4.2 Le voyage ad limina.

C'est finalement à l'automne 1896, après les retraites ecclésiastiques, que Mgr Mignot peut se rendre à Rome 1001 . Comme convenu il s'arrête le 12 novembre à Gênes. Il y retrouve le baron von Hügel "assez découragé de l'attitude du cardinal Vaughan qui tourne à l'intransigeance en fait d'anglicanisme et de question biblique" ; inquiet de l'influence croissante de Driver 1002 et de l'orientation radicale que prend le mouvement critique chez les Anglicans tandis que les catholiques anglais lui semblent de plus en plus intransigeants alors même que "la bulle sur les ordinations anglicanes 1003 a fait plutôt mauvaise impression moins in se qu'à cause du ton" sur l'opinion publique anglaise. Il lui annonce que "Loisy est lui aussi découragé ; il se demande ce qu'on peut faire et s'il y a même quelque chose à faire". La seule bonne nouvelle, est "la réception enthousiaste de Duchesne comme docteur honoraire de Cambridge" qui a provoqué le "vif mécontentement du cardinal Vaughan".

Mgr Mignot fait la connaissance du P. Semeria. Celui-ci le met en garde sur son intention d'évoquer avec le Souverain Pontife la question biblique. D'après le barnabite "le Pape baisse beaucoup". De plus "il est entouré de quelques prélats domestiques ambitieux et ignares". Le rôle du P. Brandi qui "est la honte de l'Italie religieuse et intelligente" est déterminant et le pape est de plus en plus fermé sur la question biblique. Au professeur Rossi qui lui parlait de cette question, Léon XIII aurait répondu "qu'il ne voulait pas faire de trou ; que s'il fait ou laisse faire un trou on l'agrandira et tout y passera !" Si le P. Semeria n'est pas certain qu'on empêchera le trou de se faire, il n'en reste pas moins qu'à son avis "le moment est au silence".

C'est muni de ces mises en garde que Mgr Mignot est reçu en audience par Léon XIII le vendredi 20 novembre. Après avoir évoqué la situation politique et religieuse en France et en particulier le rôle de la presse catholique, l'évêque de Fréjus demande au pape la permission de l'entretenir de la question biblique. Cette demande n'est pas improvisée. En mars il avait écrit au baron : "Je compte parler très sérieusement de cette question au Souverain Pontife et Lui exposer les principaux desiderata des critiques et les points sur lesquels l'accord s'est fait. […] Le Pape est un politique et un philosophe : il n'est malheureusement pas exégète" 1004 .

Dans son Journal Mgr Mignot écrit :

‘Il parut surpris et me dit : Mais j'ai répondu à toutes les difficultés dans mon Encyclique Providentissimus. Je fus un peu abasourdi du coup, mais me remettant à l'instant je dis : T.S. Père nous voulons que votre règne soit un des plus glorieux - il sourit et me regarda d'un air satisfait - V.S. a relevé les études philosophiques et théologiques. V.S. n'ignore pas que les docteurs des universités anglaises tout en croyant à l'Inspiration pensent que la Ste Écriture est composée de documents d'époques différentes réunis sous l'inspiration de Dieu, par un prophète postérieur à Moïse. L'Encyclique Providentissimus a fixé la doctrine de l'Inspiration, mais elle n'a rien dit de la question de date et d'auteur. Je demande donc à V.S. si l'on peut soutenir par exemple que le Pentateuque est l'œuvre d'Esdras, qu'il est composé de documents postérieurs. Le S.P. ne répondit pas d'abord ; il me dit qu'il ne pouvait répondre de suite à une question si grave. - T.S.P. je le comprends ; aussi bien ne vous demandais-je pas une solution immédiate mais la permission d'exposer ces difficultés comme les théologiens exposent les objections. Ne pourrait-on pas laisser aux savants la même liberté qu'aux chimistes qui font des expérience de laboratoire et qui concluent ensuite. Permettriez-vous que l'on exposât les systèmes afin que vous puissiez ensuite dire ce qu'on peut accepter ? - Oui, me dit-il, cela est possible et permis - Alors T.S.P. me permettriez-vous d'adresser sur cette question un rapport à V.S. - Oui, volontiers, faites-moi un rapport 1005 . ’

Mgr Mignot a été vraiment déstabilisé en réalisant que Léon XIII semblait ne pas avoir conscience de la distance qui existait entre la manière dont se posaient les problèmes de l'exégèse et la manière dont il les avait abordés dans son encyclique. Il l'avoue à Loisy : " Je n'ai pas dit tout ce que j'aurais voulu parce qu'il a répondu à ma première question par ces paroles : 'J'ai traité toutes ces questions dans mon encyclique Providentissimus'" 1006 . Il est d'ailleurs tout à fait vraisemblable que l'idée d'un mémoire lui soit venue durant l'entretien. Mais à peine a-t-il obtenu l'assentiment du pape, qu'il réalise la difficulté de l'entreprise. C'est sans doute la raison pour laquelle il présente, à ses interlocuteurs, le mémoire non pas comme une initiative personnelle mais comme une demande venant du pape 1007 devant laquelle il est impossible de reculer.

