2.1 La découverte de Loisy

Parallèlement à son cours sur les paraboles, Loisy poursuit son travail sur les synoptiques. En mai il fait part à Mgr Mignot d'une "petite découverte" en vérité capitale, car il pense tenir là un argument solide contre les thèses de la critique protestante concernant la conscience filiale du Christ. Cette découverte porte sur le rapport entre Matthieu 11, 25-30 et le cantique final de l'Ecclésiastique 51 qui utilisent tous les deux la métaphore du joug. Son texte mérite d'être cité, car c'est la seule fois où il s'explique longuement auprès de l'archevêque sur sa méthode et l'état de sa réflexion.

‘Strauss 1223 avait jadis signalé le rapport […] assez frappant. Strauss, naturellement, concluait à l'inauthenticité du passage évangélique, et il n'y a pas trop lieu de l'en blâmer. Comme on a maintenant le texte hébreu de Eccl, 51, j'ai eu l'idée d'y aller voir, et qu'est-ce que j'ai trouvé ? Le fardeau avec le joug dans le même verset. L'interprète grec avait traduit massâ' par , substituant le mot propre à l'image. Strauss avait plus raison qu'il ne croyait. La prière de Jésus-Sira a été interprétée en prière de Jésus-Christ. Mais ce n'est pas tout. Jésus prend la place que tient la Sagesse dans le cantique, et ce n'est pas sans cause que les bons interprètes, même Holtzmann, trouvent dans le passage un avant goût de Jean. Je crois bien. C'est plus près de Jean que de l'Évangile historique. Et le passage sur lequel se fondaient ces critiques distingués, Holtzmann et Harnack, pour établir que la conscience filiale avait précédé chez le Sauveur la conscience messianique ne peut plus servir à prouver leur thèse. Vous voyez, Monseigneur, si j'ai de la chance avec mes découvertes. Je trouve le contraire de ce qu'il faudrait pour mon avancement. Songez que le morceau en question se lit dans Matthieu et aussi, pour la majeure partie, dans Luc X. On s'y fiait à cause de cela, et voilà que la source commune des discours contient des éléments de basse époque. Cela ne m'étonne pas du tout, et je crois que les rédacteurs des Évangiles ont travaillé sur des sources qui avaient fait boule de neige. Mais, qu'en penserait le Card. Richard ? Détail qui vous intéressera encore : le bon Luc, voyant le Confiteor tibi, a cru devoir attribuer l'inspiration au Sauveur lui-même 1224 , comme il a fait pour Élisabeth et le Magnificat, Zacharie et le Benedictus, Siméon et le Nunc dimittis. Ce Confiteor ne pouvait venir que du Saint-Esprit. Il y aura des choses curieuses dans mon commentaire 1225 .’

Mgr Mignot trouve "intéressante" l'hypothèse de Loisy mais il l'invite à la prudence. S'il peut la signaler dans son livre il devra se "garer d'en tirer certaines conclusions sur la conscience filiale ou messianique !" 1226 La réserve de l'archevêque s'explique par le fait qu'il s'est entretenu de l'hypothèse de Loisy avec Dillon, de passage à Albi et que celui-ci, s'appuyant sur l'opinion de Bickell, tient le manuscrit hébreu de l'Ecclésiastique pour un faux composé au XIXe siècle par "un très habile Juif". Il est ébranlé par le fait que Dillon paraît "conquis par les preuves irrésistibles de son ancien maître" et il se demande comment un savant comme Bickell peut arriver "à des conclusions si étrangement radicales".

Loisy répond que "Bickell, qui avait […] reconstitué en partie l'hébreu de l'Ecclésiastique a été un peu désappointé qu'on ne retrouvât pas son texte" dans les fragments du Caire "qui ne sont pas un faux, mais un texte altéré, retouché, refait par partie". L'important de son point de vue c'est que l'auteur évangélique procède de l'Ecclésiastique hébreu ou araméen, non du grec. Il imagine donc que "le premier auteur du passage entier était un prophète chrétien, qui a composé son psaume, d'après l'Ecclésiastique, au nom de Jésus Sagesse révélée du Père". Le fait n'a de conséquence que pour la critique des Évangiles, car "au point de vue catholique, il ne nous gêne pas plus que ce qui était déjà connu".

‘Mais, poursuit Loisy, j'ai bien l'intention de dévisser Harnack, en montrant que sa théorie de la connaissance du Dieu Père, essence du christianisme et fondement de la conscience messianique, ne repose sur rien du tout. L'essence du christianisme, d'après l'Évangile, ne peut-être que l'idée du royaume et l'idée du royaume ce n'est pas la foi au Père, c'est l'espérance prochaine de la justice et du bonheur parfait. Quant à la conscience filiale je ne vois pas qu'elle signifie autre choses que la conscience messianique. Mais la connaissance du Dieu Père ne constitue pas le caractère unique de cette filiation dans le Christ ; Jésus, dans son enseignement authentique, ne prétend pas révéler le Dieu Père ni l'avoir connu le premier ; ce qui le fait Fils en un sens qui n'est vrai que de lui, c'est sa mission. Il me paraît donc que le christianisme individualiste de Harnack est tout autre chose que l'essence de l'Évangile. L'essence du christianisme est une espérance collective, non une expérience intime interne et personnelle ; et le Christ historique n'est pas le propulseur de cette expérience, il est le garant de la grande espérance et l'agent de sa réalisation. Son rôle est social, virtuellement universel, catholique comme le royaume. Voila ce que je vais dire d'abord dans la Revue critique en annonçant la traduction française de Harnack, qui vient de paraître 1227 . Peut-être reprendrai-je ensuite ma démonstration plus en grand, sans me poser d'ailleurs en champion du catholicisme. Je me placerai sur le terrain de l'histoire, où Harnack ne s'est pas mis en réalité 1228 .’

Pour cette réfutation Loisy dispose de matériaux tout prêts dans le manuscrit de l'ouvrage sur lequel il avait travaillé à Neuilly et qu'il avait présenté à l'évêque de Fréjus comme son "catéchisme de persévérance préparé par la lecture de Newman et de Harnack" 1229 . En août, son travail achevé, il demande à l'archevêque de lire le manuscrit de L'Évangile et l'Église. Mgr Mignot accepte même s'il estime qu'il vaudrait "mieux ajourner à l'année prochaine l'étude sur Harnack" 1230 .

Notes
1223.

David-Frédéric STRAUSS (1808-1874), professeur à l'Université de Tübingen, publia en 1835 une Vie de Jésus, rééditée et augmentée en 1864.

1224.

Lc, 10, 21 : "A cette heure même, il tressaillit de joie sous l'action de l'Esprit-Saint", cf. Lc 1, 41, 61.

1225.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 4 mai 1902 BLE, 1966, pp. 108-110.

1226.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 9 mai 1902, f° 158-159.

1227.

Revue critique, septembre 1902, pp. 221-224.

1228.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 11 mai 1902, BLE, 1966, pp. 110-112.

1229.

"Mon catéchisme va se résoudre en une étude sur l'histoire des dogmes, où j'ai l'intention de comparer la notion théologique de Newman avec la conception historique de Harnack, subsidiairement avec la conception évolutionniste de Sabatier, de compléter la notion orthodoxe par les autres et de traiter, chemin faisant, bien des questions intéressantes, sans entrer pourtant dans les détails de l'histoire", l'abbé Loisy à Mgr Mignot, 10 mai 1897, BLE, 1968, pp. 261-263

1230.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy,19 août 1902, f° 160-161.