Quatrième chapitre :
Empêcher une condamnation
(1900-1903)

1. L'alerte de 1901.

1.1 Loisy aux Hautes Études.

Le 28 octobre 1900, l'abbé Loisy écrit 1168 à Mgr Mignot pour lui annoncer que le cardinal de Paris vient d'interdire à l'abbé Bricout 1169 de poursuivre la publication des articles de Firmin dans la Revue du clergé français 1170 .

L'article 1171 qui provoque la réaction de Mgr Richard n'était que la mise en œuvre sur le plan historique des idées théoriques développées dans les précédents. Mais "quittant le ciel des grandes idées, il se situait d'emblée aux cœurs de sujets brûlants et heurtait de front l'imagerie traditionnelle" 1172 . Loisy y montre en effet que les progrès des connaissances historiques obligent à reconsidérer complètement les données chronologiques de la Bible, que l'histoire d'Israël ne commençait à être relativement claire qu'à partir de Samuel et de Saül mais que plus on remontait vers Moïse et au-delà plus l'obscurité devenait épaisse. En conséquence il fallait reconsidérer complètement l'histoire de la religion des anciens Sémites et celle de l'origine du culte de Yahvé. Pour Loisy, le milieu dans lequel ce culte avait sans doute pris naissance est à chercher du côté de celui de quelque tribu nomade à l'abri des influences du polythéisme où, dans un climat animiste, la vie du clan accordait au Dieu protecteur un privilège quasi exclusif d'adoration.

Informé, le cardinal Richard "fut extrêmement ébahi et scandalisé d'apprendre que le monde n'avait pas été créé l'an 4004 avant Jésus-Christ, selon qu'il est écrit dans son catéchisme, et de découvrir qu'on ne savait rien de positif sur l'histoire d'Israël et de la religion avant Abraham". Sans prévenir l'abbé Loisy ni lui demander la moindre explication, l'archevêque de Paris avait écrit à l'abbé Bricout "une lettre dont il ordonne la publication et où il interdit de mettre au jour les articles suivants".

Et Loisy de déplorer qu'une fois de plus on vient de fournir "à Sabatier et Cie une merveilleuse occasion de revenir sur la liberté dont jouissent les catholiques et sur la portée véritable de l'encyclique Providentissimus Deus".

Mgr Mignot est désolé. Il n'a rien trouvé dans l'article qu'on ne pût soutenir. "Qu'il ait déplu passe, mais que l'on interdise à l'abbé Bricout de publier la suite, c'est raide ! On peut évidemment condamner, à tort et à raison, ce qu'on a sous les yeux ; mais condamner ce qui n'a pas encore paru, ce qu'on ne connaît pas !!!" Comme Loisy, il estime que l'on a fourni aux adversaires de l'Église "un redoutable confirmatur de leurs accusations. Ce n'est plus la pratique de la libre discussion, si chère à nos anciennes Universités. C'est la pratique de la bouche close" 1173 .

Il tente néanmoins de disculper le cardinal en incriminant son entourage 1174 et en émettant l'hypothèse que celui-ci a "pensé que l'interdiction des articles à paraître ferait moins d'impression" et serait personnellement moins nuisible à Loisy qu'une condamnation publique de l'article.

Le baron von Hügel lui aussi informé par Loisy, est partagé entre la crainte que cette interdiction ne prélude à celle de la Revue d'histoire et de littérature religieuses, la satisfaction que les articles de Firmin aient pu paraître aussi longtemps dans une Revue "purement ecclésiastique" et l'étonnement devant l'incohérence apparente de la décision :

‘Ce qui est assez étrange, mais au fond encore caractéristique de la situation assez grotesque si elle n'était pas si tristement dangereuse, dans laquelle se trouvent les fortes études dans l'Église actuelle, c'est que Firmin nous a donné dans cette Revue même, des choses bien plus hardies que dans cet article ; et cependant, celles-là on les laisse passer, et celui-ci l'on condamne 1175 .’

