En vue de cette visite, il a fait préparer par l'abbé Birot un mémoire sur l'état du diocèse d'Albi, à l'intention du cardinal Rampolla. La dernière partie est consacrée à l'état intellectuel du clergé. C'est en fait une nouvelle occasion pour l'archevêque de plaider pour les "hommes d'étude dévoués à l'Église" qui se consacrent à trouver une voie moyenne entre les "excès de la routine et les excès de l'indépendance".
Il estime que leurs efforts seront paralysés si le Saint-Siège ne prend pas "en considération leurs travaux, leurs désirs, leurs vœux ; et surtout, si (il) ne les affranchit pas de cette fatale suspicion qui les poursuit, par suite du zèle aveugle de quelques esprits étroits ; il suffit qu'un homme se distingue par sa supériorité intellectuelle ou son exceptionnelle compétence scientifique, pour qu'il soit aussitôt déclaré suspect par ceux qui n'ont aucune notion des questions qu'ils soulèvent" 1205 .
L'expérience ne montre-t-elle pas que la foi catholique n'a rien à redouter du développement scientifique ? Dans le passé toutes les découvertes que l'on a pu craindre, "ont tourné à sa gloire, au contraire, le scandale est grand, lorsque le monde voit les représentants de la religion tenir en défiance les lumières de la science" 1206 . Il conviendrait donc que les savants qui travaillent pour l'Église "sachent bien qu'au lieu d'avoir à redouter que leurs intentions soient travesties et méconnues, ils trouveront auprès du Siège apostolique, conformément à ses glorieuses traditions, la sauvegarde de leur indépendance et de leur dignité, et le plus ferme appui pour leurs efforts" 1207 .
Ce plaidoyer général a pour finalité directe d'évoquer, sans le citer nommément, l'abbé Loisy et d'appeler l'attention du Secrétaire d'État sur les inconvénients d'une condamnation même, - "ce qui est loin d'être établi" -, si quelques erreurs de détail se sont glissées dans son enseignement.
‘Ne vaut-il pas mieux, […] laisser à la libre discussion des écoles le soin de tout ramener au vrai point, plutôt que d'intervenir par des décisions d'autorité qui risquent d'être prématurées et même de manquer leur but, en des matières encore obscures, et de sacrifier ainsi un docteur éminent, respecté par nos adversaires eux-mêmes ? J'ai la joie de constater que ces raisons semblent avoir prévalu jusqu'à ce jour. La confiance que m'inspire la sagesse de Votre Éminence me fait espérer qu'elles continueront à prévaloir contre des instances que je crois peu éclairées chez ceux qui les font, et que je crains peu généreuses chez ceux qui les inspirent 1208 ’Mgr Mignot insiste sur un argument qui lui tient à cœur à savoir que la suspicion systématique qui pèse sur les érudits est la cause majeure, pour le plus grand détriment de l'Église, de "l'esprit de routine et d'ignorance" qui sévit dans la masse du clergé :
‘La science paraît inutile puisque ceux qui s'y livrent sont suspects ; toute tentative de réforme est tenue pour dangereuse, puisque ceux qui les tentent sont combattus et critiqués, et partant, considérés comme des ennemis de Rome et des fauteurs d'indiscipline. Il n'y a donc qu'à laisser faire et à laisser-aller ; les plus sages sont ceux qui ne s'inquiètent ni des travaux intellectuels ni de conquêtes spirituelles. C'est ainsi que s'entretient une fâcheuse tendance à l'inertie, et que le découragement envahit les meilleurs, à une époque où toutes les forces vives de l'Église devraient être tournées contre ses ennemis 1209 .’Il importe donc de soutenir énergiquement ceux qui cherchent à marcher "in vias medias également fidèles à la soumission qu'ils doivent à l'autorité apostolique, et désireux de garder à l'Église le premier rang dans le mouvement scientifique". N'est-ce pas Léon XIII lui même qui disait à Mgr d'Hulst en 1892 : "Il y a des esprits inquiets et chagrins qui pressent les congrégations romaines de se prononcer sur des questions encore douteuses. Je m'y oppose, je les arrête, car il ne faut pas empêcher les savants de travailler. Il faut leur laisser le loisir d'hésiter et même d'errer. La vérité religieuse ne peut qu'y gagner. L'Église arrive toujours à temps pour les remettre dans le droit chemin".
L'archevêque arrive à Rome le 17 décembre. Il y retrouve le baron von Hügel qui a préparé avec l'aide du P. Gismondi la "liste des principaux personnages à voir" 1210 .
