4.1 A défaut d'un autre prélat français.

Il lui semble cependant urgent d'agir, car le bruit court que le Saint-Office va préciser, dans un document complémentaire à l'encyclique, les limites dans lesquelles doit s'inscrire la recherche. Constatant que l'encyclique n'aborde pas les questions d'exégèse de l'Ancien Testament, le baron von Hügel lui écrit : "C'est avec un intérêt pénible que j'attends sur quels points, à quel degré et pour combien de temps tomberont les précisions et les insistances du Saint-Office. Pas un mot ni là, ni nulle part ailleurs, des auteurs traditionnels de l'Ancien Testament. Le Saint-Office va-t-il suppléer à cette lacune ?" 978 . De son côté, M. Vigouroux qui envoie à Mgr Mignot les épreuves de la préface au Dictionnaire de la Bible à corriger, se fait l'écho de manœuvres qui auraient visé à ce que "Léon XIII ne s'occupât pas de la question doctrinale mais la réservât au Saint-Office, considérant l'intervention de ce dernier comme moins grave" et qui n'auront finalement réussi qu'à "faire intervenir le Saint-Office en n'empêchant pas le pape de se prononcer" 979 .

Mgr Mignot répond au baron von Hügel : "Je suis moi aussi très préoccupé du projet que l'on prête au Saint-Office", et ajoute : "Je viens d'écrire au Souverain Pontife pour le prier de ne pas laisser restreindre davantage la liberté d'action des savants catholiques. Mais ma lettre lui sera-t-elle remise ?" 980 Il n'y a aucune trace, ni à Albi, ni à Rome, de cette lettre de l'évêque de Fréjus à Léon XIII sur la question biblique. Sans doute n'a-t-il d'ailleurs pas reçu de réponse. Cela expliquerait qu'il souhaite que des prélats ayant plus d'autorité que lui interviennent auprès de Léon XIII. Conscient qu'aucun prélat français n'est en mesure de le faire, "il faudrait, suggère-t-il au baron von Hügel, que les évêques anglais et américains et tout spécialement le cardinal Vaughan 981 en écrivissent au Pape" 982 . Le baron se fera le fidèle interprète de l'évêque auprès du cardinal lorsque celui-ci séjourna à Rome l'année suivante 983 .

En mars 1896, l'abbé Loisy écrit à Mgr Mignot :

‘La question biblique est assoupie en ce moment. Il me semble toujours expédient de supposer qu'elle n'existe pas, mais qu'il y a lieu d'étudier les questions bibliques et d'encourager ceux qui s'y adonnent, au lieu de les étrangler par manière de divertissement. Je souhaite, Monseigneur, que vous réussissiez à persuader cela au Pape. Mais peut-être Léon XIII n'a-t-il pas cessé d'associer dans sa pensée la critique biblique et Mgr d'Hulst. Le bon P. Savi 984 m'assurait, il y a trois ans, que la politique de Mgr d'H[ulst] avait fait bien du tort à son exégèse. Ce malheureux article sur la Question biblique a créé tout une série de malentendus qui ne se sont pas encore dissipés aujourd'hui. Tout le monde n'avait pas intérêt à les faire disparaître. De mon trou, je vois l'horizon bien noir. Mais si vous pouvez faire naître une aurore, Monseigneur, n'y manquez pas 985 .’

Persuader le pape de cela, Mgr Mignot le voudrait bien mais il craint que sur ce sujet le siège du pape ne soit déjà fait par les Jésuites et surtout il estime qu'il n'a pas l'autorité suffisante pour être réellement entendu par le Souverain Pontife. Fin 1895 il écrit à P. Imbart de la Tour 986 :

‘Quel dommage que cette question palpitante n'ait pas été présentée au Pape par un cardinal français ou un archevêque marquant ! Si le cardinal Meignan avait voulu ! Sa prudence ne l'a pas empêché de mourir ou de faire un livre qui n'est ni chair ni poisson 987 . Voilà le cardinal Boyer qui s'en va dans son éternité ; le cardinal Langénieux ne vaut guère mieux et il ne sait pas un mot de la question biblique ; le cardinal de Paris ne s'occupe pas beaucoup de "ces sortes de choses" comme disait M. Icard, ou, s'il s'en occupe, c'est avec beaucoup de crainte et de tremblements. Mgr Coullié ne coupe pas là dedans… Alors qui 988 ?’

