En dehors de Loisy et du baron von Hügel, de nombreux correspondants de Mgr Mignot se sont manifestés à l'occasion de cette publication. Un peu plus d'une trentaine de lettres reçues par l'archevêque ont été conservées. A l'exclusion d'une, elles s'échelonnent entre novembre 1900 et novembre 1901. C'est dire que l'opinion a commencé à s'intéresser aux Lettres de l'archevêque d'Albi à partir de celle sur l'Apologétique. Et c'est celle sur l'apologétique et la critique biblique qui a suscité le plus de réaction puisque le tiers des lettres reçues sont datées de mai 1901.
Mis à part le baron von Hügel, Brunetière et Fonsegrive, tous les correspondants de l'archevêque sont des ecclésiastiques parmi lesquels six évêques, un vicaire général, cinq professeurs de différents établissements d'enseignement. Sept résident à l'étranger : Italie, Allemagne, États-Unis, Palestine. En dehors du chanoine Di Bartolo et de Mgr Ireland, il s'agit de prêtres français expatriés. Cette modeste présence étrangère ne doit pas faire sous estimer la diffusion des Lettres de Mgr Mignot hors de France. C'est par M. Hogan que les deux clercs cités en ont eu connaissance, mais leur principal agent de diffusion est le baron von Hügel qui ne cesse d'en demander de nouveaux exemplaires, tout en suggérant à l'archevêque d'en envoyer directement :
‘Les deux autres exemplaires de la Lettre n°7 1114 je les ai donnés au Père Tyrrell et au Dr van den Brissen, qui la goûteront beaucoup. Je serais très content si je pourrais (sic) en avoir encore 6 exemplaires : je voudrais la donner à Driver, Ryle, Montefiore, Sanday et à Dom Howlett et le Rd Dr Clarke. J'espère aussi que vous l'enverrez, Monseigneur, elle et la Lettre future sur l'Écriture Sainte à cet excellent Père G. Semeria, […], et au brave Père G. Genocchi […] : ils sauraient en tirer grand profit 1115 . ’Le ton des correspondants s'échelonne de l'accusé de réception courtois, à l'approbation chaleureuse voire enthousiaste.
Au premier genre appartient par exemple la lettre de l'archevêque de Rennes Mgr Labouré, condisciple de Mgr Mignot à Saint-Sulpice, qui proteste de "sa sincère admiration" 1116 bien qu'il n'ait "ni la science, ni la compétences" de Mgr Mignot dans les questions d'études ecclésiastiques, ou celle du R. P. Cormier, o.p., qui a lu ces Lettres "avec tout le plaisir qu'on éprouve à voir les idées que l'on partage confirmée par l'autorité d'un grand savoir et d'une grande expérience" 1117 et qui les fera connaître au futur Chapitre général des Dominicains. Mgr Belmont, évêque de Clermont manifeste plus de chaleur : "Je vous suis très reconnaissant comme évêque et comme ami, du zèle apostolique, qui avec l'aide de votre prudence et de votre haute intelligence, vous permet de prendre la parole avec tant d'autorité" 1118 . Le chanoine Guillibert, vicaire général du diocèse d'Aix-en-Provence exulte :
‘Merci, merci. Vous avez montré une fois de plus comme le disait si à propos notre regretté condisciple Mgr d'Hulst, que en ces matières les "téméraires" sont plutôt ceux qui se bouchent les oreilles, s'attardent dans les broussailles des interprétations surannées. Continuez Mgr ces puissantes leçons 1119 .’Quant à Mgr Duchesne, il manie comme à son habitude l'ironie :
‘Je vous suis reconnaissant de m'avoir envoyé votre dernière Lettre pastorale et encore plus de l'avoir écrite. C'est une grand et bonne action que vous faites là. Il faudra en envoyer quelques exemplaires au Saint-Office qui serait bien inspiré d'en faire son profit 1120 .’A travers ce que les correspondants de Mgr Mignot retiennent de ses Lettres, on perçoit que l'archevêque a touché juste sur plus d'un point. "Le voilà enfin loué exactement comme il le mérite cet "esprit critique" tant calomnié, et loué par un de nos maîtres dans la foi ! Voilà enfin le Moyen-Age à sa place dans la tradition et la vérité théologique dogmatique considérée non plus comme un ensemble de formules mortes, mécaniquement enchaînées en des théorèmes mais comme un organisme vivant", lui écrit Fonsegrive 1121 ."Oui nos études ne sont plus au point. Nous sommes une armée équipée de fusils à pierre. […] Comme vous le dites […] le dogme catholique n'est pas une métaphysique et froide affirmation de la vérité religieuse, comme on le croirait volontiers à la lecture de nos manuels ; il est ce que recherche et prise avant tout, l'esprit de notre temps, il est un fait expérimental et historique" 1122 , écrit le chanoine Canet. Quant au chanoine Bellamy qui approuve l'idée du développement de la révélation à travers l'histoire d'Israël, il estime que Mgr Mignot a "posé la question telle qu'elle aurait dû être posée depuis longtemps et indiqué la vraie méthode pour résoudre des questions qu'il n'est plus permis de négliger" 1123 . L'abbé Naudet, parlant en son nom et au nom de beaucoup de ses amis, y trouve une grande force pour leur action : "Nous travaillons de notre mieux à faire pénétrer dans le monde d'à côté les enseignements de l'Église et nous constatons, trop souvent, le mal que fait à nombre d'esprits de bonne volonté l'étroitesse de pensée de certains catholiques, et leur dogmatisme aussi peu orthodoxe qu'intolérant" 1124 .
