1.3 Les limites du retour au thomisme.

Pour sa parution dans la Revue du clergé français, la Lettre sur la Philosophie a été intitulée "Kant et Saint Thomas". Mgr Mignot veut en effet montrer que si l'on ne peut adopter le kantisme, il n'est pas pour autant question d'opérer un retour pur et simple à la philosophie scolastique. Il s'emploie à démontrer, après d'autres, qu'il s'agit de s'inspirer de saint Thomas pour réaliser à frais nouveaux une synthèse philosophique qui réponde "aux difficultés de l'heure présente".

Mgr Mignot se propose tout d'abord d'éclairer ceux dont "les études spéciales n'ont pas pour objet direct la philosophie" et qui se sont sans doute demandés à quel système Léon XIII faisait allusion dans le passage de l'encyclique Depuis le jour que nous avons cité plus haut. Si éloignés de préoccupations philosophiques que soient les ecclésiastiques du Tarn, on a peine à imaginer qu'ils s'en trouvaient pour ne pas avoir immédiatement compris qu'il s'agissait du kantisme, ou plus exactement, comme le note Pierre Colin, "d'une certaine idée du kantisme […] assimilant la doctrine de Kant à un pur idéalisme subjectif" 1066 .

Mgr Mignot commence par se faire l'écho des idées courantes sur le kantisme. Le philosophe allemand est d'abord replacé dans la lignée de la Réforme : de même que le libre examen de Luther a brisé l'unité doctrinale, le subjectivisme de Kant l'a immanquablement conduit au principe du scepticisme philosophique : "D'après lui, il n'y a point de vérité absolue hors de nous : tout se ramène au jugement subjectif de notre raison ; nous affirmons les vérités sans pouvoir vérifier si la réalité objective répond à nos affirmations. […] En un mot, nous ne pouvons être certain que les choses sont in se telles que nous les jugeons. […] C'est donc le monde intérieur qui est la règle, le juge du monde extérieur" 1067 . Dès lors rien ne sert de vouloir reconstruire "le ciel avec l'idée du devoir", car alors ce n'est pas la morale qui trouve son fondement en Dieu mais Dieu qui est prouvé par la morale. Or l'idée que la morale puisse s'imposer d'elle-même est une chimère.

Ayant ainsi justifié la juste "indignation" de Léon XIII pour un système qui aboutit à l'effondrement de toute certitude, Mgr Mignot entreprend de dégager ce qui est acceptable dans le kantisme puisqu'il "n'est pas d'erreur qui ne renferme quelque grain de vérité". Il concède que bien des concepts n'ont de réalité que dans la pensée des hommes. Ainsi en est-il par exemple des anthropomorphismes sur Dieu qui de toute évidence ne correspondent pas à la réalité des choses. Il rejoint sur ce point l'abbé Hébert qui dans un article ancien "Thomisme et kantisme" 1068 estimait que la distinction entre connaissance de l'existence des êtres et connaissance de leur nature introduite par Kant était désormais un acquis de la philosophie : "Si le kantisme n'affirmait que cela, écrit Mgr Mignot, il serait irréprochable".

Son erreur est de nier l'objectivité des choses sous prétexte qu'on n'en saisit pas l'essence. L'homme ne crée pas le monde. Celui-ci s'impose à lui et le fait que ses jugements ne soient pas adéquats, que sa connaissance soit imparfaite ne détruit pas l'objet de la connaissance. On ne peut donc pas prétendre que l'on ne peut rien savoir du monde extérieur sous prétexte qu'il n'est pas connue de façon parfaite. Mgr Mignot est ici en parfait accord avec la critique catholique classique qui voit en Kant le destructeur de la métaphysique. Or la philosophie étant la base de l'enseignement de la théologie, une telle négation n'est pas acceptable. La théologie en effet ne peut accéder au statut de science que si la philosophie en démontre d'abord les fondements : l'existence de Dieu, celle de l'âme, celle de la responsabilité morale. Face à la menace que fait peser la critique kantienne ainsi comprise, Mgr Mignot en appel à la sagesse du passé : "L'humanité possède un fond de justice, de bon sens, de vérité qui résiste à tous les sophismes […]. Il convient donc de s'appuyer sur le passé, sur la tradition de l'humanité" 1069 . L'archevêque d'Albi adopte donc l'argument du sens commun utilisé contre Kant par Victor Cousin 1070 .