C'est donc à son corps défendant qu'il envisage d'aborder cette question avec le pape lors de son voyage ad limina prévu pour le printemps. Mais il lui semble impossible de ne pas contribuer, si peu que ce soit, à détendre le climat d'autant plus qu'il se réjouit avec le baron de ce que l'exégète ait lancé la Revue d'histoire et de littérature religieuses. "Comme vous, écrit-il au baron, j'ai salué avec grand plaisir la réapparition de M. Loisy. Ce jeune savant sera un de ceux qui marqueront davantage dans l'histoire de ce siècle au point de vue de l'exégèse catholique. Pourvu qu'il soigne sa santé et qu'il ne se décourage pas" 989 .

Or une indisposition l'empêche de se rendre comme prévu à Rome après les fêtes pascales. Il devait s'arrêter à Gênes pour rencontrer le baron von Hügel 990 et, à la demande de celui-ci, faire la connaissance du P. Semeria 991 . Le baron, déçu par ce contre-temps, lui suggère d'entreprendre son voyage en novembre puisque lui-même sera de nouveau à Rome à ce moment :

‘C'est que nous espérons vivement qu'il vous sera possible de venir à Rome pendant que nous y sommes, et même, peut-être, de commencer par passer par Gênes en même temps que nous, au mois de Novembre. C'est que je voudrais tant procurer à ce bon et vaillant Père Semeria la consolation de Vous voir, Monseigneur. Il se trouve là surmené de besognes en grande partie purement administratives et dans un isolement intellectuel très pénible et déprimant. Mais il est bien évident que ma présence ne serait nullement nécessaire à une telle bonté de votre part : et comme Monseigneur devra passer par Gênes (que le voyage de Rome se fasse à n'importe quelle saison) je me plais à penser que cette partie si importante de notre bon programme pourra en tout cas se réaliser 992 . ’

Au cours de l'été 1896, l'évêque de Châlons-sur-Marne, Mgr Latty 993 , transmet à Mgr Mignot, au nom de M. Vigouroux, le conseil de ne pas se compromettre avec l'abbé Loisy, car celui-ci est de nouveau dénoncé à Rome. De passage à Paris, il en informe l'exégète. Celui-ci interroge Mgr Duchesne pour savoir ce qu'il en est réellement. Il communique à Mgr Mignot l'essentiel de la réponse qu'il reçoit 994 . L'abbé Duchesne, "hypnotisé par l'étroitesse des théologiens romains", redoute en effet un procès : "Il ne faudrait pas croire que c'est chose de peu d'importance. Vous êtes relaps. On pourrait fort bien vous appeler à Rome, vous juger mystérieusement et vous offrir quelque part une hospitalité obligatoire. Le Saint-Office n'est pas mort... Le souvenir de Galilée […] ne protège que les chimistes". Même si l'abbé croit que Mgr Duchesne exagère le péril et "nous fait faire des rêves sombres", il suggère à Mgr Mignot, s'il le juge à propos, de s'informer pendant son séjour à Rome pour savoir "ce qu'il peut y avoir de dangereux dans cette dénonciation". En attendant il peut toujours "demander des explications à l'abbé Vigouroux sur la charitable communication qu'il (lui) a fait adresser".

Mgr Mignot est moins pessimiste que l'abbé Loisy. Il croit que "les craintes de M. Duchesne sont exagérées sinon chimériques". Il pense que dans le contexte de la politique de Léon XIII vis-à-vis de l'Angleterre dans l'affaire de l'union des Églises 995 , une condamnation de la critique biblique par le Saint-Office serait du plus mauvais effet. Il se propose cependant d'écrire à M. Vigouroux afin de savoir ce qui s'est passé et ce qui se passe. Il lui semble que l'Église ne gagnera rien "à vouloir empêcher les savants catholiques de faire de la critique biblique. Empêchera-t-on les Anglais, les Allemands d'en faire ? Le monde chrétien n'est plus fermé comme il y a 50 ans à tout ce qui vient du dehors. Il est impossible actuellement d'empêcher l'infiltration 996 des idées critiques dans le public chrétien intelligent. Cette infiltration sera d'autant plus dangereuse que les savants catholiques ne pourront verser le contrepoison" 997 .

