ne voudrait s'évader même d'une ligne de l'enseignement doctrinal de l'Église ; encore faut-il qu'il s'agisse d'un enseignement véritable et non pas seulement d'opinions théologiques fort respectables 917 .’

S'il ne peut plus défendre ouvertement la thèse de l'inspiration restreinte, il s'emploie à montrer que les définitions habituelles des théologiens reprenant celle du concile du Vatican sont beaucoup moins claires qu'il ne paraît au premier abord. Dire que les Écritures ont Dieu pour auteur n'est acceptable que si l'on donne au mot "auteur" le sens que lui donne Newman : celui qui donne l'origine, l'autorité, qui découvre, qui fonde. C'est en ce sens que Jésus est "l'auteur" de notre foi. Autrement il faudrait impérativement attribuer à Dieu, non seulement la pensée, mais encore l'expression de la pensée. Or la théorie de l'inspiration verbale est intenable comme le montre les innombrables divergences textuelles dont on ne sort, si l'on veut rester sur le terrain "strictement traditionnel", que "par des prodiges d'habileté". Citant le P. Patrizzi qui pense se tirer d'affaire en expliquant que Dieu "n'a pas à corriger les défauts au delà d'une certaine limite qu'il a librement fixée pour atteindre son but", Mgr Mignot écrit : "Cela est excellent, mais il faudrait déterminer la limite que Dieu a librement fixée et les conditions nécessaires pour atteindre son but. Ne serait-il pas atteint aussi bien en bornant l'inspiration aux vérités religieuses ?" 918 A titre d'hypothèse, c'est bien la notion d'inspiration restreinte que réintroduit en conclusion l'évêque de Fréjus. Elle reste à ses yeux une solution possible, même s'il concède qu'elle pose une problème redoutable : où s'arrêter ?

On comprend que Mgr Mignot ait quelque scrupule à signer ce texte. Il pense d'abord le publier sous le nom de son vicaire général. Mais "l'incompétence sur ce point d'un homme aussi instruit et distingué par ailleurs que l'est M. Ardoïn aurait vite fait de faire découvrir le pieux stratagème : Vox quidem vox Jacob est, sed manus sunt Esaü", écrit-il au baron von Hügel en février 1895. Il soumet son texte à Mgr d'Hulst en suggérant qu'il soit publié anonymement dans le Correspondant.

Le Recteur lui répond qu'il a lu "avec un intérêt palpitant" son étude et que cette lecture a désarmé les objections de fond qu'il se faisait contre l'opportunité d'une telle publication : "Vous avez mis là tout ce qui peut la rendre utile, opportune et acceptable". S'il n'a pas d'objections de fond à opposer à l'évêque de Fréjus, reste une hésitation tactique. Il est partagé entre la prudence et la nécessité "d'aller de l'avant". D'un côté l'anonymat présente à ses yeux un inconvénient majeur, celui d'ouvrir "le champ à toutes les hypothèses". Il faut s'attendre à ce que "les revues orthodoxes (jettent) feu et flammes" et l'on peut craindre alors que "le chat du Saint-Office, à supposer qu'il dorme, n'en (soit) réveillé". D'un autre côté on peut espérer, compte tenu des "précautions de langage, les déclarations d'obéissance à l'encyclique", que l'écrit de Mgr Mignot contribue à "désarmer une opposition de bonne foi" 919 . Il laisse donc son ami trancher et se propose d'aller porter le manuscrit à Lavedan, après son retour d'Espagne à la mi-avril, au cas où l'évêque pencherait pour la publication.

La rédaction du Correspondant hésite. On craint, après l'article retentissant de Mgr d'Hulst, de paraître mener une campagne indirecte contre l'encyclique. Le directeur, M. Lavedan, n'ose pas prendre sur lui une telle témérité et en réfère à M. de Vogüé 920 . Le vieux savant lit l'article, le trouve très modéré, mais n'est pas d'avis de le publier sous le couvert de l'anonymat à cause de la gravité du sujet. Le 2 octobre 1894, Mgr d'Hulst en informe M. Hogan : "Mgr Mignot hésite à publier un excellent article [...]. Il m'a chargé de le donner au Correspondant, qui ne veut pas l'imprimer sans signature et Mgr Mignot ne se décide pas à signer, ce que je comprends" 921 . Dans ces conditions l'article ne paraît pas. L'évêque de Fréjus s'en explique auprès du baron von Hügel : "L'auteur a jugé qu'il lui était impossible d'y mettre son nom. Dans l'état présent des esprits on aurait pu y voir un acte d'hostilité ou de non adhésion à l'encyclique, ce qui est loin de la pensée de l'auteur" 922 .