Cette tentative de séparer, dans le kantisme, le bon grain de l'ivraie n'est que modérément appréciée par le baron von Hügel qui met sur le compte de l'obligation de faire droit à la "pression officielle" les réserves émises par l'archevêque :

‘Ce que vous dites sur Kant a dû être lu par moi deux ou trois fois, et en me tenant devant l'esprit ce que vous admettez de bon, et surtout la pression officielle qu'il faut bien laisser écraser, ou sembler écraser - quelqu'un, pour ne point me paraître vraiment injuste. J'ai beaucoup étudié et médité certains côtés de Kant surtout sa théorie de la connaissance, et sa morale ; et si je vois clairement tout ce qu'il y a de contradictoire et de confus, d'artificiel et sceptique chez lui, je le trouve, tout de même, en sa perception d'où se trouvent les vrais problèmes, et en ce qu'il a fait pour les rajeunir et les approfondir, un des plus grands esprits de l'humanité.’

Se pose alors le choix d'une philosophie qui soit adaptée aux exigences du dogme. Mgr Mignot avance ici sur un terrain qui lui est plus familier et il s'emploie à faire une lecture large de l'encyclique Aeterni Patris : "Le souverain Pontife ne songe assurément pas à nous donner une philosophie spéciale qui aurait l'avantage de dissiper tous les doutes, toutes les incertitudes" 1071 , puisqu'une philosophie certaine sur tous les points n'est pas possible. D'ailleurs l'Église a successivement utilisé Platon - "commentaire anticipé du IVème Évangile" - puis Aristote auquel les Pères étaient "défavorables ou même franchement hostiles" et qui ne s'est imposé - non sans mal - au XIIIe siècle, car "mieux adaptée à la moyenne des esprits" 1072 . La synthèse alors réalisée n'a pas arrêtée la réflexion, car "une philosophie définitive est une chimère". Mais la scolastique a dégénéré en jeux d'esprits futiles et la philosophie des XVIIIe-XIXe siècles n'a pas "donné tous les résultats espérés". C'est pourquoi Léon XIII invite à revenir à la doctrine de Saint Thomas. Que faut-il entendre par là ?

En recommandant un retour à Saint Thomas comme au guide le plus complet et le plus sûr dans les études philosophiques, le pape ne demande pas une conservation en bloc de la philosophie thomiste. D'abord parce qu'elle comporte des parties qui, à l'évidence, ne sont plus recevables compte tenu des progrès des sciences qui ont rendu caduque la physique d'Aristote et ensuite parce que la philosophie ayant moins d'autorité que la théologie, il n'est pas dans l'intention de Léon XIII de condamner les autres tentatives philosophiques qui ont eu droit de cité dans l'Église.

Pour comprendre ce que le pape veut dire, Mgr Mignot distingue, à la suite de M. Hogan, les trois éléments que comporte toute philosophie : la méthode, la doctrine, les problèmes. C'est à propos des deux premiers que le Souverain Pontife demande d'avoir recours à la philosophie thomiste. Sa méthode est en effet incomparable pour acquérir la précision et l'exactitude de la pensée et sa doctrine, synthèse de "l'enseignement traditionnel des Pères et de la sagesse des grands penseurs de l'antiquité", se présente, dans "le désarroi intellectuel de nos philosophes" comme la seule susceptible d'éviter de s'égarer sur des voies contraires à l'orthodoxie. En revanche sur le troisième point, le pape "laisse une grande latitude aux chercheurs" pour deux raisons. On ne peut apporter aux grandes questions philosophiques les mêmes réponses de siècle en siècle et chaque génération apporte son lot de questions nouvelles. Léon XIII n'a pas songé un instant à donner aux réponses de la philosophie thomiste un caractère infaillible 1073 , car il n'identifie pas le catholicisme avec la philosophie thomiste.

Ce que le pape, souhaite c'est qu'on applique les principes de Saint Thomas aux difficultés de l'heure présente : "Si le treizième siècle nous donne les principes, les nécessités du présent nous obligent à en tirer les conséquences et à en faire des applications à un état intellectuel qu'on ne devinait pas alors" 1074 . C'est pourquoi l'encyclique "loin d'avoir fermé les portes aux progrès, aux recherches, aux découvertes, les ouvre toutes grandes" 1075 .

Si, comme nous l'avons indiqué à plusieurs reprises, Mgr Mignot s'inspire largement de M. Hogan, l'agencement des éléments qu'il emprunte, les apports personnels, en particulier toute la partie sur le kantisme, donnent une tonalité plus offensive au propos. Dans un domaine qui n'est pas le sien, Mgr Mignot réagit avec son pragmatisme coutumier. La philosophie n'échappe pas à l'histoire et il est vain de croire que les solutions du passé puissent être utilisées sans examen nouveau. La lecture large qu'il fait de l'encyclique Aeterni Patris aboutit en fait à ne donner à la philosophie scolastique qu'une fonction propédeutique. Loisy ne s'y est pas trompé, même s'il exagère un peu la pensée de l'archevêque :