Il rencontre donc chez le baron ou rend visite à tout ce que Rome compte d'hommes influents. Il est heureusement surpris d'en trouver plusieurs assez ouverts sur la question biblique. Le P. Esser, secrétaire de l'Index lui a "tout à fait franchement parlé en faveur des études biblico-critiques et avec un plein antagonisme à toute tentative de condamnation ou restriction". Le P. Frühwirth, Maître général des dominicains, bien que plus réservé, est "très désireux d'empêcher les échecs […], se déclarant très anxieux d'encourager et de protéger de telles études parmi les siens et de faire tout ce qu'il pouvait" en faveur de l'abbé Loisy . Le P. David Fleming, plus libre maintenant qu'il est supérieur général des franciscains, l'assure qu'il estime beaucoup l'exégète français. Il a également une longue entrevue avec le P. Lepidi. Il s'emploie à faire tomber les deux objections que le Maître du Sacré Palais fait au travail de Loisy. Nulle part celui-ci ne prétend que les Israélites ont cru "que les divinités étrangères étaient égales à Yahvé" ; jamais il n'a nié à propos du surnaturel et de la révélation "qu'il n'y ait là un centre et un noyau mystérieux, au dessus de la puissance et de l'analyse de l'homme", même si "l'on croit pouvoir constater du relatif et des progrès dans la forme de son appréhension par nous autres humains". Le P. Lepidi assure Mgr Mignot que ce n'est pas Rome "qui s'est mis en mouvement" contre Loisy mais que beaucoup de pression s'exerçait sur le pape depuis la France. Mgr Mignot en a confirmation, car il trouve dans la chambre qu'il occupe à la Procure de Saint-Sulpice, le texte d'une dénonciation de l'abbé Loisy que le cardinal Richard a oubliée par mégarde dans le tiroir du bureau.
Bien que l'archevêque sache "qu'avec ce monde officiel de par ici, l'on ne sait au fond jamais pour sûr où on en est", - le silence du cardinal Rampolla sur la dernière partie de son mémoire en est une manifestation évidente -, toutes les visites lui laissent une impression plutôt favorable. Seule celle qu'il a eue avec le cardinal Satolli 1211 l'inquiète un peu. C'est un personnage important de la Curie qu'il ne manque pas de voir quand il va à Rome. Ainsi en 1900, il s'était employé à le convaincre de s'opposer au mouvement de réaction qui semblait s'amorcer :
‘Vous ai-je dit, avait-il alors écrit à Loisy, que j'avais vu le C. Satolli ? Je lui ai dit nettement ce que je pensais ; je l'ai supplié de s'opposer à la marée montante de réaction qui menace de nous inonder ; je lui ai dit qu'il était souverainement injuste de s'attaquer aux défenseurs de la foi, sous prétexte que leurs idées sont téméraires, de semer sous leur pas la défiance, de les faire passer pour de mauvais catholiques ; j'ai ajouté que l'on aurait grand tort d'établir, comme les juifs de Tibériade une Massore nouvelle ; qu'il faut ouvrir les bras au monde qui ne pense pas comme nous - mais qui pense - au lieu de lui fermer la porte. Le Cardinal m'a promis de faire ce qu'il pourrait... Que pourra-t-il - que voudra-t-il ? 1212 ’Comme on prétend qu'il a pris beaucoup d'influence sur le pape et que celui-ci tranche de plus en plus d'affaires sans en référer aux cardinaux qu'elles concernent, l'archevêque craint qu'il ne fasse prendre au pape une décision fâcheuse sur la question biblique. Toutefois il rentre rassuré et il le dit à Loisy : "En somme je suis content des démarches que j'ai faites. […] Il y a donc lieu d'être un peu tranquille. Il y a des détails que je ne pourrais vous donner que de vive voix" 1213 .
Rapport confidentiel au cardinal Rampolla, 8 décembre 1901, f° 11, ADA, 1 D 5-14.
Idem, f° 11-12.
Idem, f° 12-13.
Idem, f° 13.
Idem, f° 14.
Lettre à l'abbé Loisy, BN, Naf, 15655, f° 497-498. Sauf indications contraires, les citations qui suivent proviennent de cette lettre.
Francesco SATOLLI (1839-1910), professeur de théologie dogmatique à la Propagande, premier délégué apostolique du Pape aux USA (1892). Créé cardinal en 1895 il fut nommé préfet de la Congrégation des études en 1897.
Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 22 janvier 1900, [f°124-125].
Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 6 janv. 1902, f ° 152.