Un dernier point mérite d'être souligné. Ces Lettres ont incontestablement donné à Mgr Mignot une autorité intellectuelle nouvelle comme en témoigne le fait que l'on se batte pour avoir le privilège de le publier : Fonsegrive lui ouvre La Quinzaine tandis que le P. Lagrange lui propose d'accueillir au moins "de larges extraits" de la cinquième Lettre dans la Revue biblique et que d'autres correspondants l'engagent à réunir ses Lettres en volumes afin d'atteindre un plus large public que celui de la Revue du clergé français 1125 .
Mgr Mignot y a sérieusement songé mais comme à son habitude il hésite : "Peut-être savez-vous, écrit-il au baron en février 1902, que je réunis mes Lettres en un volume qui est presque imprimé. Or, on me conjure de ne pas les faire paraître en ce moment. M. Vigouroux est des plus pessimistes et des plus épouvantés ! Je me demande ce que je vais faire !" 1126 Non sans perspicacité, le baron interprète cette exclamation comme une question :
‘J'ai cru très bien comprendre, lors du reçu de votre dernière, bonne et fort intéressante lettre, que vous aimeriez avoir quelques avis ou impression quant à l'opportunité de la publication immédiate de votre volume de Lettres. Mais je me trouvais être sans lumière propres sur ce sujet : le fait étant que vos idées sont tellement aussi les miennes, et me sont, partant, tellement naturelles et axiomatiques, et leurs adversaires me sont si souvent et toujours si difficilement compréhensibles, que je n'ai nul instinct quant à ce qui concerne les susceptibilités ou encore les forces, l'étendue de l'influence de ces derniers. Il me fallait donc trouver quelqu'un d'autre, quelqu'un foncièrement avec nous ; point lié par les obligations de silence officiel, et cependant en touche journalière avec ce brave, lourd monde des traditionnels. Cet homme-là je le trouve ici toujours dans le Père Gismondi […]. Je finis donc par le voir […] et je lui demandis (sic) son impression et avis. Je le trouva (sic), comme toujours, sincèrement avec nous, et très désireux pour que nos idées fassent bon et solide chemin. Mais il me dit avoir, lui aussi constaté, de par ici, parmi diverses sortes d'ecclésiastiques et d'officialité, un ton de scandale, d'opposition, d'allégation de vous et de vos écrits comme impossibles, hors de discussion, incroyables, etc. Surtout me signalait-il son Général comme ayant abondé dans ce sens, bien souvent. Si le Card. Richard, le Nonce Lorenzelli et son Général sont bien ameutés et décidés contre vous ; s'ils se combinaient, déterminés de vous arrêter, Vous humilier d'une façon ou de l'autre, il lui semble certain que, vu la situation incertaine, instable, hazardeuse (sic) de par ici, ils aboutiraient à vous procurer quelque échec 1127 .’A la suite du P. Gismondi, le baron estime qu'une publication ne pourrait se faire qu'après avoir soumis les Lettres "à une révision sévère" en particulier de la forme qui devrait être "plus travaillée et lapidaire". Pour Mgr Mignot, il ne saurait être question de revenir sur la forme de ses Lettres qu'il a voulu telles. D'autre part deux événements, sur lesquels nous reviendrons, viennent en ce début 1902 compliquer la situation : la difficile gestation de la Commission biblique 1128 et la controverse qui l'oppose à Mgr Turinaz :
‘Merci sur les intéressants détails que vous m'avez donnés sur les impressions du P. Gismondi. Dans ces conditions il me paraît plus sage d'attendre. Quant à refaire les Lettres, les documenter, les hérisser de textes, de citations, je n'y songe pas le moins du monde. Je les ai faites familières afin de les rendre accessibles à des lecteurs que l'érudition la plus élémentaire rebute et épouvante. Ce qui m'engage à ne pas publier c'est la nomination de la Commission. Cette pauvre Commission paraît déjà malade, et l'apparition de mes Lettres, dit M. Vigouroux, serait de nature à en faire modifier la composition déjà regardée comme trop libérale. De plus, je ne voudrais pas donner prétexte à des attaques, si injustes ou futiles soient-elles. L'énergumène de Nancy, comme l'appelle un de nos évêques, serait enchanté de trouver matière à discussion nouvelle, ce qu'il faut éviter pour le moment 1129 .’Ce n'est donc qu'en 1908, dans l'éventualité d'une candidature à l'Académie française, que ces Lettres ont été publiées. Mgr Mignot n'y apporta aucun changement notable, en dehors de quelques notes supplémentaires dont l'une vise à expliciter une phrase qui pouvait paraître ambiguë 1130 et deux à préciser que l'authenticité mosaïque du Pentateuque est la seule doctrine que l'on puisse enseigner dans les séminaires, à la suite de la récente décision de la Commission biblique mais que, si tout catholique doit se conformer à cette direction de l'autorité, il ne doit pas "s'interdire pour cela le champ des recherches scientifiques ni fermer les yeux à de nouvelles lumières, si la critique vient à les faire jaillir" 1131 .