A la réflexion Loisy estime qu'il n'y a pas lieu de laisser supposer que l'on croit à l'existence d'un danger qui peut-être n'existe pas. Il faudra seulement

‘l'écarter, s'il existe, ou le prévenir, non pas en le combattant directement, mais en montrant les inconvénientsqu'il y aurait à irriter les esprits à propos d'une question qui mûrit, et d'un brave homme qui ne veut du mal à qui que ce soit. […] En causant avec quelques personnages romains hauts et bien placés Votre Grandeur pourra savoir s'ils sont disposés à faire quelque sottise à mon endroit et leur suggérer des pensées conformes à l'intérêt de l'Église et de leur bonne réputation. […] Si le péril n'existe pas, Votre Grandeur sera tout à son aise pour loger quelques bons avis là où cela est nécessaire sans que cela semble être une apologie 998 .’

Mgr Mignot a devancé le souhait de l'exégète : "Je pense si bien comme vous, lui répond-il, que je n'ai point écrit à M. Vigouroux dans la crainte de paraître donner trop d'importance à ce qui n'est peut-être qu'un racontar. Rien en effet n'oblige à prendre le rôle de terre-neuve pour sauver d'avance quelqu'un qui n'est pas en danger de se noyer" 999 . Dans ses Mémoires, Loisy pense que l'évêque de Fréjus a utilisé l'argument qu'il avait lui-même avancé pour se justifier de ne pas avoir écrit à M. Vigouroux mais qu'en fait, il y avait renoncé persuadé que le sulpicien "serait fort embarrassé de donner des explications et qu'il se tairait sur la source de son information" 1000 . L'hypothèse est en effet vraisemblable dans la mesure où le circuit choisi par M. Vigouroux pour le mettre en garde, ne pouvait qu'inciter Mgr Mignot à la prudence. L'exégète pourrait toujours prétendre que ce n'était pas exactement ce qu'il avait voulu dire et que l'évêque de Châlons avait quelque peu exagéré son propos.

Cette anecdote insignifiante est néanmoins révélatrice du jeu de miroirs dans lequel sont pris ces ecclésiastiques qui partie par prudence, partie par souci de ne pas froisser leur interlocuteur en arrivent, sinon à dissimuler leurs sentiments vrais, du moins à les arrondir en se gardant des portes de sortie, au risque de créer des malentendus voire des incompréhensions. Cette difficulté, à dire franchement les choses, colore sans aucun doute les relations qu'entretiennent entre eux tous ces hommes. Il y a là un élément non négligeable qu'il faut prendre en compte pour comprendre l'attitude de Mgr Mignot qui ne redoute rien de plus que de peiner quelqu'un, au point parfois de paralyser son action.

Notes
978.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 1er janvier 1894.

979.

M. Vigouroux à Mgr Mignot, 12 janvier 1894. Il revient sur l'éventuelle intervention du Saint-Office dans sa lettre du 16 janvier : "Il paraît que Léon XIII n'y tient pas personnellement, mais quelques cardinaux sont très ardents. M. Captier en a parlé au Cardinal de Paris qui semble disposé à faire une démarche pour que l'on se contente de l'Encyclique dont le langage est très suffisamment clair et précis".

980.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 14 janvier 1894.

981.

Herbert VAUGHAN (1832-1903), d'une famille de l'aristocratie catholique anglaise il fit ses études à l'Académie des nobles ecclésiastiques de Rome. Ordonné prêtre en 1854, il entra dans la communauté des Oblats de Saint-Charles fondée par Manning qu'il avait rencontré à Rome. Évêque de Salford (1872), il succéda à Manning au siège de Westminster (1892). Créé cardinal en 1893.

982.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 19 juin 1894.

983.

"Notre Cardinal Vaughan est ici depuis une semaine, écrit-il à Mgr Mignot le 27 janvier 1895, j'ai déjà eu une courte et une très longue conversation et promenade avec lui ; et toutes les semaines, pendant les huit qu'il conte (sic) être ici, nous allons ainsi nous promener dans la villa Doria. C'est un bon, brave homme qui, pour le moment du moins, se fie à Robert Clarke, au Dr Van den Brisen et à moi en matières bibliques, mais qui n'en a nulle connaissance personnelle. Il s'en suit que bien peu pourrait le changer. Cependant, l'Encyclique ne l'a point déraillé… Peut-être que je parviendrai à le déterminer de dire un mot au Pape directement en faveur de M. Loisy, ou, tout au moins, en faveur d'une politique large sur le sujet des études bibliques."

984.

Barnabite italien (1867-1893) orientaliste collaborateur de la RB.

985.

