1.2 Incontournables sciences.

La première Lettre, censée concerner les petits séminaires, vise à justifier l'importance du rééquilibrage des études en faveur des sciences et donc à donner de nouvelles finalités aux études littéraires. Qu'il faille accorder une plus grande place aux sciences n'était pas une idée originale. Parmi toutes les voix qui se sont élevées à ce sujet, il convient de faire une place particulière à Mgr Baunard, recteur des Facultés catholiques de Lille qui avait récemment appelé l'attention des évêques sur "la part insuffisante" faite aux études scientifiques dans la formation du clergé 1045 . Il estimait qu'il y avait là une grave lacune dans la mesure où la science, diffusée par les journaux et les revues, règne maintenant sur les intelligences qui se laissent "fasciner par les systèmes d'idées et les merveilles d'application techniques". Quand des questions se posent, si le prêtre n'est pas en mesure d'y répondre, on va chercher la réponse ailleurs, auprès de l'instituteur ou du médecin qui ont de grande chance d'être, l'un et l'autre, matérialistes. Et on n'est pas capable d'y répondre parce on ne parle plus la même langue. Les arguments métaphysiques ne portent plus et "c'est sur le terrain des faits qu'il faut descendre pour que la réponse soit recevable". Proposant une lecture positive de Aeterni Patris, Mgr Baunard, estime que l'encyclique loin de proposer une imitation servile de la scolastique, encourage au contraire à s'inspirer de sa démarche. Or il ne fait pas de doute que "si saint Thomas revenait parmi nous, il commencerait, sans rien répudier de la sagesse antique, par s'installer dans nos laboratoires pour s'initier aux découvertes de la science moderne, avant de reprendre la publication d'une Somme nouvelle" 1046 . Il est donc tout à fait regrettable que la théologie n'aborde la science que sous la forme d'objections, brièvement réfutées, rejetées à la fin de chaque thèse. Ne donner à voir la science que "sous forme d'opposition à la vérité révélée" induit peu ou prou l'idée que la science n'est qu'un "ramassis indigent de théories aventurées et d'hypothèses absurdes." Ce n'est pas elle qui est matérialiste ou athée, mais les hommes qui la font. Le chrétien et à plus forte raison le prêtre doivent y voir "un hymne au divin Créateur".

A Mgr Mignot qui lui avait adressé une lettre d'approbation, le recteur avait répondu en faisant état des nombreuses lettres de soutien qu'il avait reçu "contre quelques rares contradictions". Il demandait à l'évêque de Fréjus d'intervenir à Rome pour hâter la publication de l'encyclique sur les sciences physiques et historiques que l'on disait prête et il le remerciait d'avoir compris que, s'il avait pu paraître audacieux, c'était afin d'ouvrir les yeux sur le péril au moment où "les instructions de M. Bourgeois en faveur de l'enseignement de l'évolutionnisme dans les lycées a encore accusé la gravité de la crise" 1047 .

Dans une large mesure, en effet, l'enjeu de l'enseignement des sciences dépasse celui de la formation du clergé. Il s'agit aussi de déterminer comment et jusqu'où les petits séminaires doivent s'adapter aux évolutions de l'enseignement secondaire qui connaît dans les vingt dernières années du XIXe siècle une importante évolution avec l'organisation d'un enseignement moderne à côté de l'enseignement classique 1048 . Sans évoquer directement les débats qui ont accompagné cette transformation, Mgr Mignot se range dans le camp de ceux "'anciens' mais réformistes" (A. Prost) qui ont encouragé la fondation d'un enseignement moderne pour sauver l'enseignement classique. Il utilise leurs deux arguments principaux : surcharge des programmes "qui éparpillent forcément l'activité et les efforts sur un trop grand nombre de questions […] vrai moyen de ne rien savoir à fond et de n'avoir que de vagues lueurs sur tout" et présence de "beaucoup d'élèves médiocres qui n'ont pas les aptitudes requises pour profiter d'une sérieuse éducation classique" et à qui l'on devrait proposer "une éducation professionnelle" 1049 . Sur l'enseignement classique, l'archevêque d'Albi est partagé entre les injonctions de Léon XIII et sa propre nostalgie de l'époque où le clergé "savait merveilleusement le latin" d'une part, et son réalisme qui l'amène à prendre acte du fait que le latin n'est plus assez familier, qu'il "n'est plus qu'un auxiliaire défectueux de la pensée" et à prendre en compte le caractère inévitable de l'importance croissante des sciences, d'autre part. Il résout la contradiction en demandant que l'on centre l'apprentissage du latin sur une maîtrise minimum de la langue en restant fidèle aux exercices classiques. Derrière cette concession qui peut paraître conservatrice, c'est à une véritable révolution culturelle qu'invite Mgr Mignot : ramener le latin à n'être plus qu'un simple outil au même titre que les langues vivantes. Cela justifie qu'il demande à la fin de la seconde Lettre que l'enseignement de la philosophie se fasse en français : "Penser, à cet âge, est assez difficile ; penser en latin et en latin scolastique l'est davantage encore. […] Le latin n'est plus le vêtement exact et précis de notre pensée parce que nous ne pensons plus en latin" 1050 .

