1.2 Nouvelle lettre à Léon XIII (mai 1901).

Fin avril, Mgr Mignot apprend par M. Tavernier, journaliste à l'Univers, que le travail sur la Religion d'Israël de l'abbé Loisy a été dénoncé au Saint-Office. Il écrit aussitôt à ses relations romaines pour s'informer de la situation : à Mgr Duchesne, au P. Cormier, car il pense qu'une "condamnation de l'abbé Loisy ne manquerait pas d'atteindre le P. Lagrange" 1190 , au cardinal Mathieu enfin, car celui-ci s'était mis à sa disposition "pour le servir à Rome selon (son) petit pouvoir" 1191 .

Après avoir consulté "les gens susceptibles de savoir quelque chose", le directeur de l'École française lui répond : "Je suis revenu bredouille. Du moment qu'il s'agit du Saint-Office, il n'y a pas de fissures ; clôture hermétique". Mais "il est sûr que l'archevêque de Paris a saisi le Saint-Office, en novembre dernier" et il est difficile d'admettre que sa plainte n'ait pas été prise en considération.

‘Cela étant, il faut s'attendre à une solution aussi peu favorable que possible. Ce qu'on sait des dispositions non pas générales, mais présentes, de certains juges ne laisse prévoir aucune tendance à entrer dans les voies de la tolérance à l'égard des nouveautés bibliques. […] Le mieux pour saint Etienne est de compter que la grêle sera unanime.’ ‘Reste la forme. Il n'est pas impossible qu'on se borne à des avertissements en termes généraux ; la précision dans un document public pourrait paraître dangereuse. Mais il est possible aussi que certains articles soient condamnés expressément et même que le de cujus soit mandé pour s'entendre dire des choses désagréables. […]’ ‘Il faut prendre les gens comme ils sont et se rappeler qu'après avoir longuement étudié le problème des Trois Témoins, ils sont arrivés à la conclusion que vous savez. Croire après cela qu'ils laisseront passer le Pentateuque post-exilique, le Daniel du IIe siècle, le Second Isaïe, le Saint Jean nouvelle manière, ce serait, je crois s'exposer à des déconvenues 1192 .’

Le cardinal Mathieu répond prudemment qu'il est "absolument incompétent sur les questions d'exégèse et qu'il ne fait partie ni de l'Index ni du Saint-Office". Il ajoute, révélant par là à quel point un membre important de la hiérarchie ecclésiastique pouvait être éloigné du mouvement intellectuel : "J'ai peine à croire que M. Loisy ait découvert le mouvement de la terre. Ses théories sont-elles aussi certaines que celles de Galilée ? S'il est condamné, jettera-t-on encore son nom comme un reproche aux cardinaux dans 250 ans ?"

Il a cependant mené son enquête et les conclusions qu'il en tire sont plus optimistes que celles de Mgr Duchesne : "Ne me demandez ni détail ni nom propre. Je crois que pour le moment, il n'y a rien à craindre. Ne restez pas inactif. Ne serait-ce pas de bonne tactique que d'intéresser les Dominicains à la question puisqu'ils sont attaqués aussi" 1193 ? Cette lettre contenait également un billet du P. Lepidi 1194 demandant, pour pouvoir "agir en connaissance de cause" que Loisy lui envoie "ses écrits où se trouve son système sur la Bible, en (lui) signalant les passages incriminés" 1195 . Le cardinal Mathieu suggère à Mgr Mignot de se mettre lui-même en relation avec le P. Lepidi et même d'écrire au pape.

L'archevêque suit le conseil. En transmettant ces courriers à l'exégète, Mgr Mignot l'informe qu'il "met la dernière main à une longue lettre" 1196 au pape sur la question. Loisy manifeste quelque doute sur l'efficacité d'une intervention auprès du pape :

‘Si l'on en croit tout le monde, aucune bonne raison ne peut faire la lumière dans les esprits théologico-politico-ecclésiastiques de qui dépend la solution. Au milieu de la terreur universelle votre courage ressemble presque à de la témérité". […] Il va sans dire que je ne me permets en aucune façon de désapprouver votre lettre au Pape. Je trouve que vous agissez selon votre droit et remplissez même votre devoir, étant le seul prélat français qui puisse parler en connaissance de cause. Je désire seulement et vivement que votre démarche ne soit pas inutile 1197 .’