La conséquence immédiate de cette censure est de priver Loisy d'une partie de ses ressources puisqu'il décide de renoncer à la pension que lui faisait l'archevêché et surtout de l'amener à entreprendre des démarches pour obtenir un poste dans l'Université. Par l'intermédiaire de Paul Desjardins 1176 , il obtient la possibilité d'ouvrir un cours libre à la section des sciences religieuses de l'École des hautes études. Il en informe immédiatement et confidentiellement l'archevêque :

‘Je n'ignore pas que ma démarche pourra être mal interprétée. Mais quel homme sérieux oserait me blâmer ? Je me réfugie dans l'Université comme dans un asile, et nulle puissance au monde ne peut m'imposer l'obligation de mourir de faim ou même celle de ne rien faire. Il y a trois semaines, je ne songeais à rien moins qu'à redevenir professeur ; je ne souhaitais que de continuer paisiblement mes travaux dans les modestes conditions que vous savez. La brutale décision du Cardinal, outre qu'elle me diffame aux yeux de la masse, m'enlève la moitié de mes ressources, puisqu'il me devient impossible d'écrire dans la Revue du clergé français et que je ne pouvais décemment continuer à recevoir l'aumône de son Éminence. Voici la cinquième fois depuis vingt et un ans que je recommence ma carrière. Cela n'a rien de particulièrement récréatif à mon âge et dans mon état de santé. D'autant plus que je ne suis pas comme Talleyrand, qui tombait toujours plus haut qu'il n'était avant ses disgrâces. L'essai que je tente maintenant est plein d'incertitudes mais […] tant que cela dépendra de moi, je ne laisserai pas à ceux qui me poursuivent la joie de leurs victoires imbéciles 1177 .’

Loisy est d'autant plus déterminé que le numéro suivant 1178 de la Revue du clergé français contient une note du cardinal Richard qui oblige d'écarter l'interprétation bienveillante de Mgr Mignot. Il s'agit bien d'une "interdiction publique pour les articles à suivre, et de condamnation publique pour l'article publié" 1179 . L'archevêque lui répond :

‘J'avoue que j'ai été aussi peiné que surpris de la note du Cardinal. J'ai eu l'occasion d'en dire un mot à M. Klein. Le jugement sur l'article est bien sommaire et l'on ne manquera pas de dire que la liberté n'a pas de place dans l'Église. S'est-on bien rendu compte de la portée de cet acte que l'on a sollicité du Cardinal ?... Condamner d'avance des articles qui n'existent pas encore, qui peut-être seront la justification ou tout au moins l'explication des idées trouvées hardies dans le premier, c'est faire l'affaire de Ch. Maignen, des rédacteurs anonymes de la Vérité française. Comme les jésuites, qui en réalité sont les meneurs, sont loin de leurs illustres confrères des siècles précédents...[…] Mais laissons cela : les défenseurs de la liberté sont devenus les défenseurs à outrance de ce qu'ils croient être la tradition et l'autorité. Cette condamnation, car c'en est une, aura probablement un résultat différent de celui qu'on espérait 1180 .’

Mgr Mignot prend acte plus qu'il n'approuve la décision de Loisy de demander un poste dans l'Université. Elle lui apparaît comme la conséquence logique de 1893 : "les esprits sages et modérés regretteront que l'on vous ait mis dans la nécessité (morale 1181 ) de quitter votre chaire de l'Institut catholique pour entrer dans l'Université". Il en est cependant profondément affecté non seulement parce que la décision de Loisy va causer de l'émoi : "Les mauvaises gens seront enchantés et ne manqueront pas de dire : 'Voyez-vous, nous l'avions toujours prévu, il passe à l'ennemi'" 1182 , mais aussi et surtout parce qu'il "est bien douloureux de penser que la Sorbonne soit devenue le khan du bon Samaritain et que ceux qui devraient être fiers de vous vous aient si facilement lâché. […] Je déplore qu'on vous ait obligé à aller à la Sorbonne, quand votre seule vraie place était à l'Institut catholique" 1183 .

Il écrit à M. Vigouroux :

‘J'ai bien regretté la mesure ab irato prise par le cardinal contre M. Loisy. […] Franchement, traiter M. Loisy avec cette désinvolture est pour moi chose inexplicable. Il faut que le cardinal soit entouré de gens ou incompétents ou très passionnés. Les duretés précédentes que l'on a eu pour un homme de cette valeur - quelles que puissent être ses erreurs partielles - semblaient exiger plus de ménagements.[…] Qu'a-t-on gagné ? 1184