Il le lui envoie toutefois :

‘Puisque vous le désirez je vous envoie le manuscrit. Il me semble que certaines choses pourront vous plaire et peut-être vous servir. Vous pourrez, si vous voulez, le communiquer au P. Semeria mais je vous prierais de n'en pas faire connaître l'auteur. Le moment n'est pas encore venu. Je sais qu'on peut s'en rapporter à vous 923 .’

Comme le baron s'en dit satisfait, Mgr Mignot lui demande : "Si l'étude sur l'Inspiration pouvait être de quelque utilité ne pourrait-on pas la publier en Angleterre ? De là elle pourrait passer la douane française ?" 924 .

Cette solution n'aboutit pas plus que les précédentes. Cet échec ne décourage pas le prélat. Il imagine alors inclure ses réflexions sur l'inspiration dans un ensemble plus vaste qui présenterait l'état de la question biblique. Il y consacre ses vacances de l'année 1895 et le manuscrit est terminé le 7 septembre.

Notes
912.

Émile Joseph DILLON (1854-1933). Elève à Saint-Sulpice (1873-1874) de Vigouroux et de Hogan, il fut ensuite étudiant dans plusieurs universités européennes en particulier à Innsbrück où il suivit les cours de G. Bickell. Il fut professeur à l'Université de Kharkov en Russie. Rentré en Grande Bretagne, il devint journaliste au Daily Telegraph et à la Contemporary Review. Mgr Mignot le tient au courant de ses projets éditoriaux et il est suffisamment en confiance pour lui faire parvenir son manuscrit sur l'inspiration en 1894.

913.

Lettre à Mgr Mignot, 12 octobre 1894, ADA, 1 D 5 01.

914.

Notes sur l'inspiration, ADA, 1 D 5 04. La conclusion est inachevée et elle est suivie d'une page de notes brèves qui se termine par la mention : "Développer ces idées".

915.

"Rebuté, dit-il, par les difficultés, les contradictions des témoignages externes, voyant l'impossibilité de mettre d'accord les témoins qui ont rarement vu les choses sous le même aspect, tout en étant sincères, remarquant avec peine combien peu l'on est équitable pour ceux qui ne partagent pas les mêmes idées, combien aisément on dénature la pensées de ses adversaires, on tronque les citations, on laisse dans l'ombre ce qui paraît défavorable, comment on interprète les témoignages d'une manière forcée et arbitraire, soit par ruse ou violence, il s'appliqua à interroger les textes eux-mêmes comme supplément d'information et comme contrôle des témoignages extérieurs. Or comme les textes doivent naturellement être plus anciens que les témoignages qui les corroborent ou les infirment, il en concluait que la science n'est certaine que quand les preuves intrinsèques ont confirmé ou rectifié les témoignages traditionnels".

916.

Notes…, Op. cit., f° 14.

917.

Notes…, Op. cit., f° 31.

918.

Notes…, Op. cit., f° 34.

919.

F. Beretta, Op. cit., pp. 426-427. "Si l'on ose pas le publier, il n'y a plus qu'à s'occuper de botanique ou d'entomologie" conclut Mgr d'Hulst.

920.

Charles-Jean-Melchior Marquis de VOGÜÉ (1829-1916), attiré par l'Orient, il explora la Palestine et la Syrie et devint un spécialiste reconnu d'archéologie orientale. Entre 1870 et 1879 il fut ambassadeur à Constantinople puis à Vienne. Elu à l'Académie française en 1901.

921.

F. Beretta, Op. cit., p. 430.

922.

Lettre du 8 février 1895.

923.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 8 février 1895, ms 2780.

924.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 16 mars 1896, ms 2781.