Qu'avec la Lettre sur l'apologétique et la critique biblique, Mgr Mignot ait le sentiment d'aborder un terrain particulièrement délicat, sa longue introduction et la multiplication des citations des textes du magistère le montrent amplement. Il a reçu une mise en garde précise de la part de M. Vigouroux. Il en informe Loisy :
‘(Très confidentiel). J'ai reçu, après la publication de ma troisième Lettre sur les Études ecclésiastiques, une lettre de M. Vigouroux me suppliant de ne pas contester l'authenticité mosaïque du Pentateuque. Plus il va, dit-il, plus il est convaincu que Moïse est l'auteur, que le livre n'a pu être écrit qu'à cette époque, etc. ; de plus, que la lettre du Cardinal à la Revue a fait grande impression à Rome, où l'on est décidé, une bonne fois, à en finir avec toutes les témérités des critiques 1100 .’Il a donc conscience de s'engager sur des "sentiers escarpés où le précipice borde le chemin". Mais il estime ne pas pouvoir se dérober à la tâche qu'il s'est fixée tant les problèmes que soulève la critique biblique sont du domaine public "dans un siècle de publicité à outrance où les plus graves problèmes sont traités, avec une légèreté impie, dans les plus insignifiantes revues, dans la presse quotidienne qui les fait pénétrer jusqu'aux moindres hameaux" 1101 . Il prend la précaution de dire explicitement qu'il n'a pas l'intention de "préciser ce qu'il faut croire et ce qu'on ne peut pas croire" et que sa Lettre ne doit pas être considérée comme un enseignement doctrinal. Son objectif essentiel n'est pas tant, comme le dit E. Poulat, de "faire sauter le bouchon que constitue l'authenticité mosaïque du Pentateuque", que de montrer, qu'aucun dogme n'est en danger et donc que la foi n'a rien à craindre "quand même par hypothèse, plusieurs des théories critiques actuelles devaient être un jour confirmées par les faits" 1102 . C'est, d'une certaine façon, en amont des questions techniques qu'il se situe, car il est persuadé que celles-ci se résoudront naturellement, dès lors qu'aura été acceptée l'idée de ne plus lier authenticité et crédibilité.
Ce qui est en cause c'est la Bible. Or elle est "le sacrement de l'intelligence de Dieu comme l'eucharistie est celui de son amour" et "en un sens le trait d'union, le point de contact entre Dieu et l'homme". En mettant en cause la Bible en tant que base historique de la foi, la fausse critique semble détruire tous les motifs de crédibilité. Le silence n'est plus permis, car le mouvement est irréversible. On doit même regretter d'avoir déjà perdu beaucoup de temps. En faisant mettre au pilon le travail de Richard Simon, Bossuet a retardé gravement le moment où l'on admettrait qu'il faut lire la Bible autrement qu'on ne l'avait fait. Le seul moyen de reprendre l'initiative c'est d'accepter la vraie critique qui ne prétend pas contrôler "la parole authentique de Dieu, mais la façon dont cette parole nous a été transmise".
Quiconque parcourt l'Écriture s'aperçoit que "malgré une unité profonde, la Bible est un recueil de livres spéciaux, distincts d'esprit et de forme […]. Elle est à elle toute seule une littérature […]. Ecrite à des époques et dans des circonstances fort différentes, elle s'est formée lentement, obscurément, généralement sans date précise : en un mot elle a une histoire, et à ce titre, comme toutes les œuvres littéraires, morales et religieuses, elle est soumise aux lois de la critique historique et littéraire" 1103 . On admet déjà une pluralité d'auteurs pour les Psaumes. La fiction qui attribue les Proverbes à Salomon ne trompe plus personne. Le fait qu'on ignore le nom des auteurs des livres des Juges, de Samuel, des Rois n'est pas une raison suffisante pour mettre en doute leur valeur historique. N'en serait-il pas de même pour Moïse et le Pentateuque ?
