1. Les Lettres sur les études ecclésiastiques.

L'un de ses premiers actes officiels en arrivant à Albi est la promulgation de l'encyclique de Léon XIII, Depuis le jour du 8 septembre 1899, spécialement adressée au clergé de France et concernant la préparation intellectuelle et morale des futurs prêtres. C'était pour l'archevêque non seulement obéir au devoir de sa charge mais aussi "à une conviction personnelle ancienne et raisonnée", car "la question de la formation intellectuelle du clergé devient dans toute la force du terme une question vitale" 1026 .

La question de la formation du clergé est une question récurrente qui traverse tout le XIXe siècle. Au lendemain de la Révolution, l'organisation et la finalité des études, tant au niveau supérieur 1027 qu'à celui des grands séminaires, ont suscité de nombreux débats. En ce qui concerne ces derniers, les problèmes se sont progressivement modifiés. Au milieu des années 1890, même s'il existe encore des combats d'arrière garde 1028 , une évidence s'impose à tous ceux qui écrivent sur la question : la lutte contre les restes du gallicanisme dans la formation des prêtres qui a tant occupée la génération précédente est désormais terminée. Elle appartient au passé 1029 . Mgr Fuzet par exemple considère que l'enseignement dans les séminaires est maintenant "franchement catholique romain" : "On s'est dégagé de cet esprit particulariste qui a trop longtemps régné dans l'Église de France. Nous en sommes enfin arrivés à être simples disciples de l'Église, sans autre prétention, et nous allons chercher, selon la tradition apostolique elle-même, notre enseignement auprès de Pierre qui vit et préside toujours dans la chaire de Rome" 1030 .

L'hypothèque de l'exception française étant levée, restent cependant l'épineux problème de l'inadaptation des études dans les grands séminaires. Il existe en effet un accord assez général pour déplorer la faiblesse des études qui y sont faites. Mais que signifie ce constat ? En 1876, l'abbé Chevallard, doyen de la faculté de théologie d'État de Lyon déclarait : "Jamais le clergé français n'a présenté un ensemble de prêtres, auxquels rien ne manque de l'instruction indispensable à l'exercice de leur ministère. Les 1000 à 1200 séminaristes qui sortent des grands séminaires ne sont certes pas tous [...] devenus de profonds théologiens, mais tous y ont fait de bonnes études moyennes" 1031 . Alors ? baisse du niveau des études en vingt ans ? Sans doute pas, mais plus vraisemblablement prise de conscience que la formation qui convenait tant bien que mal jusqu'alors est maintenant complètement inadaptée pour répondre aux besoins des fidèles, principalement dans les villes.

Dans une brochure anonyme publiée en 1890 1032 , l'abbé Latty 1033 constatant que le clergé de France avait cessé d'être au XIXe siècle "en contact avec les idées et les mœurs de la nation" en sorte qu'il "y paraît étranger", mettait en cause les études "mal ordonnées et peu encouragées". En cinq années d'études, les séminaristes "ont aligné des bouts de textes, déduit quelques arguments, fait quelques exercices de convention. Ils se sont escrimés à déchiffrer un latin barbare et à le parler d'une manière plus barbare encore. Ils ont pâli sur des questions qui sont d'un autre âge et qui intéresseraient à peine un curieux. (Mais) ils n'ont pas appris à penser" 1034 .

La question n'est donc plus de savoir comment se conformer au modèle romain, mais de déterminer la part que doivent désormais prendre dans les études, d'une part des sciences et d'autre part des disciplines jusque là négligées (exégèse, histoire de l'Église, histoire des dogmes), car les unes et les autres semblent désormais nécessaires pour préparer les prêtres à affronter les questions de leurs contemporains. "Pour que le prêtre ait une action dans le monde et une action sur le monde, et j'entends ici, sur les intelligences..., et bien, il faut qu'il soit de son temps, car s'il n'est pas de son temps, il parlera un langage que le monde ne comprendra pas...", déclare L. Ollé-Laprune aux séminaristes de Saint-Sulpice 1035 . "La dogmatique doit être appropriée aux besoins présents et ne pas s'attacher aux questions oiseuses et subtiles", demande l'abbé Maisonneuve 1036 et le P. Fontaine de son côté déplore que "Le De vera Religione s'enseigne comme si le catholicisme n'avait plus eu d'adversaires depuis Voltaire" 1037 . Le temps semble bien révolu où l'on pouvait "croire que le chrétien ne peut se servir de son intelligence sans compromettre sa vertu [...] comme si la science était une curiosité superflue, et l'étroitesse d'esprit un commencement de sainteté 1038 ". Il s'agit donc d'adapter la formation de tous les prêtres aux avancées des sciences en général et des sciences ecclésiastiques en particulier, même s'il paraît évident que les séminaires "ne pourront jamais fournir qu'un enseignement moyen" 1039 .

