4.3 Le Mémoire sur la question biblique.

Bien que rapidement écrit, l'agencement et les termes du mémoire ont été mûrement réfléchis. Les archives d'Albi conservent un brouillon 1013 et un exemplaire 1014 du texte définitif. On peut suivre sur le premier puis de l'un à l'autre le souci d'éviter toute formulation qui pourrait choquer des lecteurs romains. Le mémoire est organisé autour de six paragraphes :

  1. La nécessité de croire sans réserve à la doctrine de l'Inspiration ;
  2. L'état des esprits en France relativement à la question biblique ;
  3. Ce qu'on entend au juste par la critique biblique ;
  4. La marche qu'il faut suivre ;
  5. Les difficultés ;
  6. La conclusion et les vœux de l'auteur du mémoire.

Le premier paragraphe, assez bref, vise à lever toute ambiguïté sur la question de l'Inspiration. Il est "d'une évidence élémentaire" que le savant chrétien ne peut que s'appuyer "sur l'autorité de l'Église" sous peine d'être conduit "presque infailliblement à l'incrédulité". Pour les catholiques la Bible "ne saurait être un livre divin" si elle n'est garantie par l'Église.

C'est en effet une aberration de prétendre, comme le font les protestants, que l'Inspiration "se démontre toute seule". Ce serait accepter que "le jugement privé, toujours faillible […] décerne un brevet d'infaillibilité, de vérité, de sainteté morale aux textes qu'il contrôle". On en arriverait immanquablement à la conclusion de Scherer : "A supposer que je rencontrasse dans l'enseignement du Seigneur une parole que repousserait mon sens intime, je ne dirais pas : cette parole est vraie puisqu'il la dite, mais avec plus de droit : il ne l'a pas dite puisqu'elle n'est pas vraie".

C'est que pour Mgr Mignot il est nécessaire que la Bible soit inspirée et que l'Église le garantisse, car "vouloir faire reposer la foi directement sur l'Écriture est chose désormais impossible".

L'inspiration n'étant donc pas en cause, reste la question de l'interprétation et donc du rôle de la critique biblique puisque c'est à elle que revient traditionnellement dans l'Église cette tâche. C'est à cette démonstration qu'est consacré le second paragraphe. Certes, "c'est à l'Église de nous donner le sens vrai de la parole de Dieu, mais comme elle ne peut intervenir à chaque instant 1015 , elle laisse à des interprètes le soin provisoire de la remplacer. Ces derniers ont la parole quand l'Église se tait". Mgr Mignot cite l'exemple du premier chapitre de la Genèse "un récit clair, simple, obvie, sans difficultés grammaticales sérieuses, sans fautes graves des copistes devant lequel on hésite, qu'on interprète de cent façons". Mgr Mignot expose au pape six interprétations possibles depuis celle qui admet qu'il s'agit d'un "récit objectivement vrai (et prend) le récit à la lettre tel qu'il est et admet une création du monde en six jours de vingt quatre heures" jusqu'à celle qui estime "que le récit inspiré de Moïse est une purification providentielle des traditions Chaldéennes dégagées sous l'action de Dieu de toutes les scories païennes, polythéistes et mythologiques", opinion qui "gagne du terrain tous les jours grâce à des découvertes récentes", en passant par les différents systèmes concordistes et celui imaginé par Mgr Clifford qui fait de Genèse 1 "un poème religieux ou un hymne sacré et doctrinal".

Si la pluralité d'interprétation est acceptable dans ce cas, pourquoi ne le serait-elle pas ailleurs dans la Bible ? Les avis sont très partagés, car se posent alors "les questions d'authenticité et d'intégrité telles que les envisage la critique moderne". Deux écoles sont en présence. Mgr Mignot a hésité sur la dénomination à leur donner. Il a d'abord songé opposer "école conservatrice" à "école progressiste". Il s'arrête finalement à "école traditionnelle" et "école critique catholique" qu'il caractérise par leur attitude, la première étant "purement défensive", la seconde "progressive".

