1.4 De la métaphysique à l'histoire.

Avec sa Lettre sur l'Apologétique contemporaine, Mgr Mignot aborde le sujet qui lui tient vraiment à cœur, pour lequel sans doute il a entrepris la rédaction de ces Lettres et sur lequel il s'estime en mesure d'apporter une contribution vraiment personnelle : "Il est évident, lui écrit Loisy, que vous entrez, avec cette Lettre, dans le vif du sujet" 1082 , et le baron von Hügel ne cache pas la satisfaction qu'il a éprouvée : "C'est surtout la Lettre sur l'Apologétique qui m'a consolé, et grandement. Vraiment, Monseigneur, nous vous devons ici de nouveau beaucoup et beaucoup !" 1083

En fait, de l'aveu même de l'archevêque, cette Lettre forme avec la suivante, consacrée à l'histoire, un diptyque qu'il faut se garder de séparer. La première circonscrit le terrain sur lequel doit se situer une apologétique vraiment soucieuse de répondre aux difficultés du présent. La seconde peut alors légitimer l'usage de la critique et de l'histoire dans une apologétique qui cherche moins à convertir par la démonstration et la défense la foi chrétienne qu'à "éclairer les âmes de bonne volonté, à rassurer ceux que les affirmations hautaines de la critique contemporaine ont troublés". Parce que le "temps n'est plus aux résignés de la foi", l'apologétique de Mgr Mignot s'adresse avant tout à ceux qui, à l'intérieur de l'Église, traversent "de sérieuses épreuves de l'intelligence", plus graves à ses yeux et plus difficiles à surmonter que celles de la volonté ou de sens.

Face à cette tâche, rien ne limite la liberté d'innovation, car l'Église ne dispose pas d'une méthode spéciale d'apologétique. A chaque époque elle a su adapter son apologie aux nécessités du moment et l'approprier aux besoins immédiats des fidèles en tenant compte des modifications de l'état des esprits. Or chaque génération a des préoccupations qui lui sont propres et qui deviennent vite sans intérêt pour la génération suivante. Ainsi "tel ouvrage qui paraissait il y a cent ans, cinquante ans même, le dernier cri de la science, (et a) servi d'aliment à une génération entière" n'est plus maintenant que lettre morte, comparable "aux inscriptions sur des tombeaux". Homme du présent, l'apologiste a donc le devoir de tirer du dépôt dont l'Église a la charge, les arguments, anciens ou nouveaux, qui lui semblent répondre le mieux au besoins de ses contemporains.

Or la métaphysique qui a tant passionné dans le passé, laisse aujourd'hui nos contemporains indifférents. Ils veulent des faits dont ils puissent tirer des conséquences légitimes. Le danger est donc grand, car la révélation repose sur des faits et non sur la métaphysique : "La doctrine de l'Église est une tradition avant d'être une théologie. Comme la révélation, dont elle est l'épanouissement, elle s'appuie sur l'histoire plus encore que sur la philosophie" 1084 . Les sciences, les premières, ont apporté leurs lots d'objections qui ont conduit "à abandonner certaines interprétations qu'on identifiait à tort avec le dépôt authentique de la foi" 1085 . Mais à l'astronomie, à la géologie, à l'anthropologie a succédé l'histoire et voilà que l'autorité absolue des Livres saints est battue en brèche au point que l'argument tiré de l'Écriture semble avoir perdu une partie de sa force qui semblait pourtant irrésistible. C'est pourquoi "l'apologétique devra d'abord se placer sur le terrain des faits" et étudier "l'histoire du monde d'un point de vue scientifique" afin d'être en mesure d'évaluer à leur juste mesure les conclusions auxquelles parviennent les historiens et les exégètes. Il est en effet désormais "impossible de regarder comme non avenus les travaux très consciencieux des critiques indépendants, de contester la valeur scientifique et la très grande probabilité de plusieurs de leurs conclusions" 1086 .

Mgr Mignot a tout à fait conscience, en proposant ce programme, d'aller à l'encontre des habitudes acquises et plus profondément des conceptions théologiques courantes sur le statut de la vérité, sur celui de la tradition, sur celui des rapports de l'Église et du monde. Il sait qu'il y a dans le clergé "des hommes qui sont des anachronismes vivants. Venus cent ans trop tard, ils se trouvent dépaysés comme les sept dormants" 1087 . C'est pourquoi il termine sa Lettre par un appel à ne pas confondre fidélité à la tradition et immobilisme : "Ne nous faisons pas les champions d'opinions qui ne comptent plus" et à ne pas opposer systématiquement une fin de non recevoir aux idées nouvelles mais de préférer la "sage réserve" de Gamaliel : "si cette œuvre vient des hommes, elle se détruira, si elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire".

Mais admettre que l'apologétique doit se situer désormais sur le terrain de l'histoire parce que l'argument historique est "le plus approprié aux exigences de la polémique contemporaine", pose à la conscience catholique deux problèmes difficiles : celui du statut de la critique et celui de la notion de développement appliqué à la doctrine.