Sur l'opportunité du mémoire, les avis sont plutôt réservés. Mgr Duchesne à qui il en parle "n'est pas sans inquiétude sur le résultat de la chose" et Loisy écrit au baron von Hügel :

‘Quant au mémoire demandé par Léon XIII à Mgr Mignot, c'est un gros embarras. Je vais lui écrire à ce sujet - à Mgr Mignot, pas à Léon XIII. Mon avis est qu'il est impossible d'entrer sans le fond de la question biblique, mais qu'il faut traiter de la situation de fait […] et dire comment les progrès qu'on est en droit d'attendre de l'impulsion donnée par l'Encyclique ne peuvent être assurés que par le développement d'une critique sage, dont le système purement défensif de certains apologètes ne peut tenir utilement la place 1008 . ’

Mgr Duchesne fait parvenir à l'évêque de Fréjus "une ébauche de mémoire tel qu'il le ferait s'il était à sa place" et lui propose de n'aborder que deux points : "1° Le scandale pour les esprits actifs et instruits qui suivrait une politique de trop grande répression ; 2 ° Le fait qu'en toute science le progrès ne s'obtient qu'en permettant, encourageant même beaucoup de tentatives, d'hypothèses, d'expériences" 1009 .

De son côté, Loisy adresse à Mgr Mignot, qui lui avait demandé de lui faire part de ses idées sur la manière dont il comprenait le mémoire au pape et quels étaient les points qu'il fallait mettre en lumière, "une longue dissertation […] écrite à la fin de l'année 1895 ou au commencement de 1896 (qui) a pour titre L'Église et la critique biblique" et dont le thème central tourne autour de la position dans laquelle "l'exégète catholique se trouve placé à raison des progrès accomplis par l'exégèse indépendante et des déclarations promulguées par l'encyclique Providentissimus" 1010 .

Mgr Mignot consulte également Imbart de la Tour afin "d'éviter des gaffes irréparables". Il lui écrit : "Il faut toujours prévoir l'hypothèse probable ou le Souverain Pontife ne lirait pas le rapport et le confierait à un consulteur quelconque. […] Grâce à la note que vous m'avez remise, j'ai pu faire quelque chose de très anodin et d'assez impersonnel, tout en étant aussi complet qu'on peut l'être à l'heure présente où les esprits semblent tourner à la réaction" 1011 . Il demande toutefois à son correspondant de relire le manuscrit avec attention et de ne pas hésiter à "biffer impitoyablement tout ce qui paraîtrait inutile, inopportun, dangereux… La perfection serait de ne rien envoyer du tout".

Mgr Mignot s'était mis au travail sans tarder puisque le 9 décembre il avait pu envoyer à Loisy une première esquisse du plan qu'il comptait suivre tout en sollicitant d'ultimes remarques. Et modérément optimiste, il conclut sa lettre en disant : "Il se peut que ce mémoire fasse du bien".

Tel n'est pas l'avis de Loisy qui craint de plus que Mgr Mignot ne se compromette inutilement : "Il me semble, écrit-il au baron, que le résultat du mémoire sera nul pour la question biblique et je crains qu'il n'en reste dans l'esprit du pape une impression défavorable pour l'auteur […]. Ce n'est pas cela qui aidera ce bon évêque de Fréjus à devenir archevêque. Je n'en rends pas moins justice au dévouement de Mgr Mignot. Son intérêt personnel lui recommandait de se taire…, il serait infiniment regrettable que cette démarche lui causât le moindre tort" 1012 . Quoiqu'il en soit, cette démarche fait tomber les dernières préventions que Loisy pouvaient encore nourrir à l'égard de l'évêque de Fréjus et elle marque incontestablement un tournant dans leurs relations.

Notes
1001.

"Ce sera pour moi une vraie fête de trouver à Rome M. l'abbé Duchesne, écrit-il à l'abbé Loisy, et de pouvoir causer à l'aise. M. de Hügel m'a écrit ces jours passés pour me dire qu'il va retourner à Rome cet hiver et qu'il compte m'y voir. Ce sera double fortune. Il me prie instamment de m'arrêter à Gênes pour faire la connaissance du P. Semeria. C'est très faisable car je compte partir d'ici vers le 12 novembre et nous pourrons nous trouver à Gênes avec M. de Hügel", lettre du 24 octobre 1896, f° 87-88.