Abbé Loisy à Mgr Mignot, 30 mars 1896, BLE,1968, pp.249-250.

986.

Pierre IMBART DE LA TOUR (1860-1925), agrégé d'histoire, docteur ès-lettres, professeur à l'Université de Bordeaux (1885-1910), directeur des Archives d'histoire religieuse, conférencier aux Semaines sociales. Partisan de la politique du ralliement, il participa en 1904 à la fondation du Bulletin de la Semaine, hebdomadaire catholique libéral qu'il dirigea jusqu'à sa condamnation par l'archevêque de Bordeaux en 1914. Les relations entre Imbart de la Tour et Mgr Mignot se renforcèrent quand celui-ci fut à Albi du fait du chanoine Birot très lié au premier. "Je crois bien que vous lui êtes définitivement entré dans le cœur, écrit le chanoine Birot à Imbart le 31 mars 1906, Bibliothèque de l'Institut, fonds Imbart, ms. 4147.

987.

En 1895 il avait donné une nouvelle édition, sous le titre général L'ancien Testament dans ses rapports avec le nouveau et la critique moderne de deux livres anciens. Le premier s'intitulait De l'Eden à Moïse, le second De Moïse à David.

988.

Lettre du 17 décembre 1895, Bibliothèque de l'Institut, fonds Imbart, ms. 4161.

989.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 24 mai 1896, ms 2782. Le baron lui avait écrit : "Que je suis heureux de la réapparition de ce bon et très rare critique, notre bien cher abbé Loisy, parmi les écrivains vivants. Si nous avons, peu à peu, par ci par là, un peu partout, des gens qui entendent à leur degré ces questions qui ne nous laisseront plus tranquilles, nous n'avons pas, nous n'aurons pas d'ici bien longtemps, un homme qui combinât des connaissances et des qualités d'esprit, d'imagination, de bon goût, de cœur et de foi aussi rares au degré que lui les combine et les applique", lettre du 9 mai 1896.

990.

"Il me serait difficile de vous dire la contrariété que j'ai éprouvée, écrit-il au baron, en me voyant dans l'impossibilité de faire un voyage dont je me promettais tant de satisfactions ! Hélas, non seulement il m'a fallu renoncer au voyage de Gênes et à celui de Rome mais renoncer même à ma tournée de confirmation. La grippe qui m'a pris le Jeudi-Saint, a dégénéré en influenza pernicieuse dont je ne suis pas encore débarrassé. Il m'a fallu garder la chambre et le coin du feu - du feu en Provence au 24 mai ! - prendre toutes sortes de précautions... Enfin, grâce à Dieu j'espère être bientôt débarrassé, et surtout j'espère que rien n'empêchera plus de vous voir à Gênes ou à Rome", Lettre du 24 mai 1896, ms 2782.

991.

"Le Père Semeria, Barnabite, avec lequel je suis très lié - je l'aime fort - voila le genre qu'il nous faut, si plein de zèle et d'intelligence, de science et d'amour des âmes, - est tout plein d'admiration et de reconnaissance pour votre Introduction à la Bible de M. Vigouroux", avait écrit le baron à Mgr Mignot le 27 Janvier 1895.

992.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, lettre du 9 mai 1896.

993.

Gaspard LATTY (1844-1929), élève à l'École des Carmes où il fut condisciple de Duchesne, aumônier au Collège Sainte-Barbe où il eut Batiffol comme adjoint, curé de Saint-Médard, évêque de Châlons-sur-Marne (1894), à ce titre Ordinaire de l'abbé Loisy, puis archevêque d'Avignon (1907). Il avait été jusqu'en 1885 suppléant de Mgr Maret la Faculté de théologie d'État de la Sorbonne : "Il est bon de le savoir, écrit Loisy, car, à lire ses écrits, on ne se douterait jamais qu'il avait enseigné la théologie", Mémoires, I, p. 329.

994.

Lettre du 29 juillet 1896, BLE, 1968, pp. 251-252, datée par erreur du 21 juillet.

995.

Sur cette question voir R. Ladous, M. Portal et les siens, Paris, Cerf, 1985, pp. 75-90.

996.

Ce terme sera utilisé par le P. Fontaine dans un livre publié en 1901 et dénonçant "Les infiltrations protestantes" dans le clergé français.

997.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 5 août 1896, f°79-80.

998.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 3 septembre 1896.

999.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 5 septembre 1896, f°81-82.

1000.

Mémoires, I, p. 407.