L'important, dans cette édition, est à chercher dans la préface. Mgr Mignot, aidé par le chanoine Birot qui tient la plume, y donne la clé de lecture qui justifie le fait que, malgré le décret Lamentabili et l'encyclique Pascendi, il n'ait rien à changer à ce qu'il écrivait sept ans plus tôt. Nous y reviendrons.
Sous couvert d'un directoire des études ecclésiastiques, Mgr Mignot a poursuivi un objectif plus ambitieux. Il a voulu provoquer une salutaire prise de conscience face à l'inadéquation des réponses de l'Église aux problèmes qui résultent de l'évolution des mentalités modernes ; montrer aussi qu'une stratégie défensive n'était plus tenable et qu'on avait déjà que trop tardé ; tracer enfin les perspectives qui permettraient de débloquer la situation en toute sécurité doctrinale. De ce point de vue, il n'est pas tout à fait juste de dire, comme le fait E. Poulat, que c'est "à inquiéter ses lecteurs plus qu'à les rassurer" 1132 que s'est efforcé Mgr Mignot. Certes, il s'attaque avec vigueur aux difficultés subjectives, à ses yeux fondamentales :
‘Toute pratique nouvelle nous est peu sympathique… Craignons qu'il n'y ait là paresse d'esprit, obstination, entêtement dans nos idées plutôt que zèle pour la gloire de Dieu. Prenons garde, sous prétexte de maintenir fidèlement nos traditions, de nous fixer dans une dangereuse immobilité. ’Mais il le fait parce qu'il est convaincu qu'il ne faut rien craindre des difficultés objectives. C'est ce qu'il s'est attaché à démontrer tout au long de ses Lettres.
Le baron utilise la numérotation des actes épiscopaux. Il s'agit de la Lettre sur l'Apologétique contemporaine.
Lettre du 4-11 janvier 1901. En Août il indique à Mgr Mignot ce qu'il a fait de la 5e Lettre : "J'ai envoyé les 3 autres exemplaires à Driver à Oxford, Dom Butler à Cambridge et au Père Tyrrell, dans son exil du Yorkshire. Le premier aura sans doute agi, comme il le fait toujours, mais il ne m'a point écrit ; le second, m'en écrit avec enthousiasme, comme d'un écrit admirable, et souhaitant que le Ciel daigne nous donner un Évêque parmi notre quinzaine Anglaise comparable de loin à votre compétence ; et le troisième a organisé une traduction Anglaise dans le Weekly Register", Lettre du 12 Août 1901
Lettre du 21 octobre 1900.
Lettre du 6 février 1901.
Lettre du 31 janvier 1901.
Lettre du 24 mai 1901.
Lettre du 17 mai 1901.
Lettre du 12 janvier 1901.
Lettre du 21 janvier 1901.
Lettre du 30 mai 1901.
Lettre du 9 janvier 1902, BLE, 1975, p. 30.
Il est tout à fait significatif que le Correspondant ne consacre un article à la question des études ecclésiastiques qu'après la parution des brochures de Mgr Le Camus et de Mgr Latty : abbé Klein, "Un renouvellement des études ecclésiastiques", Le Correspondant, 10 mars 1902, pp. 971-987.
Mgr Mignot au baron von Hügel, 1er février 1902, ms 2790.
Baron von Hügel à Mgr Mignot, 25 février 1902.
Voir infra p. 339 et sq.
Mgr Mignot au baron von Hügel, 15 mars 1902, ms 2791. C'est semble-t-il M. Monier qui avait appelé son attention sur l'inopportunité de publier ses Lettres "pour ne pas distraire l'opinion catholique de ce qui devrait demeurer en ce moment l'objectif unique de ses pensées : nous unir contre les ennemis du dehors", 13 février 1902, ADA, 1 D 5-01.
Après avoir présenté les différentes interprétations du 1er chapitre de la Genèse, il avait conclu : "Tout en sachant que Dieu a parlé et ce qu'il a dit, on se demande ce qu'au juste il a voulu dire". Il croit bon de préciser : C'est la portée historique et scientifique du texte qui reste obscure. Mais sa signification dogmatique et morale… est parfaitement claire, et offre une base inébranlable à l'interprétation doctrinale de l'Église", Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 163.
Lettres sur les études ecclésiastiques, pp. 144, 275.
E. Poulat, Histoire…, p. 458.