1002.

Samuel R. DRIVER (1846-1914), professeur d'exégèse d'A. T à Oxford. Par ses écrits, spécialement An Introduction to the Literature of the Old Testament, il contribua à faire accepter, grâce à la forme modérée qu'il leur donna, les théories de la critique sur l'origine et la composition des livres de l'Ancien Testament. Il est un des auteurs qui a beaucoup influencé Mgr Mignot.

1003.

Il s'agit de la Bulle Apostolicae curae du 13 septembre 1896 qui confirmait la nullité des ordinations anglicanes. C'était la victoire des conservateurs intransigeants de la commission instituée en mars par Léon XIII pour étudier la question. Mgr Duchesne qui en faisait partie s'était nettement prononcé en faveur de la validité et avait voté en ce sens. Il n'avait été suivi que par un seul membre de la commission, les six autres dont le cardinal Mazzella et le jeune secrétaire de curie pour la langue anglaise, futur cardinal Merry del Val, votant pour la nullité. Sur le travail de cette commission voir R. Ladous, L'abbé Portal et la campagne Anglo-romaine (1890-1912), Centre d'Histoire du Catholicisme, Université de Lyon II, Lyon 1973, pp. 286-365. Dès le 22 septembre l'abbé Loisy avait écrit à Mgr Mignot : "Le nouveau document Ad Anglos n'est pas fait pour nous donner confiance. Pour nous, il signifie que le Pape a lâché complètement l'abbé Duchesne, après l'avoir poussé à soutenir la validité des ordinations anglicanes et lui avoir donné toutes les garanties possibles. […] Pour se consoler de la condamnation l'abbé Duchesne n'aura qu'à relire l'Encyclique Providentissimus Deus à l'endroit où il est question de ceux qui nova quaedam fallaciter imprudenterve moliuntur [introduisent des nouveautés d'une manière erronée ou imprudente] […]. La comparaison lui prouvera qu'il a été traité avec beaucoup d'égards". Sur la position de Mgr Duchesne, voir B. Waché, Mgr Louis Duschesne, Rome, 1992, pp. 344-348 et 382-391 qui s'emploie trop, nous semble-t-il, à minimiser le sens du vote du Directeur de l'Ecole française et sa déception. Dans la lettre au baron von Hügel du 8 octobre 1896, citée p. 399, Mgr Duchesne attribue cette décision au triomphe de la théologie sur l'histoire et conclut : "(L'Église) ne tient pas à se brouiller avec la raison. Mais il faut avouer que ses représentants mettent quelquefois à une dure épreuve l'endurance de cette pauvre raison".

1004.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 16 mars 1896, ms 2781.

1005.

ADA, 1 D 5 15.

1006.

Lettre du 2 décembre 1896, BN, fonds Loisy, Naf 15659, f°89-90. Il poursuit : "J'ai répondu que, en effet, Sa Sainteté avait traité la question de l'Inspiration ; mais qu'il y avait beaucoup d'autres points auxquels elle n'avait pas touché, par exemple la question de date, d'authenticité, de documents, de mode de composition etc., qu'un grand nombre d'auteurs catholiques et protestants orthodoxes n'étaient pas sans anxiétés intellectuelles, qu'ils demandaient s'il n'était pas difficile de faire cadrer les hypothèses critiques avec les données traditionnelles, etc., etc. […] Je me suis abstenu de pousser plus loin la discussion et ai évité de prononcer des noms propres dans la crainte de faire plus de bien que de mal !"

1007.

Par exemple à Loisy : " Là dessus, le Saint Père m'a dit […] qu'il me demandait de lui faire un mémoire sur la question".

1008.

Lettre du 4 décembre 1896, BN, fonds Loisy, Naf 15644, f° 434.

1009.

Lettre de von Hügel à Loisy, Mémoires, I, p. 422.

1010.

Mémoires, I, 420. "M. Loisy a eu l'obligeance de m'envoyer un travail qu'il a fait l'an dernier en prévision des articles Brunetière. Bien que le sujet soit autre, j'ai pu profiter de certaines idées", Mgr Mignot à Imbart de la Tour, 17 décembre 1896.

1011.

Lettre du 17 décembre 1896, Bibliothèque de l'Institut, fonds Imbart, ms. 4161.

1012.

Lettre du 26 décembre 1896, BN, fonds Loisy, Naf 15659, f° 436.