Mgr Mignot n'en écrit pas moins une longue lettre de neuf pages grand format datée du 14 mai 1198 toute entière orientée à convaincre Léon XIII que les conclusions auxquelles parvient la critique dans le domaine biblique n'ont pas de répercussions directes sur les questions dogmatiques et que par voie de conséquence une condamnation du travail de l'abbé Loisy serait non seulement inutile mais qu'elle ferait courir un réel danger à l'image et au développement de la science catholique auxquelles est attaché le Souverain pontife.

En effet, tous les exégètes catholiques "s'inspirent des prudentes et libérales directives" tracées par l'encyclique Providentissimus et travaillent en mettant en œuvre ses règles "sages et générales" qui les prémunissent "contre les interprétations d'une hardiesse gratuite". Forts du principe proclamé par le pape "que chaque science est indépendante dans sa sphère et suivant sa méthode propre", les plus hardis n'ont pas eu d'autre dessein que d'établir l'apologétique sur des bases plus solides. Le but de la critique catholique consiste essentiellement à

‘distinguer ce qu'il y a de vrai dans les affirmations de la critique indépendante, laisser tomber ce qu'il y avait de trop simple et d'anti-scientifique dans les systèmes exégétiques primitifs, établir la transcendance et la perpétuité de la tradition religieuse en en montrant le caractère surnaturel et divin. ’

Les critiques catholiques et l'abbé Loisy en particulier ne nient ni n'attaquent aucun dogme, mais ils pensent "avec raison qu'il est indispensable de prendre une attitude loyale devant la science" 1199 . Même s'il y a dans ses écrits "quelques affirmations encore conjecturales, quelques hypothèses auxquelles tous les critiques n'attachent pas la même valeur, quelques concessions qu'il juge nécessaire et qui ne le sont peut-être pas […] ces prétendus hardiesses ne touchent pas à l'interprétation doctrinale de la Bible ; elles visent non les conséquences dogmatiques des textes, mais seulement leur histoire, leur forme littéraire, leur valeur documentaire, la date de leur compositions". Si sur ces différents points les solutions qu'il propose sont erronées, l'avenir le dira bientôt, "car la contradiction ne tardera pas à venir des savants eux-mêmes sans qu'il soit nécessaire de recourir au Saint-Office".

Il serait donc tout à fait imprudent d'engager l'autorité doctrinale du Saint-Siège "sur des questions encore mal définies, imparfaitement élucidées". En effet une intervention du Saint-Office outre le fait qu'elle n'arrêterait pas le cours des recherches des "savants rationalistes ou indifférents" qui ne reconnaissent pas sa compétence, aurait deux conséquences graves pour la science catholique. A l'extérieur elle "serait atteinte dans son prestige et considérée - bien à tort - comme incapable d'indépendance et de sincérité", à l'intérieur "l'essor scientifique qui s'est produit dans notre clergé depuis quelques années et qu'une longue négligence avait rendu nécessaire serait aussitôt arrêté".

Mgr Mignot fait parvenir cette lettre au Souverain Pontife par l'intermédiaire du cardinal Mathieu et en transmet une copie à Loisy qui le remercie aussitôt pour sa "sollicitude" :

‘Je trouve que la lettre renferme tout ce qu'il faut, et bien plus qu'on en a jamais dit au Pape sur l'inutilité ou le danger des décisions touchant les matières en question. Nul autre prélat n'aurait pu assumer le rôle que vous prenez. Mais le Cardinal Meignan pouvait faire autrefois ce que vous faites maintenant, et il s'en gardait bien. Soyez persuadé, Monseigneur, que j'apprécie comme il convient cette différence d'attitude 1200 .’

Pas plus que pour son mémoire, l'archevêque ne reçoit de réponse à sa lettre. Mais comme Rome ne prend aucune mesure à l'encontre de l'abbé Loisy alors que l'abbé Turmel 1201 est inquiété en juin,Mgr Mignot en vient à penser que son intervention est pour quelque chose dans ce qui apparaît comme une accalmie : "Je le voudrais ! écrit-il à Loisy. Et, en tout cas, je suis prêt à recommencer, vous n'en doutez pas" 1202 .