Cette interrogation finale montre bien que Mgr Mignot est partagé sur le fait que Loisy entre aux Hautes Études. Bien sûr l'exégète aura "les sympathies de tous les braves gens que n'hypnotise pas le fantôme de l'hérésie", mais il ne sait trop que penser de la nouvelle direction que prend la carrière de l'abbé. D'un côté, il n'en est pas mécontent parce que Loisy est incontestablement "du très petit nombre de ceux avec lesquels nos adversaires savent qu'il faut compter", qu'il sera "plus mêlé à tout ce monde qui fait l'opinion scientifique" et qu'il la fera à son tour dans une large mesure et enfin parce que la réfutation "des erreurs critiques auront plus de poids en tombant du haut de (sa) chaire de l'École que dans les pages de la Revue du clergé 1185 . Mais d'un autre côté, il redoute que le savant ne l'emporte sur l'apologiste : "J'avoue que votre science me paraît plus redoutable que vos articles où vous teniez à rester prudent. Vous serez tenu à moins de réserve" 1186 . Mgr Mignot ne s'abusait donc pas tant que ne le pense Loisy dans ses Mémoires sur le caractère apologétique que pourraient avoir ses cours aux Hautes Études 1187 . Et cela l'inquiétait d'autant plus que Loisy l'informant de la réédition des Études bibliques 1188 lui disait :

‘C'est, pour longtemps et peut-être pour toujours, mon dernier acte de théologien. J'ai à pourvoir maintenant à ce qui peut me rester de carrière scientifique. Mon cours de la Sorbonne, sur les mythes babyloniens et les premiers chapitres de la Genèse, va paraître d'abord en articles, puis en volume ; l'an prochain je donnerai une étude sur les documents de la Genèse, et ainsi de suite, sans m'occuper des théologiens ni de l'Index. Si les théologiens et l'Index s'occupent de moi, ils y perdront leur temps et leur peine. S'ils ont un peu de sagesse, ils éviteront de me faire de la réclame par leurs condamnations 1189 .’
Notes
1168.

BLE, 1966, pp. 40-42. L'abbé Frémont à qui Mgr Mignot a lu cette lettre note dans son Journal : "La lettre de l'abbé Loisy est d'un ton goguenard qui me déplaît. Je crains que ces forts exégètes ne soient un peu sous le coup de l'orgueil. […] Je n'écrirais certainement pas sur ce ton en matière si grave", cité par A. Siegfried, L'abbé Frémont, t. 2, p. 249.

1169.

Joseph BRICOUT (1867-1930), prêtre, ancien élève de Loisy, secrétaire de Mgr d'Hulst, directeur de la Revue du Clergé Français à partir de 1898. Il le resta jusqu'à la disparition de la revue en 1920.

1170.

Sur cette série d'articles, voir E. Poulat, Histoire…, pp. 74-88.

1171.

Firmin, "La religion d'Israël", RCF, 15 oct. 1900, pp. 337-323.

1172.

E. Poulat, Histoire…, p. 84.

1173.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 31 octobre 1900, f° 127.

1174.

"Tout en regrettant profondément la manière d'agir du Cardinal, je reste persuadé que son entourage intellectuel est le vrai coupable" écrira-t-il encore le 26 décembre.

1175.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 4-11 novembre 1900.

1176.

Paul DESJARDINS (1859-1940), agrégé de philosophie, successivement professeur au Collège Stanislas, aux lycées Michelet et Condorcet, maître de conférences aux Écoles Normales de Sèvres et de Saint-Cloud. Fondateur de l'Union pour l'Action Morale (1892) qui devint en 1906 l'Union pour la Vérité, après la scission des antidreyfusards. D'abord proche des milieux du néo-christianisme, il s'en éloigna peu à peu tout en restant en contact avec eux. Ayant acheté l'abbaye de Pontigny (Yonne), il en fit un centre de rencontres internationales influent. Il était gendre de Gaston Paris, administrateur du Collège de France.

1177.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 11 novembre 1900, BLE, 1966, pp. 42-44.

1178.

Livraison du 1er novembre 1900.

1179.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 11 novembre 1900, BLE, 1966, pp. 42-44.

1180.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 13 novembre 1900, f° 128-129.

1181.

Mot barré.

1182.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 13 novembre 1900, f° 128-129.

1183.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy,26 décembre 1900, f° 130-131.

1184.

Mgr Mignot à M. Vigouroux, 28 décembre 1900.

1185.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 13 novembre 1900, f° 128-129.

1186.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy,26 décembre 1900, f° 130-131.

1187.

"Mgr Mignot… s'abusait un peu sur le caractère que pourrait avoir mon enseignement, où je ne pensais pas que l'apologie du catholicisme dût avoir sa place, et où j'estimais que "la réfutation des erreurs critiques" devait céder le pas au travail critique." Mémoires, II, 8.

1188.

Deuxième édition remaniée du livre de 1894.

1189.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 10 mars 1901, BLE, 1966, pp. 83-84.