‘Il m'avait toujours semblé que le Pape Léon XIII avait été bien téméraire lorsqu'il avait voulu imposer à toute l'Église la philosophie de saint Thomas. Après vous avoir lu, j'en suis convaincu plus que jamais. Votre Grandeur a fort bien prouvé que la meilleure façon d'être thomiste consiste à ne retenir presque rien de la doctrine de saint Thomas. C'est, du reste, ce que ferait ce brave saint s'il revenait parmi nous 1076 . ’

C'est dans l'interstice du texte, dans les notes de bas de page que les choses importantes sont dites. Le baron von Hügel, très conscient de la contrainte que faisait peser l'encyclique Aeterni Patris 1077 remercie l'archevêque d'avoir fait tout son possible "pour bien insister sur le côté moral, volontaire, expérimental, psychologique de toute certitude concrète. Et surtout vous suis-je profondément obligé du courage avec lequel dans une note longue et suffisamment claire, vous défendez mon bien cher Maurice Blondel et le Père Laberthonnière" 1078 . Au terme de son paragraphe sur Kant, Mgr Mignot indique en effet, en note, "que les défenseurs de la vérité ne sont pas restés inactifs" et qu'ils ont "essayé de briser l'enchaînement fatal des lois connu sous le nom de déterminisme" en insistant sur "l'action libre et incessamment créatrice de Dieu". Ils ne considèrent pas "le concours" uniquement "comme l'action permanente et nécessaire de Dieu conservant l'être créé dans l'existence mais comme une action créatrice permanente". Pour l'archevêque cette théorie n'a rien d'extraordinaire puisqu'elle n'est au fond "que l'explication philosophique de l'idée de Providence" et qu'elle place la liberté à la base de la métaphysique. Il conclut sa note en indiquant que malgré les objections que l'on fait à cette théorie, "elle n'a rien qui puisse effaroucher ceux qui croient avec raison à une action réelle, incessante, efficace de la Providence, à une action non seulement conservatrice mais incessamment créatrice de celui in quo vivimus, movemur et sumus" 1079 .

Cette note n'a pas échappé non plus à Loisy, mais il n'y voit pas, comme le baron, une défense de Blondel et du P. Laberthonnière. Elle ne fait que confirmer à ses yeux le fait qu'il est inutile de vouloir faire concorder les questions telles qu'elles se posent aux consciences contemporaines, avec les textes du magistère puisque ce dernier n'en a pas même conscience :

Et pour la philosophie, êtes-vous bien sûr, Monseigneur, que cette brave et excellente note sur les auteurs qui contestent le caractère absolu des lois de la nature, surtout en tant qu'elles nous sont connues, n'est pas en contradiction réelle avec les Encycliques et notamment avec la grosse charge que Léon XIII a faite contre le kantisme dans l'Encyclique au clergé de France ? N'est-il pas certain que les deux grands principes, on pourrait dire les deux grands faits sur lesquels reposent la philosophie et la science moderne, à savoir la relativité de nos connaissances et l'évolution des choses, ne sont pas même soupçonnés à Rome ? 1080

Le P. Laberthonnière en revanche manifeste plus de réserve : "J'ai lu les articles de votre archevêque, écrit-il à l'abbé Birot. J'ai été étonné d'y trouver si peu d'esprit philosophique. Il semble que pour lui la question religieuse soit seulement une question qui relève de la critique historique. C'est un point de vue bien incomplet" 1081 .

Notes
1066.

P. Colin, L'audace et le soupçon, p. 202. Nous devons beaucoup à tout son chapitre "Le kantisme interdit".

1067.

Lettres sur les études ecclésiastiques, pp. 45-46. Il existe de légères variantes entre le texte originale et le texte publié en 1908.

1068.

APC, XIII, janvier 1886, pp. 364-384.

1069.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 71.

1070.

Sur ce point voir P. Colin, Op. cit., pp. 214-216.

1071.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 73.

1072.

Idée empruntée à M. Hogan : "Aristote se prêtait infiniment mieux au développement de la plupart des doctrines chrétiennes, par des théories accessibles aux intelligences moyennes et qui invoquent à chaque instant l'appui, le contrôle de l'expérience et du sens commun", Les études du clergé, pp. 64-65.

1073.

M. Hogan avait poussé le raisonnement plus loin : "La philosophie comme telle, abstraction faite de toute relation avec la vérité révélée, n'est pas plus sujette à son autorité que les sciences naturelles", Op. cit., p. 71.

1074.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 96.

1075.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 93.

1076.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 24 juin 1900, BLE, 1966, pp. 38-40.

1077.

"Vous êtes un peu partout gêné par l'Encyclique Aeterni Patris et ses diverses interprétations et applications, officielles à divers degrés", baron von Hügel à Mgr Mignot, 4-11 novembre 1900.

1078.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 4-11 novembre 1900.

1079.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 53.

1080.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 24 juin 1900, BLE, 1966, pp. 38-40,

1081.

Lettre du 12 janvier 1901, M.-T. Perrin, Laberthonnière et ses amis, p. 26.