A Rome la lettre de Mgr Mignot a été étudiée. L'abbé Loisy transcrit pour l'archevêque une lettre qu'il reçoit du P. Genocchi :

‘Le Pape a passé le manuscrit à quelques cardinaux pour voir ce qu'ils en pensaient. Un d'eux 1203 , voyant qu'il s'agissait d'Écriture sainte, m'a envoyé son secrétaire, avec le document, me priant de le lire, d'en faire un résumé et d'en porter un jugement. Il voulait aussi savoir si jamais, par hasard, j'avais entendu parler de cet abbé inconnu qui s'appelait Loisy. J'ai satisfait le louable désir de son Éminence, lui répondant par deux pièces : 1° une lettre privée sur la personne de cet abbé qui par hasard, était mon ami, et dont j'avais même entendu une leçon à la Sorbonne ; 2° un résumé de la longue lettre de Mgr Mignot, avec un court commentaire et certaines remarques que son Éminence aurait pu présenter telles qu'elles au Saint-Père. ’ ‘Avec tout cela, commente Loisy, je crois qu'on va laisser dormir pour longtemps la dénonciation du Card. Richard et de ses amis. […]’ ‘En tout cas, nous voyons bien maintenant comment la condamnation a été évitée et que ce résultat est dû principalement à votre lettre, subsidiairement à ceux qui l'ont appuyée et expliquée, comme a fait ce bon P. Genocchi 1204 . ’

Ces nouvelles sont donc plutôt rassurantes. L'archevêque souhaite cependant aller à Rome assez rapidement pour savoir à quoi s'en tenir exactement. Une fois de plus sa santé vient contrarier ses projets et il ne pourra aller à Rome pour sa première visite ad limina en tant qu'archevêque d'Albi qu'à la fin de l'année.

Notes
1190.

Mgr Mignot à l'abbé Birot, 3 mai 1901. La réponse du P. Cormier n'est pas conservée.

1191.

Lettre du cardinal Mathieu à Mgr Mignot, 25 janvier 1901, ADA 1D 5 01.

1192.

Mgr Duchesne à Mgr Mignot, 6 mai 1901, ADA, 1 D 5-02.

1193.

Lettre du cardinal Mathieu à Mgr Mignot, 8 mai 1901, ADA 1D 5 01.

1194.

Alberto LEPIDI (1838-1925), dominicain, professeur de philosophie à Louvain puis à Saint-Maximin. Après avoir été régent des études de la province de France (1868) puis de celle de Belgique (1872), il enseigna au Collège de la Minerve à Rome tout en étant consulteur du Saint-Office et de l'Index. Il eut dans ces fonctions une attitude plutôt modératrice. Il fut nommé maître du Sacré Palais en 1897.

1195.

BN, Naf 15659, f° 138

1196.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 12 mai 1901, f°136.

1197.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 13 mai 1901, BLE, 1966, pp. 85-88.

1198.

ADA, 1 D 15-05.

1199.

Dans ses Mémoires Loisy note : "Ici la pensée de l'archevêque était plus près de l'orthodoxie que celles des critiques dont il se constituait le défenseur ; car il était impossible que l'interprétation des dogmes ne fût pas modifiée de manière ou d'autre, par celle des textes bibliques. Mais, abstraction faite de ce détail, d'ailleurs important, la thèse tenait fort bien dans son ensemble. Son unique défaut - à moins que ce ne fût, dans la circonstance, un avantage - était, nonobstant sa réelle clarté, de n'être qu'à moitié intelligible pour des lecteurs complètement dépourvus d'esprit scientifique et critique", Mémoires, II, p. 36.

1200.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 16 mai 1901, BLE, 1996, pp. 88-90.

1201.

Joseph TURMEL (1859-1943), spécialiste de l'histoire des dogmes, professeur au grand séminaire de Rennes (1882), destitué en 1892 et nommé aumônier des Petites Sœurs des pauvres. Bien qu'ayant perdu la foi, il crut pouvoir rester dans l'Église et publia le résultat de ses travaux sous de nombreux pseudonymes en particulier dans la RHLR. Une carte retrouvée dans les papiers de l'abbé Lejay révéla la vérité et il fut excommunié en 1930. En 1901 Mgr Mignot intervint, à la demande de Loisy, auprès du cardinal de Rennes, Mgr Labouré, un condisciple de Saint-Sulpice, pour plaider la cause de Turmel.

1202.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 28 juillet 1901, f° 144-145.

1203.

Loisy pense qu'il s'agit du cardinal Satolli.

1204.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 1er novembre 1901, BLE, 1966, pp. 101-103.