Avant de les aborder, Mgr Mignot commence par faire le bilan des transformations qu'a connu l'histoire au cours du XIXe siècle, tant au niveau de ses méthodes que de ses centres d'intérêts du fait en particulier des nouvelles sources d'information dont elle a su tirer partie. Désormais les historiens abordent le passé en faisant explicitement référence aux sources qu'ils utilisent et "avec le désir de tout comprendre : plus que cela avec une sympathie qui n'exclut aucun homme, aucun peuple, aucune forme de l'activité humaine" 1088 . Pour l'archevêque d'Albi, cette conception nouvelle de l'histoire présente deux avantages. Elle laisse espérer qu'on ne pourra plus aussi facilement que dans le passé "détourner les faits dans le sens de leur hostilité à nos croyances". Et surtout, à partir du moment où les sources sont à la disposition de chacun, "il dépend de nous de les consulter à notre tour" et de faire en sorte que "l'histoire cesse d'être une conspiration contre la vérité", comme l'affirmait Joseph de Maistre, et qu'elle devienne au contraire un outil indispensable pour servir "d'introduction à l'étude de la théologie et d'explication permanente au développement de nos dogmes" 1089

L'usage des source suppose toutefois que l'on mette en œuvre une faculté sans laquelle on ne peut atteindre une science sûre ni "inspirer confiance aux intelligences éclairées", à savoir l'esprit critique. Certes, on a abusé de la chose et du mot "qui sonne mal aux oreilles catholiques ; il semble synonyme de contradiction, d'opposition […] il inspire toutes les défiances" 1090 . Mais le défaut de critique a conduit des écrivains animés des meilleures intentions à défendre des thèses insoutenables […] (et) cette fausse tactique a jeté un long discrédit" sur trop de travaux d'ecclésiastiques. Voilà pourquoi "loin d'accepter le reproche de manquer de critique - ce dont quelques-uns des nôtres prenaient naguère trop aisément leur partie - il nous convient d'être aussi exigeants que qui que ce soit dans le choix de nos raisons et dans la qualité de nos preuves" 1091 . La critique consiste essentiellement à "examiner soit l'authenticité des écrits dont on fait usage, soit leur exacte signification, soit enfin le degré de confiance que méritent leurs auteurs" 1092 .

Sur cette définition de l'esprit critique, limité à la critique documentaire, Mgr Mignot peut conclure que faire preuve d'esprit critique n'est pas en soi le signe d'une quelconque remise en cause du principe d'autorité du catholicisme mais au contraire le plus élémentaire service que l'on puisse rendre à la vérité qui doit être recherchée avec courage et désintéressement.

Cependant, ayant une nouvelle fois recours au procédé de la note, il suggère que la critique textuelle ne peut, à elle seule, résoudre toutes les difficultés. Cette remarque n'échappe pas à Loisy : "Il y a surtout une petite note, sur l'insuffisance de la critique textuelle en matière biblique, qui nous promet beaucoup d'édification dans la lettre sur les Études d'Écriture sainte" 1093 . Au terme d'une note de trois pages 1094 consacrée aux problèmes soulevés par la chronologie biblique et les nombres donnés par l'Exode, les Nombres etc., Mgr Mignot qui a démontré à quel point la théorie "si ingénieuse" du P. von Hummelauer (des interpolations de copistes) laisse tout de même dans "un réel embarras", conclut : "A notre avis, malgré son importance capitale, la critique textuelle ne suffit pas à l'heure présente. Bon gré, mal gré, il faut se résoudre à s'occuper de la critique littéraire, qui est la base de tous les problèmes qui s'agitent dans le monde de la critique historique".

Si le recours à l'histoire se justifie, c'est parce que le développement des études historiques a pris une telle importance au cours du siècle écoulé que l'Église court le risque de s'isoler irrémédiablement du mouvement intellectuel en refusant d'en tenir compte. Il se justifie plus encore si l'on veut bien se rappeler que l'Église est un fait historique et non pas "un axiome qui se déroule suivant des lois fatales. La simple logique, les raisonnements les plus ingénieux ne suffisent pas à rendre compte de cette œuvre de Dieu, créée et vivifiée au milieu des temps" 1095 .

Dans le christianisme en effet, la vérité se trouve toute entière contenue dans l'Écriture, la tradition et les conciles, c'est-à-dire dans des objets qui relèvent d'une approche historique. Il est de la plus haute importance de s'assurer que les croyances d'aujourd'hui "dérivent légitimement et directement de ces trois sources". En parcourant l'histoire de l'Église obligée en particulier de préciser sa doctrine face aux hérésies qui se sont périodiquement manifestées, l'historien pourra montrer que "malgré quelques hésitations inévitables et quelques fluctuations plus apparentes que réelles, malgré certaines impropriétés et inexactitudes passagères d'expression, l'Église primitive croyait ce que nous croyons aujourd'hui" 1096 . L'histoire, mieux que "les sèches nomenclatures des traités classiques", est en mesure de faire entrer dans l'intelligence de la doctrine en mettant en lumière sa permanence au delà de ses transformations.

