4.4 L'affaire des "Trois Témoins"

Au cours du printemps 1897 on prend connaissance en France d'un décret du Saint-Office affirmant "qu'on ne peut, sans danger nier ou mettre en doute l'authenticité du verset dit des "Trois Témoins" de la première épître de Jean (5, 7) :

‘C'est qu'ils sont trois à rendre témoignage dans le ciel : le Père, le Verbe et l'Esprit saint, et ces trois sont uns; et il y en a trois qui témoignent sur terre : l'Esprit, l'eau et le sang, et ces trois sont uns. ’

Ce verset est surchargé, dans la Vulgate, de l'incise en italique, absente des grands manuscrits grecs et latins. L'abbé Loisy écrit à Mgr Mignot aussitôt qu'il apprend la nouvelle :

‘L'abbé Margival m'a dit hier que le Saint-Office venait de proscrire l'opinion qui conteste l'authenticité du verset des Trois témoins célestes 1022 . Pour une gaffe monumentale ce serait une gaffe monumentale. Les bons théologiens qui se demandent si les décrets du Saint-Office sont infaillibles ou non, pourraient se tranquilliser. La preuve serait faite que ces décrets sont très faillibles. Je n'ai pas vu encore la sentence en question, et je voudrais pouvoir douter de son existence... La Sainte Inquisition ne s'est pas inspirée de votre mémoire au Pape 1023 .’

On trouve dans les archives d'Albi le brouillon d'une lettre, sans date, de l'évêque de Fréjus à Léon XIII, relative à cette décision. S'autorisant de ce que le pape lui a demandé de ne pas hésiter à le renseigner "sur l'état des esprits", Mgr Mignot tient à faire savoir au Souverain Pontife "la profonde surprise" qu'a causé au monde savant le décret du Saint-Office.

La décision prise est inopportune pour trois raisons. D'abord elle est inutile d'un point de vue dogmatique. On la comprendrait si la foi était en jeu, mais "ici qu'y a-t-il à craindre pour la Ste Trinité ? Que le texte soit authentique ou interpolé, le dogme n'en est pas moins certain : c'est donc une décision de luxe". D'autre part elle est difficilement justifiable du point de vue de l'histoire du texte. Le Saint-Office risque va se trouver en bien fâcheuse posture "si, comme cela arrivera probablement bientôt, un savant catholique ou non, démontre que ce verset est interpolé". Enfin, les savants catholiques les plus orthodoxes sont affligés par une décision qui contribue à affaiblir l'autorité du Souverain Pontife, car elle excite "le dédain blessant des savants non catholiques qui vont répétant de plus belle qu'il n'y a rien de commun entre la critique historique et l'enseignement de l'Église". Il est donc en tout point regrettable que cette "erreur considérable sur un point historique" jette une ombre sur un pape qui a fait preuve, en bien des domaines, de sa largeur de vue et que l'on puisse dire "que sous Léon XIII, le Saint-Office a solennellement affirmé l'authenticité d'un texte probablement apocryphe". En terminant sur ce point, il renouvelle sa demande au pape "de laisser aux savants une certaine liberté d'allure ; de ne point fermer derrière eux toutes les issues ; de ne pas les obliger à briser leur plume et à assister tout en larmes aux attaques de nos adversaires sans pouvoir se défendre" 1024 .

Cette lettre a-t-elle était envoyée ? Dans ce cas elle n'est pas passée par le canal de la Secrétairerie d'État puisqu'il n'y en a pas de trace dans les archives. Mgr Mignot n'y fait pas allusion dans sa correspondance avec Loisy. Il est vrai que celui-ci estimait qu'une démarche à Rome serait "absolument impossible et inopportune" et qu'il fallait "attendre les événements". Il suggérait par ailleurs de faire appel à Dillon pour écrire un article contre la nouvelle Constitution de l'Index et "sur la police intellectuelle de l'Église". Mgr Mignot n'est pas hostile à l'idée mais il craint que ce ne soit sans grande conséquence pratique, car Dillon "écrira dans la Nineteenth et personne ne le lira ni à Rome ni en France. Il faudrait qu'il le fit en français. C'est à examiner" 1025 .

Au terme de ces quatre ou cinq années d'efforts, les résultats sont minces. Mgr Mignot n'a pas pu publier ses textes les plus importants. Dans ceux qu'il a fait paraître, ou dans ceux qu'il a fait parvenir à Léon XIII, il a été contraint d'entourer sa pensée d'un certain brouillard. Du coup, ses prises de position publiques n'ont satisfait personnes. Ni l'abbé Loisy qui estimait que l'évêque de Fréjus prenait trop de précautions et surtout persistait à poser les problèmes dans les termes qui avaient été ceux de Mgr d'Hulst. Ni les conservateurs qui trouvaient qu'il faisait trop de concessions aux courants novateurs. Ni l'épiscopat français qui considérait que Mgr Mignot engageait imprudemment son autorité d'évêque. De plus, le décret du Saint-Office sur les Trois Témoins le montrait à l'évidence, ses interventions auprès du Saint-Siège restaient lettre morte. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que les dernières années à Fréjus soient empreintes d'un certain découragement. Le transfert à Albi va permettre à Mgr Mignot de défendre, avec une plus grande liberté d'esprit, la cause de la critique biblique et, de façon plus générale celle de la rénovation de la théologie.

Notes
1022.

Le décret du Saint-Office déclarant qu'il fallait le tenir pour authentique est du 13 janvier 1897.

1023.

Lettre du 17 avril 1897, BLE, 1968, p. 260.

1024.

"Notes pour une lettre au Pape relative à la décision récente du Saint-Office touchant le Tres sunt qui testimonium", ADA, 1 D 5 11-01.

1025.

Lettre du 11 février 1897, f°94-95.