Tous les efforts de la première "ont pour but de démontrer que la tradition générale sur l'authenticité, la composition des Livres Saints est de pur granit contre lequel s'émousseront jusqu'à la fin des siècles les attaques des rationalistes. C'est ce qui fait sa force aux yeux de la masse des chrétiens ordinaires". Toutefois "les travaux de cette école […] comptent peu aux yeux des critiques qui n'y voient le plus souvent qu'un trompe l'œil, un habile plaidoyer pro domo et des conclusions tracées d'avance par les idées préconçues" 1016 .

La seconde s'attache "à critiquer la critique en repoussant absolument ce qui est contraire à la foi, en écartant ce qui est douteux ou téméraire et en retenant ce qui paraît bien établi". Sa force c'est de faire le pari d'une entente possible entre l'esprit scientifique et l'esprit théologique, entente à laquelle le pape "pousse les esprits vraiment intelligents". Sa faiblesse c'est qu'elle fait peur parce qu'elle semble "aller au rationalisme au lieu d'amener le rationalisme à la révélation (et) échapper à la direction de l'Église". Mais faut-il pour autant par des mesures restrictives "décourager les efforts de savants catholiques qui mettent leurs talents et leurs études au service de l'Église quand même les premiers résultats de leurs travaux ne seraient point parfaits" ? On se tromperait fort en croyant qu'il est possible de s'en tenir à une attitude purement défensive et que pour réfuter les travaux des savants non catholiques il suffirait de les passer sous silence.

Qu'est-ce qu'en effet la critique biblique ? "Elle n'est que l'application de la méthode historique aux Livres Saints" c'est-à-dire qu'elle est une méthode de travail, rien de plus. Pas plus que les mathématiques ou les sciences naturelles "elle n'est en soi chrétienne ou anti-chrétienne". Les vrais critiques se servent des moyens de l'érudition contemporaine afin de porter sur le document qu'ils ont sous les yeux "un jugement humain fortement motivé toujours bien entendu dans les limites laissées libres par l'Église". Mgr Mignot revient alors sur la question de l'inspiration 1017 :

‘Nous reconnaissons que certains catholiques (appartenant à l'école large - école plutôt historique que critique -) ont émis des assertions (fâcheuses ou) de nature à inquiéter les esprits encore que les difficultés soient très réelles. Le tort de ces écrivains a été de faire <tomber> (de) ces difficultés (une question d') <sur l'>'inspiration alors qu'elle<s> (n'est qu'une) rentrent dans la> question d'interprétation. (On a voulu) <Ils semblaient vouloir> faire deux parts dans la Bible : la part de Dieu qui naturellement est infaillible et la part de l'homme (qui serait faillible) <sujette aux erreurs.> (Il y aurait donc d'après eux dans la Bible des erreurs qui seraient le fait de l'homme, la part laissée par Dieu à l'écrivain. Or ceci) <Cela> est inadmissible (et) <parce que c'est> contraire à l'Encyclique Providentissimus.’

Ce passage a d'abord un intérêt du point de vue du travail d'écriture : du brouillon au texte définitif Mgr Mignot gomme ce qui pourrait rappeler directement l'article de Mgr d'Hulst : école large ; il supprime les jugement de valeur : fâcheuses ; l'affirmation devient hypothèse : "Ils semblaient vouloir" au lieu de "On a voulu" ; enfin et surtout la coordination devient subordination forte : non pas "inadmissible et contraire" mais "inadmissible parce que contraire". Il est aussi intéressant dans la mesure où Mgr Mignot présente ici au fond le point de vue de Loisy qui n'a cessé, nous l'avons vu, de reprocher à l'évêque de vouloir se sortir de la difficulté par une séparation dans la Bible de ce qui est de Dieu et de ce qui est de l'homme.

Il faut donc laisser aux exégètes de profession la tâche

‘de suivre pas à pas les critiques rationalistes, d'examiner les résultats de leurs recherches textuelles ou historiques, la nature de la critique. Si elle sort de ses limites, si elle devient comme chez Renan, une philosophie doctrinale, il faut en démasquer la perfidie, montrer au monde savant qu'au lieu de critique sincère, il n'y a que parti pris, arme déloyale, affirmation mensongère contre la vérité révélée. Si elle est loyale, sérieuse il faut la contrôler, montrer dans quelle mesure elle est vraie ou douteuse, ou téméraire, ou fausse 1018 .’