Ayant résolu la difficulté de la critique en la limitant à la critique des sources, Mgr Mignot résout la difficulté du développement du dogme en montrant que loin d'être une idée neuve, c'est en fait une idée traditionnelle. N'est-ce pas cette idée qu'a mis en œuvre le P. Petau ? Il "inaugura franchement pour l'exposé, la discussion et la défense de nos dogmes, la méthode historique", montrant ainsi que tout écrivain sérieux qui veut éclaircir une difficulté dogmatique ne peut se borner aux arguments théologiques, "fussent-ils empruntés à Saint Thomas et aux Pères les plus autorisés". N'est-ce pas cette idée que Newman a mis en oeuvre quand il a voulu comprendre "les points de dissidence entre l'Église anglicane et l'Église romaine" ? Il n'a pas eu d'autre solution que d'entreprendre de longues recherches sur l'histoire des dogmes.

L'archevêque insinue ainsi, sans le dire clairement, l'idée que les dogmes ont une histoire, qu'il faut considérer l'Église comme un organisme qui vit et se développe et qu'il n'y a pas là la moindre trace de dérive hétérodoxe. Il n'en ignore pas pour autant les résistances qu'une telle idée suscite encore. Alors qu'il travaille à la rédaction de sa cinquième Lettre, il écrit à Loisy :

‘Je suis un peu embarrassé par les lettres sur l'Apologétique et la Critique, sur le développement de la doctrine chrétienne. Le développement de la doctrine chrétienne dans l'A. T. s'admettra assez facilement, mais le développement de la doctrine sur Dieu, sur la théologie de la divinité de N. S., sur la formation du dogme ou plutôt son développement dans l'Église, rencontrerait bien des obstacles. Le malheur de nos théologiens c'est de croire que Dieu a été connu des ancêtres d'Israël, d'Israël lui-même, comme nous le connaissons, que le premier siècle croyait à la divinité de N. S. d'une façon aussi claire que nous, que l'Église contenait explicitement dès l'origine tout ce qu'elle admet aujourd'hui.’ ‘La seule démonstration efficace sera désormais la théorie du développement. Libre à ceux qui n'en n'auront pas besoin de s'en tenir aux thèses traditionnelles 1097 .’

Par l'expression "développement de la doctrine chrétienne", Mgr Mignot désigne ici deux réalités différentes. D'une part celle de la progressivité de la révélation et d'autre part celle du développement du dogme. Depuis 1898, nous le verrons, il avait conçu les grandes lignes d'un ouvrage de théologie dont le plan reprenait cette double approche. La condamnation des articles de Firmin par le cardinal Richard, exigeait de faire preuve de prudence. Mais, loin de se laisser arrête,r comme l'écrit E. Poulat 1098 , Mgr Mignot - même s'il estime qu'il faudrait lui consacrer une Lettre spéciale, - présente dans sa cinquième Lettre, l'idée de développement de la révélation comme étant la seule voie disponible pour résoudre les difficultés qui surgissent de l'application de la critique à la Bible.

Il avait sans doute demandé son avis au P. Lagrange, car celui-ci écrit à l'archevêque en février 1901 :

‘Toutefois je suis très frappé des considérations que vous m'exprimez ; il est clair que si votre situation éminente dans l'Église vous donne une autorité particulière, vous êtes obligé à plus de réserve. D'autre part avec de la prudence et un certain tact théologique on peut dire bien des choses. Surtout en abordant les problèmes par le dehors, ce à quoi je me réduis pour ma part. Toute la question est de bien comprendre ce qu'est la Bible, comment elle a été composée, de quel milieu elle émane. Quand on la place dans son jour, ces idées toutes faites fondent au contact des éléments d'analogie que les études actuelles nous fournissent de toutes parts. Et cependant le vrai divin n'est que là 1099 . ’
Notes
1082.

Lettre de l'abbé Loisy à Mgr Mignot, 20 septembre 1900.

1083.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 4-11 Nov. 1900.

1084.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 137.

1085.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 138.

1086.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 160.

1087.

Légende des sept chrétiens d'Éphèse qui, poursuivis sous Dèce, dormirent dans leur cachette pendant 200 ans et se réveillèrent à l'époque de Théodose II. Étonnés des changements qu'ils constataient, autour d'eux ils se rendorment pour ne plus se réveiller.

1088.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 176.

1089.

Lettres sur les études ecclésiastiques, pp. 192-193.

1090.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 242.

1091.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 181.

1092.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 182.

1093.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 28 octobre 1900, BLE, 1966, pp. 40-42.

1094.

Lettres sur les études ecclésiastiques, pp. 155-158.

1095.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 208.

1096.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 198.

1097.

Lettre du 13 janvier 1901, BN, Naf, 16569, f° 132-133.

1098.

E. Poulat, Histoire…, p. 457.

1099.

P. Lagrange à Mgr Mignot, 18 février 1901, ADA, 1 D 5-01.