Si nous nous sommes un peu attardés sur cette question, c'est que le propos n'est pas si anodin qu'il y paraît. Mgr Latty qui a défendu le même point de vue en estimant que si "une langue morte peut être un excellent moyen de formation littéraire… elle est impropre à promouvoir la vérité" et que l'on peut légitimement se demander "si une langue morte n'aurait pas pour effet inévitable de rendre morte, aussi, la science qui s'en sert" 1051 , est obligé de faire paraître une mise au point face aux objections de ceux qui voient dans l'abandon du latin la mise en péril des intérêts vitaux de l'Eglise 1052 .

D'une part en effet le maintien de l'enseignement du latin dans les petits séminaires s'impose pour continuer à scolariser les enfants de la bourgeoisie. L'apostrophe de Mgr Dupanloup à ses adversaires politiques n'est pas oubliée : "Les classes dirigeantes resteront toujours les classes dirigeantes en dépit de vos efforts parce qu'elles savent le latin" 1053 . Mais surtout l'enjeu est doctrinal. Il suffit pour s'en convaincre de comparer les propos de Mgr Mignot ou ceux de Mgr Latty à ce que disait l'abbé Aubry sur le sujet, peu de temps avant. Pour ce dernier l'usage du français ne va pas sans risque, car c'est "un fait en littérature que Descartes et Pascal sont les deux fondateurs de la prose française moderne". Or ces deux écrivains sont des maîtres du doute. Par voie de conséquence la langue vernaculaire a été "dès l'origine envahie et gâtée par l'esprit de rationalisme et de scepticisme" 1054 et, de plus, elle offre quantité de possibilités qui "voilent et défigurent" le caractère précis que doit avoir l'expression de la théologie. C'est un argument voisin que développe l'abbé G. de Pascal après avoir insisté sur le fait que le latin était la langue de l'Église : "En outre, et ceci à mon sens est capital, la langue française, précisément parce qu'elle est vivante, est dans une sorte de mue perpétuelle, ce qui, la rendant moins propre à exprimer d'une façon précise des doctrines immuables, peut donner lieu à une foule d'équivoques, d'ambiguïtés, de malentendus" 1055 . Prendre partie pour un enseignement en français, c'est faire une concession dangereuse voire coupable à l'esprit du temps, car c'est la porte ouverte à toutes les lectures métaphoriques ou symboliques des dogmes.

Dans ce débat c'est donc finalement le statut de la théologie qui est en cause. A la conception qui fait de la théologie une science destinée à transmettre à un public de clercs un corps de doctrine abstrait identifié au dépôt de la foi, s'oppose une conception qui met l'accent sur l'importance d'une appropriation personnelle du discours théologique permettant de prendre compte les interrogations du présent au regard de la tradition.

Qu'en est-il de l'enseignement des sciences auquel l'essentiel de la Lettre est consacré ? Mgr Mignot s'inspire ici largement, y compris dans ses citations, du livre de J. Hogan qui paraît au même moment en français avec une préface signée de l'archevêque mais écrite par le chanoine Birot 1056 . Il n'en est pas moins original.

Au plaidoyer objectif de M. Hogan fait place un plaidoyer subjectif. Mgr Mignot partage la fascination que le progrès des sciences "exerce dans une si large mesure sur l'esprit de nos contemporains en présence des merveilles inouïes qu'elle a réalisées depuis un siècle" 1057 et il cherche à faire partager son émerveillement, que nous avons déjà évoqué 1058 , devant les prouesses techniques qui se multiplient :

‘N'a-t-il pas fait esclaves la vapeur et l'électricité, qui porte sa parole aux extrémités du monde ? Ne l'a-t-il pas obligé il y a quelques mois à transmettre ses messages sans fil, sans intermédiaire visible ? Maître de l'électricité, il l'est aussi de la lumière, qu'il oblige à traverser les corps opaques, alors que le moindre écran suffisait pour en arrêter les rayons ! Bientôt il s'envolera dans les airs ! C'est à donner le vertige ! 1059

Et l'avenir réserve, selon toutes probabilités, des progrès encore plus étonnants puisque rien n'arrête le génie de l'homme. Les découvertes de la science sont "le plus beau monument que l'on puisse élever à la gloire de Dieu".

D'autre part, Mgr Mignot insiste moins sur l'aspect formation intellectuelle et sur le caractère directement utile dans les fonctions de pasteurs de l'étude des sciences que sur le fait qu'à ses yeux l'étude des lois de la nature et des phénomènes est le meilleur antidote à l'idée "que l'homme fait la vérité de ce qu'il croit". Quand on se met à l'école de la nature en effet, on découvre vite que l'homme ne crée rien et que son intelligence est passive, car "toute la vérité est en dehors de nous et vient en nous de l'extérieur. Le rôle de la raison est de la contrôler, de la dégager, non de la faire" 1060 . On découvre en outre que plus la connaissance scientifique progresse, plus cette réalité extérieure nous reste "quelque chose de sombre, d'obscur, d'inconnu" et surtout qu'elle n'épuise pas le réel puisque il existe dans le monde "autre chose que du fatal et de l'inexorable". L'étude des sciences amène nécessairement à concevoir qu'il y a "derrière le voile des phénomènes" un monde très réel, "celui de la pensée, de la volonté, de la liberté morale" 1061 . En d'autres termes, l'étude des sciences permet de ne pas se laisser prendre au sophisme qui consiste à confondre le comment et le pourquoi, le fait et l'interprétation.