Mgr Mignot se garde bien de trancher. D'une part, nous l'avons vu, M. Vigouroux le lui avait déconseillé. D'autre part son objectif n'est pas d'étudier la question de l'authenticité du Pentateuque, mais d'envisager "ce qu'il faudrait faire si l'on prouvait qu'il n'est pas de Moïse". Il se contente donc de présenter les positions des deux partis. D'un côté les critiques traditionnels qui malgré la prodigieuse érudition qu'ils déploient ne parviennent pas à emporter la conviction 1104 . De l'autre les critiques rationalistes parvenus à un consensus sur un ensemble d'acquis qu'ils ne prennent plus la peine de démontrer et dont il faut reconnaître, une fois faite la part des hypothèses parfois hasardeuses, qu'ils ne manquent pas de force. En particulier, il est désormais impossible de remettre en cause la théorie documentaire que "les plus conservateurs admettent au moins pour la Genèse et la première partie de l'Exode".
Si "par hypothèse, par simple hypothèse" il était démontré que Moïse n'était pas l'auteur de tout le Pentateuque, la foi serait-elle pour autant en péril ? Non. D'une part parce que c'est le rédacteur définitif qui est inspiré comme on le voit dans le cas de l'auteur du deuxième livre des Macchabées et même de saint Luc. D'autre part, et plus fondamentalement, parce qu'il faut prendre en compte "le développement lent et continue de la révélation à travers l'histoire d'Israël". Il suffit pour cela de reconstruire "la révélation biblique d'après les documents incontestés par les rationalistes eux-mêmes" à savoir les prophètes et aussi les Psaumes "si pleins d'allusions à la vieille histoire d'Israël". On se trouve alors "dans la lumière du plein midi de l'histoire, au moment précis où les idées sur Dieu, sa nature, ses perfections infinies sont le plus parfaite ; où la morale religieuse, appuyée sur la justice, l'amour de Dieu et du prochain, a réalisé la perfection qu'elle pouvait atteindre avant l'évangile" 1105 . L'histoire du prophétisme a été trop négligée par les exégètes catholiques qui ne se rendaient pas compte que la révélation a aussi son histoire : "Tout en convenant que la révélation n'était pas aussi complète dès l'origine […] on exagérait la connaissance que les patriarches, par exemple, pouvaient en avoir. […] On jugeait des idées religieuses du quatorzième siècle avant Jésus-Christ non pas même d'après celle du troisième et du second, mais d'après les idées chrétiennes" 1106 . Il faut donc revenir à une plus juste appréciation de la réalité et admettre que si la Bible est la manifestation du Christ, elle en est la manifestation progressive. Chaque page de la Bible apporte une idée nouvelle et plus précise de Dieu qui n'a pas parlé "aussi clairement dans l'Eden qu'au Sinaï".
Si Mgr Mignot insiste tant sur cette idée que la révélation a une histoire c'est qu'il estime que son acceptation dans la pensée catholique est le préalable incontournable pour régler la question des rapports de l'histoire et de la théologie. Il faut en effet comprendre que ce que l'histoire fait perdre d'un côté, l'histoire le fait regagner de l'autre.
Loisy, pour une fois, se montre satisfait : "Pardonnez-moi encore ce post-scriptum : je viens de lire votre Lettre et je la trouve tout à fait sage ; on voit qu'elle a été longuement méditée. Je souhaite que tous les théologiens en soient aussi contents que moi. Pour y blâmer quelque chose, ils seront obligés de comprendre de travers. Malheureusement, c'est ce que plusieurs font souvent" 1107 .
En revanche, le baron von Hügel qui a lu cette cinquième Lettre "très attentivement, avec beaucoup d'intérêt et de plaisir" n'y retrouve pas la largeur de vue qui lui avait tant plu dans de celle sur l'Apologétique. Il est cependant parfaitement conscient de la difficulté de l'exercice : "Mais enfin, écrit-il à l'archevêque, dans cette Vème Lettre vous écrivez avec tout le monde vous épiant la moindre tournure de phrase et de ton de voix. Et il est consolant de voir tout ce que, malgré ceci, vous parvenez à nous dire" 1108 .