C'est dire qu'il leur faut pratiquer la critique historique. Ici Mgr Mignot introduit son interprétation de Providentissimus dans l'intention visible d'obliger Rome à se prononcer :

‘On a dit que (le Souverain Pontife avait condamné) <l'Encyclique condamnait> la critique interne et (la critique) historique, (qu'il) <qu'elle> n'autorisait que la critique textuelle (.Cela est faux. Le Souverain Pontife est juge de ce qu'il a permis, mais cela ne ressort pas du texte.) <: il ne semble pas que cela ressorte du texte.> Comment <le Souverain Pontife> aurait-il voulu proscrire une méthode qui est la seule que nous ayons souvent pour connaître (l'auteur,) l'époque de composition de livres dont la plupart sont anonymes ? Ce que l'Encyclique condamne à bon droit c'est l'usage qu'on en ferait pour combattre le Surnaturel 1019 .’

Mgr Mignot insiste ensuite sur le fait que les exégètes n'ont aucune prétention à dogmatiser. Ils se contentent d'être les historiens de la révélation. Il convient donc de les laisser travailler en espérant qu'ils pourront résoudre les difficultés "très considérables" que posent la composition des écrits bibliques et leurs "prétendues erreurs historiques". C'est pourquoi il lui "paraît sage de laisser aux savants une grande latitude en ces matières pourvu que l'on sauvegarde absolument la doctrine de l'inspiration". N'en a-t-il pas été toujours de même dans le domaine de la théologie ?

‘Là aussi il y a eu des changements, des modifications apportées à des idées regardées dans les siècles antérieurs comme strictement traditionnelles. […] Tous les progrès en théologie ont été faits par des essais de conciliation avec la science de l'époque. L'Église a toléré ces imperfections comme un mal nécessaire et excusable toutes les fois que les auteurs restaient soumis de cœur à son autorité. Une marge de liberté est nécessaire au progrès de toute science 1020 .’

Le Mémoire est envoyé le 2 janvier à Rome et le cardinal Secrétaire d'État en accuse réception avec un mot de remerciement de la part de Léon XIII à qui il l'a transmis 1021 . Quel usage le pape a-t-il fait de ce mémoire ? Quelle en a été l'influence réelle sur la manière de traiter les problèmes relatifs à la question biblique ? Ses questions resteront sans réponse tant que les archives du Saint-Office resteront fermées. On peut seulement constater que Léon XIII n'a prononcé aucune condamnation nominale et que la seule décision prise par le Saint-Office, sur les "Trois Témoins", n'a pas été de nature a gêner beaucoup les exégètes, même si elle n'était pas de bon augure quant à un éventuel changement d'attitude sur la manière d'aborder la question à Rome.

Notes
1013.

ADA, 1 D 5 11-01.

1014.

ADA, 1 D 5 15.

1015.

Mgr Mignot avait d'abord écrit : "doctrinalement dans chaque cas particulier"

1016.

"Et puis il faut bien dire que, sauf M. Vigouroux dont le nom s'impose avec autorité, les représentants de l'école défensive n'ont d'autorité que sur ceux qui croient d'avance. On les accuse de faire plier les faits les plus évidents devant leurs théories ; leurs apologies paraissent peu sincères et leur étalage d'érudition passe pour du clinquant", Mémoire…, f° 7-8.

1017.

Mémoire…, f° 10. Entre parenthèse mots ou phrases supprimés, entre chevrons mots ou phrases rajoutés au texte définitif.

1018.

Mémoire…, f° 12-13.

1019.

Mémoire…, f° 13. A noter que du brouillon au texte définitif, la personnalisation est atténuée et Mgr Mignot passe sous silence la question des auteurs des Livres de la Bible.

1020.

Mémoire…, f° 18.

1021.

ASV, Fonds de la Secrétairerie d'État, Rub. 283, 1897, fasc. 4, f° 6 et 7.