La fin de la lettre consacrée à réfuter l'accusation faite à l'Église d'être hostile à la science et l'argument de l'incompatibilité de l'esprit scientifique et de l'esprit catholique est moins originale. Mgr Mignot est ici très dépendant de M. Hogan et de l'apologétique classique qui consiste à rappeler que la science antique a été sauvée par l'Église. Il puise également dans un ouvrage récent du P. Ortolan 1062 une minimisation du rôle des arabes d'Andalousie dans la transmission à l'Occident des œuvres d'Aristote et une réévaluation de l'époque moderne durant laquelle les ecclésiastiques ne sont pas restés aussi étrangers qu'on le dit aux progrès de la science. Contre cette évidence, l'exemple de Galilée ne saurait être invoqué : "ses arguments étaient très faibles ; on les a tous abandonnés depuis". Si l'Église a pris au XIXe siècle du retard dans un domaine où tant des siens se sont illustrés, c'est que la Révolution, en détruisant universités, collèges, fondations, a contraint le clergé à se consacrer d'abord à une œuvre de reconstruction en parant au plus pressé. Il fallait former des pasteurs avant de songer à former des savants.

Cette interprétation canonique que Mgr Mignot avait développé dans un mandement de carême à Fréjus 1063 et qu'il reprendra à Albi 1064 , ne satisfait guère l'abbé Loisy qui le lui fait savoir : "J'ai lu avec beaucoup de plaisir votre première lettre sur les études ecclésiastiques. Peut-être avez-vous montré en certain endroit l'attitude de l'Église à l'égard de la science, comme elle aurait dû être plutôt que comme elle a été". Et surtout il estime que l'antagonisme croissant entre la science et de la théologie "n'est pas imputable seulement à l'orgueil des savants, mais surtout à l'aveuglement des théologiens ; et il faut bien avouer que, dans le cas de Galilée, ceux-ci ont fait une très grosse brioche" 1065 . Mais Loisy concède que ce sont des choses difficiles à dire dans une lettre archiépiscopale.

Notes
1045.

Louis Baunard, Lettre à NN. SS. les évêques et MM. les directeurs de séminaire sur l'utilité de l'instruction scientifique dans le clergé, Paris, Poussièlgue, 1898, 23 p.

1046.

L. Baunard, Op., cit., p. 13.

1047.

Lettre du 20 novembre 1898, ADA, 1 D 5 01.

1048.

Voir sur ce sujet : A. Prost, Histoire de l'enseignement en France, 1800-1967, pp. 249-257.

1049.

Lettres sur les études ecclésiastiques, pp. 4-7.

1050.

Lettres sur les études ecclésiastiques, pp. 95-96.

1051.

Lettre…, p. 14.

1052.

Semaine religieuse du diocèse de Chalons, 31 janvier et 7 fevrier 1903, pp. 65-73, 81-88.

1053.

Citée par Ph. Joutard in Histoire de la France de 1852 à nos jours, Paris, Larousse, 1991, p. 181.

1054.

J.-B. Aubry, Op. cit., t. 1, p. 71.

1055.

G. de Pascal, "Les études ecclésiastiques", RCF; 1er janvier 1904, p. 494.

1056.

J. Hogan, Les études du clergé, Rome-Paris, Pustet, Lethielleux, 1901, 571 p.

1057.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 41.

1058.

Voir supra p. 80.

1059.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 21.

1060.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 25.

1061.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 30.

1062.

R. P. Th. Ortolan, Savants et Chrétiens, Étude sur l'origine et la filiation des sciences, Paris, Lyon, Delhomme et Briguet, 1898, 484 p. Consacré essentiellement au Moyen-Age, ce livre témoigne d'une vision de l'Islam particulièrement négative : "Le Coran est un tissu fastidieux de grossières erreurs, d'inventions grotesques et de maximes contradictoires. […] Sa morale est immonde. […] Il prêche le meurtre…, la paresse", pp. 178-191. Cet ouvrage n'a fait que conforter Mgr Mignot dans la représentation négative (et confuse) qu'il s'était faite de l'Islam durant son voyage en Terre sainte : "Le nom seul fait horreur. Qui voudrait être turc ? Cette doctrine est synonyme de fanatisme, de despotisme, d'immoralité. Une doctrine pareille ne peut être le principe actif d'une morale", sermon, 26 novembre 1882, ADA, 1 D 5-04.

1063.

Les attaques dirigées contre la religion au nom des sciences, 1897, 38 p.

1064.

Quelques accusations portées contre l'Église, 1904, 44 p.

1065.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot , 20 mai 1900, BLE, 1966, pp. 37-38.