Pour mettre en œuvre cette rénovation, pour ne pas dire cette réforme, des études ecclésiastiques, l'abbé Latty appelait de ses vœux, dans la brochure que nous avons évoquée, un homme qui

‘joignît à un grand caractère et à une haute vertu, l'autorité de nos traditions et l'ascendant d'une science renouvelée ; qui eût de notre siècle une connaissance juste, profonde, sereine ; qui sût mesurer les hommes et les choses à la double lumière de l'Évangile et de l'histoire ; un de ces voyants universels… que les préjugés ne peuvent circonvenir ; un homme d'action autant que de parole, grave, bon, âpre au travail et au bien […], si un tel homme, si un tel apôtre existait parmi nous… peut-être sa voix serait-elle écoutée et sa direction acceptée 1040 . ’

Un tel homme se trouvait-il parmi les évêques ? "Il y est peut-être, écrivait-il, surtout parmi les nouveaux venus". Songeait-il alors à Mgr Mignot ? Rien n'est moins sûr, mais en revanche il est très vraisemblable que celui-ci connaissait le portrait et qu'il a tenté d'y répondre dès qu'il a estimé en avoir l'autorité.

Notes
1026.

Lettre de Mgr Mignot à son clergé, n° 2, p.2.

1027.

La plus récente mise au point sur ce sujet est celle de Jacques-Olivier Boudon, "L'épiscopat français et le développement des hautes études ecclésiastiques au XIXe siècle", in L'enseignement catholique en France aux XIX e et XX e siècles sous la dir. de G. Cholvy et N. J. Chaline, Paris, Cerf, 1995, pp. 219-235.

1028.

Par exemple celui de l'abbé Jean-Baptiste Aubry qui publie Essai sur la méthode des études ecclésiastiques en France, 2 vol, Lille, Desclée de Brouwer, s. d., 280 et 702 p. dans lequel il dénonce le fait que les évêques puissent organiser à leur manière les études des grands séminaires alors qu'il faudrait les uniformiser en prenant modèle sur le cursus romain.

1029.

Voir sur ce sujet notre article : "La première année de la Revue du clergé français", RSPT, t. 81, octobre 1997, pp. 609-628.

1030.

"Lettre sur la formation des clercs de 1894" citée par l'abbé Louis Maisonneuve in "Paroles épiscopales. Les Études", RCF, n°6, 15 février 1895, p. 49.

1031.

Abbé Chevallard, Discours prononcé à la séance générale de rentrée des Facultés de Lyon, le 24 novembre 1876, p. 7.

1032.

Le clergé en France en 1890, Paris, Berche et Tralin, 1890, XV-130 p.

1033.

Gaspard LATTY (1844-1929), élève à l'École des Carmes où il fut condisciple de Duchesne, aumônier au Collège Sainte-Barbe où il eut Batiffol comme adjoint, curé de Saint-Médard, évêque de Châlons-sur-Marne (1894), à ce titre Ordinaire de l'abbé Loisy, puis archevêque d'Avignon (1907). Il avait été jusque en 1885 suppléant de Mgr Maret à la Faculté de théologie d'État de la Sorbonne : "Il est bon de le savoir, écrit Loisy, car, à lire ses écrits, on ne se douterait jamais qu'il avait enseigné la théologie", Mémoires, I, p. 329.

1034.

Le clergé…, 2e édition, p. 38.

1035.

"Le clergé et le temps présent dans l'ordre intellectuel", RCF, n° 15, 1er juin 1895, p. 196.

1036.

"Paroles épiscopales. Les Études", RCF, n°6, 15 février 1895, p. 487.

1037.

"Notre haut enseignement ecclésiastique", RCF, n° 3, 1er janvier 1895, p. 202.

1038.

Mgr Darboy cité dans l'article de L. Maisonneuve, RCF, n°6, 15 février 1895, p. 495.

1039.

P. Fontaine, art. cit., RCF, n° 3, 1er janvier 1895, p. 206.

1040.

Le clergé…, pp. 4-5.