Après avoir énuméré les points sur lesquels il en en total accord avec Mgr Mignot, il fait part de ses réserves :
‘Je ne me suis trouvé arrêté que fort rarement : à la p. 29, où les paraboles citées me semblent bien tirer leur côté étrange de remaniements de l'enseignement original de N. S. 1109 ; p. 30, où j'aurais voulu voir Dillman 1110 , que j'ai tant étudié, parmi les critiques plus modérés (il l'est plus que Robertson Smith ; et trop, car il met le Code sacerdotal avant le Deutéronome) ; p. 40, où je me suis heurté contre la dernière sentence du 1er § qui semble assez, trop violente 1111 ; et enfin aux 2 dernières lignes de la p. 44 1112 , où l'introduction de la question de la nature et de l'étendue de l'inspiration semble bien prématurée, car ne s'agit-il pas tout juste de prouver par le déroulement de l'histoire d'Israël in extenso (et ici n'avons-nous fait que la plus petite moitié du chemin), que cette histoire est divine, et que sa codification peut bien être comprise comme inspirée ?’Seule la dernière observation pose un réel problème et montre qu'il existe une divergence de point de vue non négligeable entre Mgr Mignot et le baron. Le premier reste convaincu que la seule manière de donner à la critique biblique toute la liberté dont elle a besoin sans avoir à se demander sans cesse où il faut s'arrêter, c'est de lui assigner un cadre précis : celui de l'inspiration. Ce faisant, il reste tributaire d'une approche qu'il condamne par ailleurs et le baron a beau jeu de le lui faire remarquer que l'inspiration elle-même n'est pas un principe a priori mais qu'elle se déduit de l'histoire même d'Israël.
En réponse, Mgr Mignot convient des limites de son travail mais ne répond pas à l'objection du baron :
‘Je suis heureux que ma dernière Lettre vous ait plu et vous paraisse utile. Plus que vous j'en sens l'imperfection, car j'ai été obligé, pour ménager beaucoup de mes lecteurs, de laisser dans l'ombre, ou du moins dans une pénombre, bien des idées qu'il faudrait mettre en pleine lumière. Mieux vaut, à mon avis préparer doucement l'opinion que de la heurter violemment. J'ai la confiance qu'en dépit de toutes les oppositions la lumière se fera peu à peu 1113 . ’Mgr Mignot à l'abbé Loisy,26 décembre 1900, BN, Naf, 16569, f° 130-131, Mémoires, II, 10-12.
Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 231.
Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 232.
Lettres sur les études ecclésiastiques, pp. 247-248.
Mgr Mignot en donne un exemple dans une longue note de la Lettre sur l'Apologétique contemporaine dans laquelle il montre que les tentatives du P. von Hummelauer pour "se tirer des inextricables difficultés du texte actuel" entraînent des difficultés plus grandes encore.
Lettres sur les études ecclésiastiques, p 280-281
Lettres sur les études ecclésiastiques, p 283.
L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 13 mai 1901, BLE, 1966, pp. 85-88.
Baron von Hügel à Mgr Mignot, 12 août 1901.
Il s'agit de la parabole du trésor, Mt 13, 44 et celle de l'économe infidèle, Mt 24, 45-51 dont Mgr Mignot disait : "Plusieurs de ses paraboles sont étranges à première vue et paraissent inspirer… par les dispositions assez vulgaires de son entourage".
August Christian Friedrich DILLMAN (1823-1894), élève d'Ewald, spécialiste de la bible éthiopienne, professeur de langues orientales à Kiel (1854) puis d'exégèse de l'Ancien Testament à Berlin (1869). Mgr Mignot le classe parmi les critiques "les plus avancés".
"Laissons donc pour aujourd'hui les critiques se déchirer, en déchirant, hélas ! les pages sacrées, et continuons notre chemin. Passons comme Jésus passait à Nazareth au milieu de ses ennemis".
"Après avoir établi au préalable la nature et l'étendue de l'inspiration, on étudierait la théologie des prophètes…"
Mgr Mignot au baron von Hügel, 21 août 1901, ms 2789.